La Couronne de Cuivre

Quittant la campagne, Galathée et Taliesin gagnèrent donc le chemin de terre qui menait à la ferme. Ils furent rapidement accompagnés par un chien enthousiaste, puis des cris d'enfants retentirent.
" Ils sont là ! Ils sont là !"
Ils débouchèrent dans la cour où les attendaient la famille Merlu au grand complet, ainsi que Guéric, et évidemment les deux garçons.

Comme il l'avait anticipé, il fut balayé par une vague d'émotion qu'il eut bien du mal à contenir. Il demeura quelques instants en selle, observant la petite assemblée avec un regard embué, la gorge serrée et un sourire incertain aux lèvres. Puis il se ressaisit et mit pied à terre, peut-être un peu plus maladroitement qu'à l'accoutumée.
-Il se passe quelque chose de particulier ? demanda-t-il d'un ton badin, comme s'il rentrait juste d'une petite promenade à cheval.

" Voyons, mais rien du tout !" s'exclama Guéric en faisant le premier pas vers lui.
Ce fut comme un signal. Tandis que Galathée emmenait les chevaux vers l'écurie, Jehan sur les talons, les autres se pressaient autour de lui. Baptiste vint l'étreindre, Victor se montra moins chaleureux mais le barde savait que c'était son style de jouer les durs. Guillhem lui serra la main, les petits Merlus se mirent à piailler sans vraiment lui poser de questions.
" Bienvenue, dit le fermier. Les enfants espéraient des vacances plus longues, mais je suis bien heureux qu'il n'en ait rien été.
— Est-ce qu'il y avait des cafards dans ton matelas ? demanda Mathieu. Victor dit qu'il y avait des cafards gros comme des oranges !
— Tu as quand même maigri, fit Baptiste en tirant sur sa chemise. Galathée dit que non, mais moi je vois bien que oui.
— Tu ne peux pas commencer à imaginer tout ce qu'on va manger de bon ce soir !" s'exclama Victor.

-Cela fait plusieurs jours que je me réserve pour se banquet, répondit-il d'un ton léger mais d'une voix un peu rauque.
Il ne savait plus où donner de la tête. Surtout, il n'en menait vraiment pas large et garder contenance n'avait rien de simple.
-Je suis vraiment heureux de vous retrouver tous, reprit-il un peu plus fort. Et tu peux être rassuré, Guilhem : j'ai eu le temps de préparer mes cours, hier soir, et... Je crois que j'ai encore le temps de les dispenser.

Les enfants poussèrent des cris d'oiseaux et s'éparpillèrent en tous sens, les uns vers la maison, les autres vers le jardin, les derniers vers la grange. En quelques secondes, ils se retrouvèrent entre adultes dans la cour : Guéric, Guillhem et le barde. Valaellyn et Constance sortirent alors du bâtiment, en grande conversation, et les rejoignirent. Les deux femmes étreignirent tour à tour l'elfe, souriantes. Valaellyn était un peu émue, mais elle garda sa contenance. Galathée ne tarda pas à reparaître et Guillhem les invita à rentrer à l'intérieur. La salle à manger avait été décorée d'une grande banderole fait maison sur laquelle était inscrit : "BiEnveNuE TALiEsin", dans au moins quatre écritures différentes.

Il avait rendu leur étreinte aux deux jeunes femmes, les remerciant au passage, d'un ton toujours mal assuré, pour leurs témoignages lors du procès. Il avait aussi donné une chaleureuse accolade à Guilhem et à Gueric avant de suivre tout le monde à l'intérieur, où la banderole ne manqua pas de le toucher profondément.
-Hum, je sais qu'il est encore très tôt mais... S'il y avait quelque chose de fort à boire... demanda-t-il, embarrassé. Juste un fond, bien sûr : je ne vais pas m'enivrer tout de suite.
Mais il avait vraiment besoin d'un petit remontant s'il voulait garder un semblant d'aplomb.

" Mais pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ?" demanda Guéric en s'asseyant à côté de lui.
Guillhem avait déjà ouvert le buffet et en sortit une bouteille de poire.
" Il a mangé, il survivra." dit Galathée quand le fermier l'interrogea du regard.
Taliesin reçut donc son fond d'eau-de-vie, aussi forte et goûteuse qu'une veille plus tôt.
" Bon, mais avec ça, tous les marmitons ont fui... Il va falloir les rassembler." fit le fermier.

Il avait bu son doigt d'alcool d'une traite et... cela lui avait fait du bien.
-C'est un défi que je me pense capable de relever, fit-il, souriant. Mais avant, je crois que je m'offrirai quelques bouffées de tabac et encore avant...
Il se tourna vers Galathée.
-Des jumeaux à embrasser, s'ils sont déjà rentrés de Luménis.

Galathée se tourna vers Guillhem qui sourit.
" C'est la sieste. Je pense qu'il faudra que vous patientiez l'un et l'autre, sauf si vous êtes capable de gravir les escaliers sur le bout des orteils. En tout cas, je pense que Mathilde refusera de les endormir une deuxième fois... donc c'est à vos risques et périls !
— C'est pas grave, on va fumer dans ce cas ! lança Guéric en attrapant Taliesin par la manche.
— Je vais rassembler les enfants." dit Galathée avec le sourire.

-Très bien, fit-il en se levant.
De la poire, du tabac, un banquet en perspective et, surtout, sa famille et ses amis : pour un peu, il se serait cru au paradis.
Et sans doute y était-il, quoiqu'il s'agisse d'un paradis terrestre.
-A tout de suite, dit-il à l'intention du fermier, de la prêtresse et du capitaine.
Il avait envie de discuter avec chacun d'entre eux mais ne s'inquiétait guère : il en aurait largement l'occasion, d'autant que la journée était loin d'être terminée.

Il se retrouva donc dans le jardin, assis sur un banc, avec Guéric à ses côtés. Le gnome soupira d'aise.
" Tourteau, je suis bien content que tu sois de retour ! J'ai perdu la main avec les marmots. Ils sont sympas, mais quel boulot... Avec tous les grands à Luménis, c'est rudement... solide, le boulot à la ferme. Enfin, Guillhem a l'air content d'embaucher des saisonniers... Maintenant, je te jure, chaque fois que je mangerai une carotte, je songerai au type qui a sué pour la faire pousser. Mais je parle, je parle... Allume donc cette pipe. Et raconte-moi. C'était comment ?"

-C'était rude, avoua-t-il. Bien sûr, les Luméniens traitent très bien leurs prisonniers, au point que nombre d’États devraient en prendre de la graine, et tout cela a somme toute été très bref. Mais entre les réminiscences liées à mes précédentes incarcérations, le fait de devoir replonger en permanence dans de très mauvais souvenirs, l'isolement, la petite part d'incertitude demeurant quant à l'issue du procès... Ça n'a vraiment pas été évident.
Il sourit.
-Mais ça c'est encore mieux terminé que prévu et tout est donc pour le mieux. Tellement, en fait, que j'ai un peu peur de me réveiller subitement dans ma cellule et de réaliser que ça n'était qu'un beau rêve !

" Bah, tu sais bien qu'on t'aurait fait évader, s'il y avait eu le moindre souci ! s'exclama le halfelin. Mais je comprends... J'ai sûrement connu moins de geôles sordides que toi, mais le peu dont j'ai fait l'expérience m'a vacciné ! Cela dit, c'est pour ça que tu devrais apprendre à chipoter quelques serrures... Ce n'est jamais perdu."

-C'est vrai. Mais j'ai bien l'intention de ne plus jamais me retrouver dans une situation pouvant m'obliger à user d'un rossignol : cela veut dire plus d'incarcération, plus de capture... Mais comme il y a des chances pour qu'au moins un des enfants, à cause de notre mauvais exemple, décide de se lancer à l'aventure, savoir le faire pourrait m'aider à lui sauver la mise...
Il se fit plus sérieux.
-En tout cas, merci d'être resté ici en mon absence, Guéric. C'était vraiment gentil de ta part.

" C'est bien normal. Et puis j'ai été mandaté spécialement, tout ça, je ne pouvais pas refuser ! Cela dit, je ne troquerais pas tes champs contre ma mer, sois-en sûr. Il ne me manquerait plus qu'une salopette pour avoir l'air d'un petit halfelin champêtre, poils sur les pieds et brin de blé en bouche. Pouah ! Rien que d'y penser, j'en frémis !"
Il sourit doucement.
" Mais je suis heureux que tu aies désormais le droit de laisser toutes ces vieilles casseroles derrière toi pour aller de l'avant. Même si l'avant se limite à un carré de luzerne."

-C'est vrai que dans l'immédiat, je n'imagine pas me lancer dans quoi que ce soit d'un tant soit peu aventureux. Mais qui sait, quand je serais remis, quand j'aurai assimilé tout ce qui s'est produit...
Il exhala un nuage de fumée bleutée.
-Et puis, avec Galathée, nous envisageons un petit voyage dans pas trop longtemps... Elle a décliné Maztica mais est prête à accepter Antelucas, quoiqu'elle aurait préféré Vallonsec.

" Antelucas ?! Je te reconnais bien là, petit dévergondé ! C'est sûr que la bonne chère, les jolies femmes, les plages de sable blond, les mélanges de spiritueux aux fruits exotiques... Mmm... Je connais des tas de bonnes adresses, je te les filerai. Ça ne m'étonne pas non plus que Galathée soit semi-convaincue. Vous êtes mignons, mais vous n'êtes pas très bien assortis, vu de l'extérieur... Sans vouloir te vexer."

Il secoua la tête.
-Je n'irai certainement pas là-bas pour la gente féminine : depuis que je suis en couple, toutes les autres femmes sont invisibles ! Et je suis certain que tenir l'un des jumeaux dans les bras suffirait à m'épargner les attentions malvenues... Mais je pense qu'Antelucas mérite d'être visitée au moins une fois : outre tout ce que tu as mentionné, l'architecture, les œuvres d'art, ça doit valoir le coup d’œil.
Il jeta un regard autour de lui.
-Bon, je dis ça mais, en même temps, pour l'heure, je n'imagine pas plus bel endroit que celui-ci. Surtout avec tous ceux qui s'y trouvent.

" Je me méfierais... Des tas de femmes sont tout à fait séduites par les petits bébés joufflus et leurs charmants pères... Surtout toi ! Tu es une espèce de... charme à deux jambes. Il faudra que Galathée te défende comme si tu étais un trésor... La pauvre."
Il rit doucement.
" Mais je comprends. Nous avons tous besoin de calme, après tous les événements de l'année écoulée. Il me faudra bien encore six mois pour me remettre... A cause de ça, j'ai même manqué la guerre !"

-C'est sans doute égoïste de ma part mais je suis plutôt heureux que tu n'aies pas participé à ce conflit : j'aurais été fort inquiet de te savoir au milieu des combats... Mais allez, tu peux te consoler en te disant que ton chef ne manquera pas de te confier avant longtemps de palpitantes missions...
Il tira une nouvelle bouffée sur sa pipe.
-D'ailleurs... Des projets pour les veilles et les mois à venir ?

" Je ne sais pas. Franchement, ça dépend de comment les choses se tassent... de la manière dont les rapports vont se redéfinir entre Mélandis et Luménis et Manost... J'aimerais bien retourner à Mélandis, continuer mon travail d'exfiltration... En même temps, avec la problématique des prisonniers de guerre, je ne sais pas bien comment les choses vont se passer... Si Luménis parvient à échanger une partie de ses prisonniers contre une partie des leurs... Je n'en ai aucune idée. En fonction de ça, la Liberté retournera par là ou pas, je suppose... Sauf si les choses se bougent subitement à l'échelon supérieur... Je n'en sais rien. J'ai bien l'intention de cuisiner Kerun dès que je le vois, mais je crois qu'on l'a un peu... ramené dans le droit chemin des problématiques locales. Serai-je clandestin ou force officielle de la lumière, voilà la question !"

-Du moment que tu perpétues l'esprit, les exploits et le caractère increvable du Duo de Choc...
Il sourit à nouveau.
-Quoi qu'il advienne, je te souhaite autant d'actions héroïques, utiles et palpitantes que tu souhaiteras en vivre. J'en connais qui seront ravis de t'entendre leur en faire le récit.

" Tu oublies toujours que je suis un jeunot, Taliesin. Toi, avec ton siècle, évidemment que tu es blasé, fatigué, prêt à mettre la charrue avant l'aventure ! Mais moi... Je viens tout juste de commencer. Et maintenant que je connais un barde, je sais que mes exploits entreront dans la légende ! Enfin... Pour ça, il faudra que j'en sois digne. Mais comme tu seras ici à filer la laine et à te languir de moi pendant que je vagabonde, je pourrai te raconter n'importe quoi et tu seras bien forcé de me croire sur parole !"

-Dans tes rêves, mon vieux ! D'abord, je ne mets en prose ou en vers que des récits authentiques, déontologie professionnelle oblige. Ensuite, comme je compte bien reprendre mon travail histoire de mettre un peu de beurre dans les épinards, la fréquentation des tavernes me permettra d'entendre les dernières rumeurs et donc de savoir si tu essaies de me mener en bateau...
Nouveau nuage de fumée.
-Sinon, je crois que tu as une fausse image de moi. Avant que je débarque dans cette partie du monde, il y a... allez, quatre ans, j'étais juste un très jeune barde itinérant avec fort peu d'aventures ou de péripéties à son actif. Alors pour l'instant, c'est sûr que je suis las et usé, mais qui sait si l'énergie de la jeunesse ne finira pas par reprendre le dessus ? Plus modérément qu'avant, certes, mais...

" Taliesin, arrête... Même si tu es encore un jeune elfe à 100 ans... tu les as quand même vécus, ces cent années, et elles ont duré, chacune, le même nombre de jours que les miennes. Un elfe de chez les elfes aurait passé quatre-vingt de ces cent années à méditer sur le sens de la vie, mais toi ?! Tu as vécu toutes ces années comme un humain. Donc tu as beau être un jeune elfe, tu es aussi un homme fait, avec mille aventures à son actif. Mais soit. Ne crois pas les rumeurs dans les tavernes : même quand les halfelins sont les héros du récit, on n'entend parler que du beau rôdeur ténébreux, du vieux mage puissant, de la belle amazone, du nain bourru ou de l'archer elfe. C'est comme ça dans toutes les histoires. Même si j'étais le sauveur du monde, on parviendrait encore à raconter que c'est mon coéquipier débile qui a tout fait. C'est d'ailleurs pour ça que je force Constance à recruter un équipage de bras cassés."

-Bizarrement, je ne suis pas certain qu'elle va se laisser faire. Mais n'aies crainte : tes exploits ne seront pas passés sous silence ou attribués à quelqu'un d'autre. Je les retranscrirai fidèlement, te rendant l'hommage que tu mérites. Souviens-toi de mes récits de l'épisode mersantais ! Souviens-toi de l'hymne que je t'ai composé !
C'était étrange de badiner ainsi joyeusement. Très étrange, même.

" Mais tu ne seras pas là ! Et tu refuses de te fier à ma parole ! Or, dans les tavernes, le récit aura déjà été transformé ! Tu ne peux même pas demander à Constance d'être ton témoin : elle va faire exprès de minimiser mes exploits pour que mon salaire reste raisonnable. Et pour mon ego, sans doute aussi. Pfff, je te jure. Je suis condamné à être un figurant."
Puis son regard s'éclaira.
" Mais je sais ! Je vais embaucher Victor ! Il est complètement corruptible !"

-Si tu penses que je vais te laisser le pousser sur la voie immorale de la corruption, tu te mets le doigt dans l’œil jusqu'au coude, Guéric ! Mais allez, je le connais : il composera pour toi par pure gentillesse, sans rien réclamer en retour. Et comme je suis bonne pâte, je lui donnerai des cours... D'autant qu'à présent, plus rien ne m'empêche de commencer à le former, s'il a vraiment envie de devenir barde. Et ça a l'air d'être le cas...
Il se fit songeur.
-Comment ça s'est passé pour lui ? Et pour Baptiste ?

" Ils ne sont pas restés bien longtemps, tu sais... comme tu n'es pas parti bien longtemps, toi non plus. Mais pendant ces quelques jours... Et bien, ils étaient très fâchés que tu sois parti en catimini, sans dire au revoir à personne, mais comme ça affectait Galathée, ils ont pris sur eux. Après, Victor était pareil à lui-même. Je pense qu'il a appris à vivre avec un certain taux d'anxiété, sans que cela ne perturbe ses activités... Je veux dire... Il a dû rentrer alors que tu partais pour Mélandis, alors que Galathée était toujours disparue... Non, ce petit gars est solide et optimiste, tu peux me croire. Il a une foi en l'avenir qui ferait rougir un Lathandrite. Baptiste, par contre, était manifestement perturbé. Mais Galathée et Guillhem l'ont pris en charge en lui trouvant des choses à faire. Il était heureux d'aller à Luménis, tu peux me croire. Galathée lui a promis qu'il pourrait voir Kerun, je pense, et ça l'a tranquillisé. Il ne fait pas confiance à grand chose, en ce moment, ce qui est compréhensible je suppose..."

-J'espère que ce dénouement heureux et la stabilité qui va s'en suivre l'aideront à redevenir un peu plus confiant... murmura le barde.
Il garda le silence quelques instants, pensif.
-Je n'aurais pas cru que mon départ discret leur déplairait à ce point. Nous nous étions dit au revoir la veille au soir et j'ai voulu éviter une séparation plus... douloureuse, sans compter que je me voyais mal réveiller tout le monde...
Il soupira. Puis sourit.
-Il faudra que je passe un peu de temps avec eux aujourd'hui.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins