La Couronne de Cuivre

" Si j'étais toi, mais je ne suis pas toi, bien sûr, je laisserais aller les choses. Tout rentre dans l'ordre. S'appesantir sur le passé... Bah. Peut-être que Baptiste aura besoin d'en dire quelque chose, mais je ne suis même pas sûr. Victor, par contre, t'enverra bouler, crois-moi. Il te dira qu'il n'a jamais craint que les choses ne dégénèrent et que tu es le seul à avoir eu peur."
Le halfelin sourit.
" Ce qui n'est pas complètement faux."

-Bientôt, tu vas me dire que tout le monde sauf moi était au courant de cette histoire de possession qui a achevé de faire pencher la balance... répondit-il. Non, mais je vois ce que tu veux dire. Et même si je reconnais m'être trop inquiété, je doute que quelqu'un aurait pu traverser cela avec une inébranlable sérénité...
Il haussa les épaules.
-Quant aux garçons... Je ne reviendrai pas sur le sujet s'ils ne l'abordent pas eux-mêmes. Cependant, il leur faudra me supporter au moins un peu : ils m'ont manqué.

" Je pense que tu auras plus de temps pour retrouver tes marques dans les jours qui viennent... Avec la fête de ce soir, tout le monde va être au four et au moulin... Surtout Baptiste qui, comme tu peux l'imaginer, a imaginé un festin... dont je n'ai en fait pas le droit de dire le moindre mot."
Il sourit.
" Ce n'est pas vraiment l'idéal quand on est un peu secoué... mais vois ça positivement : ça te permettra d'examiner les manières de table de tes proches afin de savoir qui tu dois rayer de la liste de tes invités au mariage..."

-Excellente idée ! Mais du coup, il va falloir que tu veilles à parfaitement te tenir, sans quoi je ne pourrai pas te convier. Et le mariage serait triste, sans toi...
Il souffla un rond de fumée.
-J'espère que Kerun pourra se libérer : j'aimerais bien qu'il nous rende visite et maintenant, il n'a plus d'excuse pour se défiler.

" Tu es obligé de m'inviter. Je suis parrain, tu te souviens ? Et puis je mettrai de l'ambiance. Tu pourras dire : ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'un pauvre halfelin mal élevé de Manost, né dans les bas quartiers, sans éducation sinon celle de la rue, et devenu marin, de surcroît !"
Il gloussa.
" Et ne t'en fais pas, Kerun vient ce soir. Lui aussi, il est obligé."

-Dès ce soir ? s'exclama-t-il, surpris. Je l'espérais mais je n'y croyais pas vraiment... Nous serons donc au grand complet !
Il eut un sourire joyeux.
-De quels moyens de pression avez-vous usé pour vaincre ses hésitations ? A moins qu'il n'ait l'intention de profiter du fait que je sois encore chamboulé pour me faire signer quelque chose ?

" Je n'oserais pas te répéter exactement les termes qu'a utilisés ta douce, tendre et fragile épouse, mais je pense qu'elle a promis d'attenter à ses capacités de reproduction s'il ne venait pas. Il a eu peur des représailles, apparemment, même s'il ne me fait pas l'effet de quelqu'un qui songe à mettre des demi-portions au monde dans l'immédiat."
Il haussa les épaules.
" Les femmes sont persuasives, que veux-tu ?"

-Tu sais quoi ? Je le plains presque. Et je vais me montrer très prudent de mon côté : les dieux seuls savent de quoi Gal pourrait me persuader, avec semblables techniques !
Il se fit légèrement plus sérieux.
-En tout cas, c'est bien qu'elle l'ait convaincu de venir. C'était important, car il n'est pas étranger à la conclusion heureuse de cette sombre affaire : mon avocat avait recueilli des témoignages en ma faveur venant d'aussi loin que Féérune, et je sais fort bien qui les lui a procurés.

" C'est ce que j'ai cru comprendre, oui. Je dois dire que c'était un peu artificiel, la manière dont dès qu'on a remis le pied sur ce bateau luménien, il a fait mine de ne pas nous connaître... Mais bon, c'était pour la bonne cause, je suppose, puisque ça a permis que tu sois innocenté."
Il sourit.
" Ça me fait pens..."
Il ne put pas aller plus loin car il y eut brusquement du bruit à l'intérieur et Galathée survint.
" Dites-moi, les solitaires sur leur banc... Taliesin, à la limite, peut paresser, pipe à la main, mais toi, Guéric, tu es requis sur au moins douze fronts...
— Tourteau, quelle vie..."

Il rit.
-Dis-toi qu'au moins, tu seras en parfaite condition physique quand tu rejoindras la liberté ! Séjourner ici, c'est suivre un entraînement intensif incomparable, et ce n'est pas pour rien que notre ferme est devenue un centre officieux de rétablissement pour les agents secrets luméniens...
Il se leva, tapota le four de sa pipe pour en faire tomber les cendres.
-Mais je vais quand même te donner un coup de main. Si je reste à ne rien faire, je vais culpabiliser.

" Laisse tomber, dit le halfelin en se levant. Tu es interdit de cuisine, de toute façon, tandis que j'ai promis d'éplucher les -
— Guéric !
— J'allais pas le dire !"
Il se tourna vers Taliesin.
" J'te jure, elle est drôlement dure, ta copine..."
Galathée grimaça et il lui fit un clin d'oeil avant de filer à l'intérieur. La jeune femme s'approcha du barde et planta un baiser sonore sur son front.
" Quand tu as terminé de fumer, va donc voir les enfants... La grange doit être dégagée pour qu'ils y dorment cette nuit, et j'ai l'impression qu'ils sont plutôt en train de construire des forts avec nos derniers ballots de foin."

-Diantre, tu m'envoies dans la cage aux lions ! D'autant qu'ils tiendront à me faire payer le fait d'avoir été expulsés de leurs chambres... Mais soit, on va voir si je n'ai pas trop perdu la main durant ma longue absence...
Il l'enlaça, l'embrassa.
-Et n'hésite surtout pas à me le dire, si je peux être utile à autre chose : après avoir paressé plus d'une veille, j'ai de l'énergie à revendre.

" Ne t'inquiète pas, tu n'as sûrement pas grossi." lui dit-elle en lui palpant les côtes d'un air pensif.
Puis le sourire lui revint.
" Et les enfants ne t'en voudront certainement pas : ils sont absolument ravis de l'organisation de ce grand dortoir collectif. Mais à mon avis... ça ne va pas beaucoup dormir, en vérité... sauf demain en journée, où ils seront tous d'humeur exécrable et refuseront de faire la sieste."

-Bah, on les occupera. Et s'ils sont vraiment trop insupportables, je les endormirai par magie...
Il eut un sourire espiègle, lui vola un autre baiser.
-Bon, à tout à l'heure. Du moins, si je survis...
Et de se diriger vers la grange, avec toujours cet étrange sentiment d'irréalité, comme si tout cela pouvait se volatiliser en un instant, pouvait être remplacer par le décor et la solitude de sa cellule...

Quand il entra dans la grange, il découvrit d'abord un jeune homme qu'il ne connaissait pas, bras croisés et mine défaite, qui lui décocha un sourire embarrassé. Devant lui, comme l'avait annoncé Galathée, se trouvaient les ballots de paille et de foin, épars, et derrière ceux-ci, il devina les dos de plusieurs enfants. Deux ou trois à gauche, complotant, et quelques autres à droite, tout aussi murmurant. Des matelas et des couvertures reposaient au centre du vaste espace presque vide après l'hiver, en un tas informe.
" Je ne sais pas si je peux vous les laisser, dit l'étranger. Je suis supposé rentrer à Luménis à présent que j'ai déposé Gurvan."

Il haussa les sourcils, décontenancé.
-Gurvan est là ?
Et bien, il semblait qu'il ne soit pas au bout de ses surprises !
-C'est gentil de l'avoir amené : j'en connais un qui doit être ravi de le revoir, et ce sera également mon cas, reprit-il. Et je viens justement prendre la relève. Mais avant de vous en aller, passez donc par la maison : on ne va pas vous laisser repartir sans vous offrir un petit quelque chose à boire et à manger.

Le jeune homme sourit.
" C'est gentil mais je voudrais être certain d'être rentré avant la nuit. Je ne connais pas très bien la région et avec la lumière, ça va, mais sans... enfin bref. J'ai de quoi me ravitailler en selle. Je passerai rechercher Gurvan fin de la veille prochaine, comme convenu. S'il représente une charge trop importante, n'hésitez pas à nous avertir au temple et on peut venir le rechercher plus tôt. Mais c'est un gamin serviable, il fera sa part, je n'en doute pas."

-Je ne m'inquiète pas un seul instant, d'autant qu'avec le nombre d'enfants qu'il y a déjà ici, un de plus, ce n'est pas grand chose. Et, surtout, nous sommes heureux de le recevoir.
Il sourit.
-Je vous souhaite bon retour à Luménis. Merci encore d'avoir conduit Gurvan ici.

Le jeune homme remercia Taliesin puis sortit de la grange, sans doute à la recherche de son cheval. Un des conspirateurs — Benoît — releva la tête de derrière sa botte de foin, puis redisparut. Si le barde voulait que les enfants installent leur dortoir, il allait sans doute falloir le leur suggérer tôt ou tard... pour l'heure, ils avaient l'air très occupés à comploter. Ce n'était manifestement pas de l'inconnu qu'ils s'étaient cachés...

Le barde décida de les laisser tranquilles... pour l'instant. Il ne se sentait pas d'humeur à jouer les rabats-joie et se disait que s'ils étaient libres de mener à terme la bataille en cours de préparation, ils seraient sans doute ensuite plus coopératifs. S'ils s'y mettaient tous, l'aménagement du dortoir ne prendrait guère de temps...
En attendant, il s'installa le plus confortablement possible et les observa tout en réfléchissant. Si Gurvan était ici, cela signifiait qu'Hippolyte n'allait pas tarder à arriver, lui aussi. Il était vraiment heureux à l'idée de les revoir, d'avoir de leurs nouvelles. Il se réjouissait également pour Baptiste, à qui renouer avec ses amis ne pourrait manquer de faire plaisir.

A force d'observer les ombres et les conciliabules, Taliesin put déterminer que ni Baptiste, ni Gurvan justement n'étaient parmi les belligérants. Victor, par contre, était dans le groupe de gauche, avec Benoît et Jehan, ses habituels comparses. En face se trouvaient Mathieu, Félix et Robin. Leurs intentions demeuraient toujours troubles. Finalement, Victor et Robin vinrent parlementer au milieu de la grange et ils se répartirent les ballots de foin, ainsi que les couvertures et les matelas, que chacun emporta dans un coin de l'édifice, où des campements commencèrent à s'organiser. Ils avaient l'air de prendre tout leur temps : peut-être la bataille n'aurait-elle lieu qu'au milieu de la nuit...

Taliesin choisit à nouveau de les laisser faire à leur idée. S'il intervenait, s'il leur demandait de mettre en place un dortoir en bonne et due forme, ils s'exécuteraient sans doute mais en ronchonnant et réinstalleraient tout à leur manière au beau milieu de la nuit, quand les adultes auraient le dos tourné. Alors autant s'épargner de vains efforts et ne pas perdre inutilement du temps, d'autant que, mine de rien, la marmaille serait sûrement prête quand on aurait besoin d'elle ailleurs. De surcroit, elle méritait bien une petite compensation pour avoir accepté de céder les chambres et de s'installer ici.

Personne ne vint déranger le barde tandis qu'il gardait un oeil distrait sur les préparatifs de la nuit. C'est finalement Victor qui vint à sa rencontre, d'un air dégagé, et s'assit sur la botte de foin voisine de la sienne.
" On t'a demandé de t'assurer qu'on ne mettrait pas le feu à la grange ou bien tu te caches pour ne pas devoir travailler ?" demanda-t-il.

-Ta mère m'a demandé de vérifier que vous installiez bien le dortoir pour la nuit. Et c'est bien ce que vous êtes en train de faire, même si elle n'avait pas forcément ce type d'organisation en tête...
Il sourit.
-Bon, j'imagine qu'on attend aussi de moi que je veille à ce que vous ne trainiez pas trop, parce qu'on a sans doute besoin de vous ailleurs... Mais on n'est pas à quelques minutes près.

" La cuisine n'est pas assez grande pour qu'on y soit tous en même temps, dit Victor avec un sourire. Pour le reste, les chambres sont prêtes pour accueillir les visiteurs et la plupart sont déjà installés... Si on entend un cheval qui arrive dans la cour, on ira voir. Mais je crois que le dernier groupe arrivera en une fois, plus tard, donc... on est tranquilles. Je pense qu'honnêtement, ils sont plutôt contents de ne pas nous avoir dans les pieds !"

-Alors j'ai bien fait de ne pas vous presser.
Il aurait aimé dire certaines choses, poser certaines questions. Mais il jugea préférable de rester pour l'heure sur des sujets triviaux, de faire comme si de rien n'était.
-Mais je compte quand même sur vous pour essayer de dormir un peu, cette nuit...

Victor prit un air angélique qui n'augurait rien de bon.
" Dormir ? Bien sûr. Qu'est-ce que tu voudrais qu'on fasse d'autre ? Jouer aux cartes ? Danser la gigue ? On s'installe juste... les ronfleurs d'un côté et les pas ronfleurs de l'autre... Histoire que tout le monde dorme bien. C'est bien pensé, tu ne crois pas ?"

Il rit.
-Si si, très bien pensé.
Il eut un sourire affectueux et ne put s'empêcher de lui ébouriffer les cheveux.
-Tu racontes des salades avec aplomb, tu te lances dans de retentissantes compositions... J'ai l'impression que tu es mûr pour entreprendre une formation de barde, toi.

Victor eut un sourire ravi.
" Tu ne me crois pas. Je suis scandalisé."
Puis son expression se fit plus sérieuse.
" Henri ne me trouvait pas très prometteur, quand tu étais en prison. Il m'a exilé dans une cabane de jardin !"

-Je sais. Je lui ai même conseillé de t'en libérer s'il avait un gros coup de fatigue au milieu de son travail, afin que tu le réveilles grâce à une des ritournelles dont tu as le secret...
Et de se souvenir comme ces nouvelles de l'extérieur, comme celles apportées par Galathée, lui avaient fait du bien.
-Ceci dit, je t'ai déjà entendu chanter et j'ai trouvé ça plutôt bien. Tu es juste souvent un peu trop... énergique. Mais c'est le genre de chose qui se travaille.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins