La Couronne de Cuivre

" Honnêtement, je dois vous avouer que l'explication centaure me paraissait la plus logique... Personne dans cette Vallée n'a intérêt à ce que les vieilles querelles entre elfes et humains ne resurgissent et il n'y a eu, à ma connaissance, aucune tension pendant le séjour de la princesse. Elle était très satisfaite du résultat de son ambassade, le traité était plus solide que jamais... Je ne comprends pas ce qui a pu se passer... ou qui a pu faire une chose pareille... Je ne vois pas à qui profite le crime, en somme."

-Pour Wilmarin, la seule exception à ces événements sinon incompréhensibles est que quelqu'un souhaite qu'une guerre éclate. Qui ? Mystère. S'il ne s'agit pas de quelqu'un originaire de la vallée, il pourrait s'agir de personnes se cachant en son sein ou à proximité. Je n'oublie pas, par exemple, que mon amie a été enlevée par un groupe de cavaliers à l'orée des bois de l'ouest, le long de la route. J'ai même toujours pensé que les deux affaires pouvaient être liées.

" Si le but est de déclarer une guerre entre elfes et humains, alors la disparition de ton amie n'a rien à voir... On aurait dû la retrouver criblée de flèches elfiques..." dit Dothiel.
Son frère acquiesça.
" Mais dans ce cas... Pourquoi faire porter le chapeau aux centaures ? Surtout si les cadavres portaient clairement des marques qui indiquaient que les elfes s'étaient entretués ?"

-Peut-être les coupables n'ont ils rien fait pour désigner les centaures : après tout, tout le monde dans la vallée pensait qu'il finirait forcément par y avoir du grabuge à cause d'eux et, dès lors, il n'est guère surprenant que les premiers a avoir découvert les cadavres les aient d'emblée suspectés. Quant aux autorités... Ils constituaient des boucs émissaires bien pratiques, dans la mesure où on pouvait immédiatement les accuser, s'épargnant une enquête longue et difficile dont le terme n'aurait sans doute pas été atteint avant que le clan ne soit venu demander des comptes.
Il pinça les règles.
-Ce ne sont que des supputations, évidemment, mais... nous en sommes réduits à cela. Et on pourrait en ajouter une autre : que les responsables ne cherchent pas à provoquer une guerre et qu'ils aient vraiment essayé de faire porter le chapeau aux centaures pour écarter les soupçons...

" La flèche qu'ils ont retrouvée sur les lieux, je l'ai vue. Et c'était bien une flèche centaure, je peux vous l'assurer, dit Amrod, incertain. Il reste toujours les quatre elfes manquants. Si j'ai bien compris, vous pensez que Theran et Ylminel étaient dominés, eux aussi, et ils auraient emporté les cadavres d'Elwyn et Aegon ? Mais pourquoi ? Ça ne peut pas être un hasard."

-Je suis bien d'accord avec vous mais... je n'ai pas de réponse. Je n'en ai aucune, en réalité, hormis celles touchant au massacre. A dire la vérité, depuis que je suis arrivé dans cette vallée, seuls s'enchaînent les mystères et les questions.
Au point qu'il commençait vraiment à se demander s'ils connaîtraient un jour le fin mot de l'histoire : si Amrod n'avait pas la moindre idée pour les aiguiller, ils étaient en effet bien mal engagés.

Amrod acquiesça, la mine grave.
" J'imagine que... tenir vos langues et laisser les Tombes accepter la version officielle est hors de question ?"

Un instant, il en resta stupéfait.
-Alors que la princesse est peut-être encore en vie ? Alors que nous ne savons rien des desseins véritables de ceux qui s'en sont pris à elle ?
Réflexion faite, et aussi révoltant soit-elle sur le plan moral, la suggestion d'Amrod était pour partie compréhensible : c'était du pragmatisme, pragmatisme pas forcément incsensé au vu des circonstances.
-Et puis, honnêtement, je doute que le clan gobe cette explication par trop grossière. De surcroit, qui sait si les coupables ne récidiveront pas ? Qui sait s'ils n'ourdissent pas quelque complot de grande envergure ? S'ils ne gagnent pas sans cesse en puissance et en influence ? Souvent, il vaut mieux s'attaquer au mal avant qu'il ne prenne trop d'ampleur...

Les jumeaux, que la surprise avait pétrifiés, retrouvèrent également leur ardeur.
" Amrod, tu plaisantes, n'est-ce pas ?
— Tu ne les laisserais pas tomber, quand même ?"
Le demi-elfe soupira.
" De ce que vous m'avez dit, Elwyn et Aegon sont morts. Il faudrait que imaginer que leurs corps sont intacts et ont été ramenés à la vie. Ça fait beaucoup. Mais vous avez raison. Même s'ils sont perdus, nous ne savons rien de ceux qui les ont tués... et je partage votre inquiétude les concernant."

Il faillit préciser que sa vision ne lui avait pas apporté de certitude quant à la mort de la princesse : elle pouvait être blessée ou évanouie, après tout. Néanmoins, les chances étaient faibles que ce soit bien le cas, aussi s'abstint-il, pour ne pas leur donner des espoirs probablement faux.
-C'est très réconfortant de savoir que nous pouvons compter sur un allié dans cette vallée, dit-il, sincère. Reste toutefois un problème de taille : nous n'avons pas la moindre piste à remonter.

" Pour l'heure, sans doute que non, mais nous n'avons pas encore interrogé mon personnel. Aucun d'entre eux n'est magicien, et je n'ai embauché personne ces derniers temps... Mais il y a eu du passage pendant le séjour des elfes. Nous pouvons interroger le majordome, la gouvernante... Le cuisinier, aussi. Peut-être que nous trouverons là-dedans des informations à creuser. Le problème est de trouver un angle qui ne paraisse pas trop inquiétant... Je ne voudrais pas que toute la ville radote d'ici demain. Si l'ennemi est bien placé, cela pourrait nous valoir des ennuis."

-Si vos serviteurs vous sont attachés, peut-être suffira-t-il de leur demander de garder le secret ? Rien n'oblige, aussi, à leur dire le but que nous poursuivons...
Il se tourna vers les jumeaux.
-Nous aurions dû embarquer Wilmarin : ses sorts, notamment ceux concernant l'effacement de mémoire, nous auraient été bien utiles.

" Wilmarin ne serait jamais venu, dit Dothiel avec un sourire un peu las. Ce genre de situations... C'est une parmi mille. Cela ne l'atteint pas, d'aucune manière."
Amrod avait croisé les bras.
" J'ai confiance en mon personnel... Jusqu'à un certain niveau. Si je leur demande de garder un secret... Ils ne le garderont jamais. C'est la pire chose à faire. Ce sont mes employés, pas mes amis ou mes enfants."

-En même temps, si on tient à son emploi, on essaie de tenir compte des consignes de son patron, non ?
Il soupira.
-Si nous les questionnons, ils auront forcément des soupçons quant à l'objectif que nous poursuivons : nous aurons beau multiplier les précautions oratoires, il demeurera évident. Et si vous pensez qu'ils s'empresseront d'en parler autour d'eux, toute la ville ne tardera pas à être au courant, les coupables y compris, ce qui pourrait avoir de fâcheuses conséquences. Mais dès lors, ne sommes-nous pas dans une impasse ? Personnellement, je n'ai pas de sortilège pour faire oublier à vos domestiques que nous les avons interrogés...

" Il n'y a aucune personne en qui nous puissions avoir confiance dans tout ton personnel ? s'étonna Dothiel.
— Foutus humains, grommela Caenlin.
— Le cuisinier, Braen, est sûr, évidemment. Et il y a moyen de réduire les risques en passant directement par mon intendant. Si nous lui expliquons que... vous êtes des parents de Rumil, par exemple, que vous voudriez retracer ses derniers jours, ses dernières rencontres...
— Pourquoi voudrions-nous faire une chose pareille ? Il va nous prendre pour des fous.
— C'est le genre de choses que font les humains, ça ne sera pas si bizarre. Si Dothiel, par exemple, était une fiancée éplorée...
— Moi ? Fiancée à Rumil ?"
Elle éclata de rire, imitée par son frère. Amrod ne put s'empêcher de sourire.
" Les humains ne trouveront pas ça si bizarre, je vous le promets."
Les jumeaux semblaient peu convaincus.

-Je pense également qu'ils ne trouveront pas cela particulièrement étrange, intervint-il. Et quand bien même seraient-ils décontenancés : ils se diraient "c'est une tradition elfique, on peut pas comprendre". La plupart des pratiques humaine sne vous paraissent-elles pas bizarres ?
Il sourit.
-En ce qui me concerne, je pense que ce que propose messire Amrod est un excellent début.

" Bon, dans ce cas, on peut commencer par là. Mais je vais d'abord vous installer. Il nous reste un moment avant le repas, vous pouvez sans doute aller voir Braen après vous être... rafraichis. Vous avez une mine d'évadés, ou je ne sais quoi, les gens dans la rue doivent déjà jaser. Moi je me charge de mon intendant, peut-être avec toi, Dothiel."
Son expression se fit plus sombre.
" Mais je veux d'abord des garanties quant à votre comportement entre ces murs. La dernière fois que je vous ai reçus, ça a été une catastrophe.
— C'était il y a trente ans ! Et même pas ici !
— Trente ans, ce n'est rien, pour vous. Je vois dans votre regard que vous êtes exactement les mêmes qu'à l'époque.
— Pas tout à fait.
— On promet.
— Pas d'initiatives stupides, et vous êtes polis avec le personnel, même s'il pue.
— Ah mais ils puent, Amrod.
— C'est une question d'habitude.
— Mais on promet.
— Oui, on promet."

-Je les chaperonnerai, au besoin, intervint-il à la fois pour rassurer le maître des lieux et pour tenter de détendre l'atmosphère. Aussi terribles mes camarades soient-ils, ils ne peuvent pas égaler ou même seulement approcher l'un de mes fils qui est proprement intenable et avec lequel j'arrive pourtant à m'en sortir. Enfin, la plupart du temps.
Et quand il n'y parvenait pas, ça virait mal. N'était-ce pas à cause de Victor qu'ils avaient été amenés à fuir la vallée ?

" Hé ! On n'est pas des gosses ! protesta Caenlin. On se tiendra. Promis.
— On en reparlera dans deux jours. Mais vous avez de la chance : on vit presqu'à l'elfique, ici. Vous ne serez pas trop dépaysés."
Amrod se leva.
" Bon. Je vais vous envoyer quelqu'un pour vous mener à vos chambres. Ensuite, vous n'aurez qu'à demander les cuisines. N'y allez pas trop tard : Braen est intraitable quand c'est le coup de feu, et il vous enverra paître."

-Hum, je pense avoir son équivalent chez moi. Parmi mes enfants. Donc effectivement, il vaut vraiment mieux y aller tôt.
Il se sentait l'humeur un peu plus légère. Pas beaucoup, mais malgré tout, avoir au moins un embryon de plan, une première étape à accomplir, c'était plus motivant que le sentiment d'impuissance et d'immobilisme qui ne l'avait quasiment jamais lâché depuis son arrivée dans la vallée.

Peu après le départ d'Amrod, un serviteur vint les chercher pour les mener à leurs chambres. Elles étaient situées au rez de chaussée, voisines les unes des autres, et disposaient toutes d'un accès au jardin que Taliesin avait arpenté lors de sa première visite chez le marchand, au pied de la tour. Les pièces étaient fraîches et lumineuses, décorées avec goût, d'un art d'apparence elfique sans l'être. Le lit était vaste et moelleux, il y avait des fleurs dans un vase, de l'eau dans un broc, des vêtements de rechange sur le lit. Bref, le standing d'une bonne auberge.

Après avoir eu une pensée embarrassés pour ces fils - c'était injuste de profiter d'un tel confort tandis qu'eux n'auraient pas pu vivre dans des conditions plus précaires -, après s'être dit qu'il aurait sans doute pu les emmener avec lui, cette fois, il s'efforça de se concentrer sur l'instant présent et de se donner un air plus présentable en se lavant et en se changeant. Ensuite, il alla attendre les jumeaux dans le jardin, réfléchissant déjà à la manière dont ils aborderaient le cuisinier.

Amrod avait mis la main sur Dothiel pour aller parler à l'intendant, aussi Taliesin ne retrouva-t-il que Caenlin, qui s'était lui aussi débarbouillé et avait revêtu ce que leur hôte avait mis à leur disposition, des vêtements élégants mais fonctionnels, de coupe elfique sans être trop exotiques pour les lieux. Sans doute les avait-il tirés de sa propre garde-robe. Le jeune elfe sourit à l'arrivée du barde.
" Ça vaut bien la peine de s'être rendus présentables alors que nous allons plonger dans les fumées d'une cuisine, dit-il avec une légère ironie. C'est par là, je me suis renseigné."

-Bah, si nous y allons sans tarder, nous échapperons au gros des fumées.
Il sourit.
-Je te suis.
Ce qu'il fit, essayant de se mettre dans la peau d'un proche du malheureux Rumil.

Mais la cuisine, à l'image des chambres, n'avait rien d'un cachot aux murs sombres. C'était une belle pièce lumineuse, ouverte vers l'extérieur, où se trouvait un elfe, assis devant une grande table de bois clair. Il observait, d'un oeil critique, une courge d'une taille spectaculaire. Quand les deux hommes entrèrent, il leva les yeux et grimaça.
" Ah. Du monde à dîner, je vois. Caenlin, bon sang, ferme la bouche.
— Braendoril ? Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je cuisine, qu'est-ce que tu crois ?
— Ici ? Chez Amrod ?
— Depuis douze ans, oui. Un souci avec ça ?"

Le barde décida de garder le silence - au moins dans un premier temps. Il comptait sur Caenlin pour tenir sa parole et, puisqu'il connaissait le cuisinier, il était le mieux placé pour décider de la manière dont il convenait de l'aborder.
Mais il se tint prêt à intervenir si les choses dégénéraient ou, simplement, si cela s'avérait utile.

Mais Caenlin paraissait tout à fait déstabilisé par l'identité du cuisinier. Il se tourna vers Taliesin, lui sourit, embarrassé, puis refit face à l'elfe. Celui-ci croisa les bras.
" J'imagine que vous ne faites pas irruption dans ma cuisine pour me dire que vous voulez plus de sel ou moins de poivre dans votre soupe."
Caenlin revint vers Taliesin.
" Braendoril, ici...
— Braen.
— Braen. Etait un membre du Clan. Des Tombes. Autrefois.
— J'ai été banni. Pour meurtre. Le seul elfe interdit de Lorien sur l'île, plus ou moins. Mais Amrod sait ce que c'est, d'être un indésirable. Alors, pourquoi vous êtes là ?"

Le barde lui sourit, espérant lui montrer que ce qu'il venait de dire ne l'offusquait pas particulièrement.
Puis il hésita.
Avec cet elfe, pas moyen de justifier le démarche comme ils l'avaient initialement prévu. Il en venait même à se demander s'il fallait aborder le sujet : un banni ne pourrait-il pas vouloir nuire à son ancien clan ?
Mais le maître des lieux avait répondu de lui.
-C'est maître Amrod qui nous envoie, dit-il finalement. Nous cherchons à nous renseigner sur ce que la princesse et son escorte ont fait durant leur séjour ici et il a estimé que vous seriez en mesure de nous fournir quelques détails.

" Ah ? Des doutes sur cette histoire de centaures, je parie. Mais même Aegon a ses faiblesses, vous savez. L'arrogance, pour commencer. Ça vous détruit une armée."
Il eut un léger sourire.
" Mais ça ne répond pas à votre question. Je n'ai pas croisé Elwyn, Aegon ne l'aurait pas permis. Quant aux autres... Ils sont restés ici, la plupart du temps. Je n'ai parlé qu'avec les plus jeunes, ceux qui ne pouvaient pas me reconnaître. Ils sont sortis en ville à l'une ou l'autre reprise, en permission."

Ils pouvaient donc jouer franc jeu et Taliesin n'allait pas s'en plaindre : c'était tout de même plus confortable.
-Pourriez-vous nous indiquer les lieux qu'ils ont fréquentés ? Savez-vous si, par hasard, ils ont particulièrement échangé avec certains habitants de Champsdor ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile