La Couronne de Cuivre

" Galathée dit que je ferais mieux d'apprendre à écrire... et à jouer d'un instrument. Elle dit que pour la voix, de toute façon, je vais en changer dans quelques années. Bon, je ne crois pas qu'elle s'y connaisse beaucoup, mais en même temps... C'est vrai que je vais changer de voix. Mais peut-être que si j'apprends déjà à l'utiliser maintenant, ça se gardera ensuite ?"
Il grimaça.
" Cela dit... Je suis pas certain que je voudrais être barde. J'en sais rien. Ça m'a l'air un peu trop... artistique pour moi."

-Bah, je pourrais te montrer certaines choses sans que ça n'engage à rien : ce serait un moyen de voir si ça te plait vraiment et même si finalement tu constates que tu n'es pas fait pour cette voie, ça ne sera pas du temps perdu, car avoir appris à jouer d'un instrument, à écrire ou à chanter des chansons, ça peut toujours servir.
Il sourit à nouveau.
-Mais tu as le temps d'y réfléchir.

" Je sais pas... On dit toujours qu'on a une meilleure tête pour apprendre des choses quand on est jeune, et que si on attend... ben on se racornit, comme ça. Alors si je veux savoir bien jouer d'un instrument..."
Il regarda le barde.
" Tu avais quel âge quand tu es parti en apprentissage ? En âge humain, je veux dire. Je sais bien que comme tu es un elfe, ce n'est pas la même chose."

-Je ne saurais pas te dire exactement, parce que je ne connais pas avec précision ma date de naissance. A vue de nez, je devais avoir l'équivalent de neuf ou dix ans, quelque chose comme ça. Voire un tout petit peu plus...
Il observa un instant le petit garçon.
-Écoute, si tu veux, on n'a qu'à débuter sans trop tarder. Comme un loisir, dans un premier temps. Si ça te plait, je pourrai commencer à te donner une formation en bonne et due forme. Si ça ne te plait pas, ou pas assez, tu seras au moins fixé sur ce point.

" Ça marche, dit le gamin. Bon, mais c'est pas tout ça... J'ai des... ronfleurs à organiser, moi. Si tu entends des chevaux dans la cour, préviens-moi. J'ai promis qu'on aiderait, tout ça..."
Puis, sur un sourire, il déguerpit vers son équipe. Taliesin nota qu'ils avaient réellement installé les matelas, même s'il en restait quelques uns, sans doute ceux des enfants absents.

Heureux de ce petit échange avec son fils, il resta encore un moment à l'observer, lui et ses amis. Puis il se leva et quitta la grange. Si cette pause lui avait fait du bien, lui avait permis de reprendre pied dans l'instant présent et d'apprivoiser au moins un peu sa nouvelle situation, il commençait à culpabiliser de rester les bras croisés tandis que la majorité des occupants de la ferme s'affairaient. Bref, il allait voir s'il pouvait se rendre utile. Et si des cavaliers survenaient, il ne manquerait pas de prévenir les garçons.

Mais Taliesin fut chassé du corps de logis dès qu'il osa s'approcher de la cuisine ou de la salle à manger. Galathée lui trouva cependant une tâche parfaite : les jumeaux étaient réveillés, bien en voix, et il fallait leur donner à goûter, les changer, plus leur donner le bain, bref des activités saines et nécessaires qui l'occuperaient sans nul doute jusqu'à la nuit. Personne n'offrit de l'aider : apparemment, il y avait encore du nettoyage à terminer, de la vaisselle, sans parler des tâches secrètes en cours derrière les fourneaux...

Même si s'occuper des jumeaux à lui tout seul n'était pas forcément chose simple, il ne songea pas un instant à s'en plaindre de s'occuper d'eux, de passer du temps en leur compagnie. Eux aussi lui avaient terriblement manqué, évidemment, et tout en les dorlotant, il eut le sentiment qu'ils avaient grandi, qu'ils s'étaient davantage éveillé... Peut-être était-ce véritablement le cas : cela allait vite, à cet âge-là. Peut-être était-ce une simple impression : une veille, ça n'était quand même pas très long... Quoi qu'il en soit, il savoura ces retrouvailles qui le ramenèrent à un quotidien qui, somme toute, n'avait été que brièvement interrompu.
Même si cela avait suffi pour changer la donne à bien des niveaux.

Galathée vint le retrouver alors que le ciel commençait à s'obscurcir. Elle lui demanda s'il voulait se laver et se changer avant l'arrivée de leurs invités, s'il avait envie d'une sieste, ou de quoi que ce soit d'autre. Ils attendaient encore sept personnes mais même si les premiers survenaient, le barde n'était pas obligé de leur ouvrir la porte. Elle avait pris Tristan sur un genou, tandis qu'Héloïse paraissait expérimenter la force de ses bras et de ses genoux conjugués, sans doute pour bientôt marcher à quatre pattes...

Tout en observant sa fille, sourire aux lèvres, il répondit qu'il allait s'esquiver pour passer quelques minutes dans la salle d'eau et enfiler une nouvelle tenue : il n'avait pu encore procéder à des ablutions ce jour là, le faire à présent lui redonnerait sans doute de l'énergie et changer de vêtements serait, quelque part, comme achever de laisser la prison derrière lui. Il laissa donc les jumeaux aux bons soins de leur mère, tout en assurant celle-ic qu'il ne serait pas long : il tenait à être là quand arriveraient les derniers convives.

Il avait terminé de se changer quand les premiers arrivèrent. Il faisait de plus en plus sombre, on avait allumé de grandes torches dans la cour dont certaines semblaient magiques et brûler sans chaleur ni fumée. Il s'agissait simplement de Callie et d'Elliot, sans doute revenus de Luménis pour l'occasion. Si le second venait probablement surtout pour voir Mathilde, la première s'était révélée une agréable compagne tout au long de l'hiver, et elle avait participé à la vie de la ferme comme si elle en faisait partie depuis longue date. Si Eliott se montra aussi embarrassé en présence du barde que d'habitude, et ce malgré la présence de Mathilde, Callie fit preuve de moins de réserve en le saluant et le félicitant. Tout le monde fut invité à rejoindre la salle à manger où on commença à servir de premiers verres, d'un pétillant de couleur rose. On trinqua une première fois en l'honneur du barde, mais on lui annonça qu'il devrait réserver son discours pour le moment où tout le monde serait arrivé...

-Un discours ?! On aurait pu me prévenir plus tôt ! s'étonna-t-il, souriant mais se demandant ce qu'il pourrait bien raconter.
Il avait accueilli les deux agents secrets avec la même chaleur, estimant que ne pas faire de manières avec Elliot était le meilleur moyen pour qu'un jour, peut-être, il parvienne à être davantage à son aise - si semblable chose était possible. Il était en tout cas ravi de les revoir, lui et sa consœur, et même si une si grande réunion à la ferme avait de quoi lui donner le tournis, surtout après avoir passé des jours isolé dans sa cellule, il n'allait certainement pas se plaindre, bien au contraire.

Le dernier groupe d'invités arriva une petite demi-heure plus tard. Contrairement à ce que Galathée avait imaginé, ils n'étaient pas cinq mais bien sept. Henri et son épouse avaient fait le déplacement, comme promis, Kerun accompagnait Hippolyte et Ombeline, la prêtresse d'Ilmater qu'ils avaient sauvée au refuge de Solossë et deux invités surprises complétaient l'équipage, à savoir Judicaël et Timothée, deux des prêtres du Temple de Moandre de Mélandis. Tous se faufilèrent dans la salle à manger encombrée, dont on avait repoussé les tables vers les murs, pour en faire un buffet. Les bancs et les chaises placés un peu pêle-mêle accueilleraient tout juste la populace...

Si la présence d'Ombeline le surprit - il ne s'y était pas attendu -, celle des deux faux Moandrins le laissa littéralement pantois. Bien sûr, il avait espéré les revoir un jour, mais comme lors de leurs dernières discussions, leur retour sur Helonna ne semblait pas devoir être d'actualité avant des années... Toujours est-il que leur venue, et celle de l'Ilmate, constituaient d'excellentes surprises.
A la fois joyeux et ému, il s'efforça de se frayer un passage jusqu'aux nouveau arrivants, désireux de les saluer tous.

Les nouveaux venus saluèrent le barde avec chaleur. Ombeline paraissait très embarrassée de se trouver là, mais Constance vint à sa rencontre pour la présenter aux personnes qu'elle ne connaissait pas. Hippolyte l'étreignit brièvement mais se mit aussitôt en quête de ses comparses qu'il n'avait sans doute pas revus depuis un bon moment. Restèrent les autres, Henri qui paraissait déjà ravi d'être là, mais dont la fatigue était encore manifeste, Kerun un peu mal à l'aise de l'afflux de monde autour de lui, Judicaël avec son habituelle mine sérieuse et Tim, souriant, qui fondit sur le barde.
" Salutations, mon ami ! s'exclama-t-il. Félicitations pour ton acquittement. A présent que tu es libéré du poids du monde, je suppose que les étoiles te tendent les bras !"

-Salut Tim ! répondit-il. Merci pour tes félicitations mais honnêtement, je n'y suis pas pour grand chose. C'est à Henri que revient tout le mérite : grâce à son travail acharné, grâce à ses incroyables découvertes, il a mis au jour une vérité insoupçonnée... Quant aux étoiles, ma foi, j'ai progressé mais je suis encore loin du compte.
Au cours de l'année écoulée, il avait progressé dans la lecture de l'ouvrage offert par le clerc. Toutefois, il n'en maîtrisait pas encore tous les principes.
-Et de ton côté, comment ça va depuis notre dernière rencontre ? Tu as bénéficié d'une permission spéciale pour revenir sur Helonna ?

" Ce n'est pas vraiment une permission spéciale, dit le Milite. Davantage un rapatriement forcé... Avec la guerre et ses enjeux, Luménis a décidé de ne pas prendre de risques... et donc le Temple de Moandre a... été provisoirement fermé. Je dois t'avouer que cette décision n'a pas fait l'unanimité parmi nous, loin de là, mais voilà, les ordres sont les ordres, et nous nous sommes repliés. A présent que les hostilités sont terminées, certains militent pour que nous soyons renvoyés là-bas. Personnellement, je ne suis pas un revendicateur : je suis prêt à y retourner le jour où on m'appelle. En attendant, à quoi bon me ronger les sangs ? La vie est courte et j'ai mieux à faire !"

-J'espère que votre cellule pourra rouvrir ses portes : c'est important qu'il demeure un parcelle de lumière au milieu des ténèbres.
Et malheureusement, il y avait peu de chance que Melandis évolue d'elle-même dans le bon sens.
-Mais en attendant, tu as bien raison de profiter de ton retour au bercail, et je suis heureux de t'accueillir en notre champêtre domaine.

" Je pense qu'il fallait quelqu'un pour assurer le divertissement musical. Comme tu es le roi de la fête, on allait pas te le demander à toi ! dit le Milite en souriant. Mais j'ai appris que tu avais un fils qui avait la fibre musicale, lui aussi. Peut-être pourrais-je m'arranger avec lui ?"
Galathée surgit et mit un verre d'autorité entre les mains du clerc.
" Je veux voir les demi-portions, aussi. J'ai promis à Helen que je lui donnerais des nouvelles."

-Oh, il faudra que tu lui dises de ne pas hésiter à passer. Et aux autres aussi, d'ailleurs : vous êtes tous les bienvenus. Quant aux jumeaux, je vais me renseigner. S'ils dorment déjà, mieux vaudra attendre demain matin pour les retrouvailles et, d'ici là, te contenter des deux plus grands : Baptiste, qui sera heureux de te revoir, et Victor, le peut-être futur apprenti barde.
Et d'interroger la rôdeuse au sujet des bébés.

Les bébés n'étaient pas encore couchés, et Galathée dirigea Tim dans la direction où ils se trouvaient. Le Milite salua le barde, promis de le retrouver plus tard, puis fila en se faufilant entre Antoine et Valaellyn. Henri et son épouse avaient été pris en charge par Mathilde, qui remplissait son rôle de jeune fille de la maison avec application. Le chef de la cellule moandrinne vint alors saluer le barde.
" Je dois avouer que les révélations de ces derniers jours font sens, dit Judicaël en lui serrant la main. On aurait sans doute pu y penser plus tôt, tout bien considéré. Mais le principal est que la vérité ait éclaté au bon moment, je suppose."

-Oui, d'autant que c'est arrivé au bon moment pour moi aussi. Sur le plan de la réflexion personnelle, j'entends. Longtemps, j'ai refusé ne serait-ce que de songer à d'éventuelles circonstances atténuantes : la culpabilité était trop forte. Peut-être n'était-ce pas plus mal, d'ailleurs, car elle a constitué en quelque sorte un moteur alors que je n'étais pas bien vaillant... En tout cas, si on m'avait dit alors que j'avais été victime d'une possession, je n'y aurais pas cru un seul instant. Alors que là... J'étais plus mûr, je pense, même s'il reste encore du chemin à parcourir.
Son sourire revint.
-Et ça tombe bien : j'ai désormais tout loisir de le parcourir, sans plus de nuages à l'horizon.

" Et tu es bien entouré, ce qui est l'idéal pour entreprendre un long voyage, qu'il soit personnel ou tangible."
Le demi-elfe jeta un regard autour de lui.
" C'est un joli domaine que vous avez ici, bien situé... Un bon cadre pour y faire grandir des enfants, aussi."

-Oui. Et il y en a tellement qu'on pourrait croire qu'on les cultive.
Évidemment, il n'était pas dit que sa famille resterait encore longtemps à la ferme. Néanmoins, il était prématuré d'y songer.
-C'est aussi un bon cadre pour remettre sur pied les agents secrets fatigués. En tout cas, c'est ce qu'à l'air de penser Kerun. Mais pour l'heure, le plus important, c'est que ce soit un lieu accueillant : alors, vraiment, fais comme chez toi. Je suis ravi que tu sois là, ravi de pouvoir te rendre un peu de l'incroyable hospitalité que tu nous as accordée dans les heures difficiles.

" C'était mon rôle, dit le clerc avec un sourire tranquille. Les lieux ont paru bien vides, après votre départ. Mais nous sommes de retour sur Hélonna depuis près de trois mois, déjà. Rentrer au coeur de l'hiver... Ce n'était sans doute pas la meilleure saison. Le printemps nous donnera davantage d'énergie et nous verrons si l'été nous ramènera vers Mélandis. Je pense que nous avons tous un goût d'inachevé... Enfin. Tout ça dépendra de la politique luménienne et des décisions que prennent nos conseillers."
Un pli barra son front, une seconde.
" Mais c'est un soir de réjouissances. Je vais aller saluer Baptiste que je vois là."

-D'accord. Mais avant... Comme je l'ai déjà dit à Tim, si vous avez envie de revenir ici, si le reste de votre équipe souhaite passer... Vous ne devez pas hésiter un seul instant. Vous êtes et serez toujours les bienvenus.
Il comprenait le déchirement qu'avait constitué, pour les faux Moandrins, le fait de devoir abandonner le temple et le Domaine des Crocus et il espérait qu'ils auraient l'opportunité de continuer leur bienfaisante action. Mais comme il se devait de faire honneur à ses invités, il mit de côté ses réflexions et s'en fut trouver Kerun.

Kerun n'avait pas changé depuis qu'ils s'étaient vus pour la dernière fois, plus de six mois auparavant. Il avait troqué ses habituels vêtements fonctionnels contre un pourpoint un peu plus distingué, mais il avait son habituelle mine concentrée et écoutait attentivement Guéric qui l'entretenait avec animation. Le halfelin s'esquiva cependant en apercevant le barde et l'agent se tourna vers le nouveau venu. Un léger sourire colonisa ses lèvres.
" Tu as l'air en forme." dit-il simplement, après lui avoir serré la main.

-Il y a de quoi l'être, répondit-il. Et tu as également l'air d'aller bien. J'en suis heureux.
Il jeta un regard dans la direction qu'avait empruntée Guéric pour s'esquiver.
-Alors, quelle était la teneur du rapport de ton agent ? s'enquit-il d'un ton léger.
Avec six personnes - si l'on incluait les Moandrins -, les services secrets étaient particulièrement bien représentés au sein de la petite assemblée !

" Ah..."
Il chercha Guéric du regard puis grimaça.
" Une connaissance commune. Je voudrais qu'il reprenne Martin en main. Ils se connaissent bien, Martin a du respect pour lui, et Martin a des compétences que je voudrais pouvoir exploiter. Mais ne t'inquiète pas, ce n'est pas pour tout de suite : Guéric va pouvoir rester à la ferme encore un moment, s'il le désire."
Il secoua la tête.
" Personne ne me renseigne sur toi, si c'était la question sous-entendue. Ni Elliot, ni Callie, ni Guéric. Heureusement, d'ailleurs : ce dernier me raconterait uniquement des salades."

-Hé, Kerun, c'était une boutade. Ceci dit, j'espère que tu as été satisfait de l'état dans lequel nous t'avons restitué Elliot et Callie : notre établissement a pris grand soin d'eux, tu peux le croire. Quant à Guéric, m'est avis qu'il ne tardera pas à mettre les bouts, pour fuir l'entraînement intensif auquel chacun est astreint ici...
Il devint plus sérieux.
-Sinon... Merci mille fois pour tout ce que tu as fait pour nous, pour moi. Les témoins de moralité dénichés jusqu'en Féérune, cette petite excursion à Vallonsec, les frais d'avocat... Je t'en suis profondément reconnaissant.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins