La Couronne de Cuivre

Rumoc se contenta de grommeler tandis qu'on l'installait sur un rocher bien en évidence.
Les quatre "bipèdes" sortirent ensuite de la grotte et s'installèrent un peu plus loin dans le conduit qui y menait. Leur attente ne dura qu'une quinzaine de minutes avant que la ceinture ne se mette à beugler pour les avertir du débarquement imminent des barques luméniennes. Ils restèrent cependant à l'abri : rien ne disait que les sirènes seraient intimidées par le nombre et il valait donc mieux que les visiteurs viennent à eux plutôt que l'inverse.
Martin parut le premier dans le tunnel, une lampe à la main. Il portait des vêtements manifestement neufs, solides et fonctionnels, marqués d'une tour, d'un navire et du soleil, à l'épaule gauche. Ce n'était pourtant pas un uniforme. Dans son ombre venait Seskan, le prêtre humain qui avait organisé la traversée de la Liberté. Ensuite un officier de marine, humain également, à la mine vaguement inquiète, qui scrutait tout autour de lui. Puis d'autres encore... Évidemment, ce n'était pas au milieu d'un couloir étroit qu'ils allaient pouvoir deviser facilement.

Comme le temps pressait, le barde se contenta d'un salut général aux nouveaux arrivants puis s'adressa à l'officier.
-Messire, peut-être avez-vous déjà donné des instruction en ce sens, mais au cas où... Ce pourrait être une bonne idée de haler les barques loin de la berge, pour qu'elles soient hors de portée des sirènes. Pour le reste, je suggère que nous nous éloignons sans plus tarder, afin de nous rapprocher de la surface. En chemin, nous trouverons bien une caverne où nous pourrons converser plus commodément.

L'officier expliqua à Taliesin qu'il avait sélectionné quatre hommes armés, protégés par les talismans, pour veiller sur les chaloupes en leur absence. Il donna ensuite ses ordres pour que la colonne s'ébranle dans les tunnels. Guéric et Taliesin reprirent la tête du convoi, l'officier sur les talons, puis Seskan et Constance qui conversaient déjà à voix basse, ensuite Martin, puis la ribambelle des soldats. Dans le noir, il était difficile d'estimer leur nombre exact, mais ils devaient être environ une quarantaine. Certains portaient des armures qui réfléchissaient les rares lueurs des lampes, d'autres étaient engoncés dans des manteaux épais les protégeant du gel ambiant.
Ils cheminèrent dans un relatif silence pendant une dizaine de minutes, puis Guéric leur désigna une caverne latérale et ils s'y arrêtèrent.

Il n'aurait jamais imaginé que le capitaine Longuehune leur enverrait une telle troupe : il avait songé à dix hommes, vingt au maximum. Mais quarante... C'était une excellente surprise, laquelle leur ouvrait de larges perspectives. Ils pourraient, par exemple, attendre la nuit pour éliminer les sentinelles surveillant la plage puis y dégager un chemin afin de faciliter le débarquement des forces hélonniennes. Toutefois, il y avait ici des personnes bien plus compétentes que lui en matière de stratégie : il se fierait à elles, ne donnant son avis que si on le lui demandait. Vu ses expériences passées, il préférait autant ne pas endosser de grandes responsabilités...

L'officier luménien rassembla Constance, Seskan, Martin, Guéric, Jonas et Taliesin autour de deux de leurs lampes à huile. Lui-même se fit accompagner d'un elfe en tenue de cuir, une bestiole à fourrure perchée sur l'épaule.
"Je suis le lieutenant Valerian Dessaules, le second du capitaine Longuehune. Voici Kerun Thanmaril, qui dirige le groupe d'intervention. Nous devons définir nos objectifs précisément, et je pense que vous pouvez peut-être nous éclairer sur la situation. Combien sont-ils encore ? Quel type de profils ? Pouvons-nous espérer reprendre Mersant et les coincer dans le port en même temps ? Si nous pouvions nous débarrasser une bonne fois pour toute du Squale, ce serait une occasion inespérée. En même temps, nous n'avons que deux gros navires et la caraque antelucienne a quand même un peu souffert de l'accrochage avec le vaisseau pirate coulé, ce matin.
— Pensez-vous envisageable d'éliminer tous les capitaines pirates au port, avant l'intervention des troupes ? intervint l'elfe. J'ai six hommes spécialisés dans les infiltrations, mais les navires ne sont pas exactement leur spécialité."

-Comme nous n'avons pas effectué de sortie cette nuit, nous ne sommes malheureusement pas en mesure de fournir d'autres informations que celles que nous vous avons déjà transmises... Selon l'estimation de Guéric, les pirates étaient environ cinq cents, répartis sur cinq navires. Deux de ces bâtiments sont hors d'état de nuire, de même que leur équipage, sans compter que celui du Crève-Panse, avant d'être exterminé, a causé de sérieux dégâts... Alors, je dirais qu'il doit rester deux cent cinquante ennemis. Leur situation n'est pas brillante, la tension est probablement vive, et en éliminant les officiers, il n'est pas impossible que nous déclenchions un véritable chaos. Mais je ne sais pas où se trouvent les principaux dirigeants...
Il se tourna vers Guéric et Jonas, sans doute plus à même de répondre.

"Les capitaines logent généralement à bord de leur propre navire, mais il n'est pas rare qu'ils soient invités sur la Citronnelle, le vaisseau amiral, pour les dîners ou pour des réunions... commença Jonas avec un petit haussement d'épaules.
— De ce que j'ai vu ce soir, ce sont les hommes de l'elfe noir...
— Ils le surnomment Feu Grégeois. C'est un ensorceleur avec un goût pour ce qui flambe et explose.
— Bref, ce sont ses hommes qui surveillent le port et la lande.
— S'il y a de réelles dissensions entre les capitaines, il n'est pas impossible que le Squale essaie de se les garder sous la main. Sur la Citronnelle.
— Mais la Citronnelle est gardée par ces marins fous de Karatur. A mon avis, il serait plus simple de la couler que de l'infiltrer..."

-Je doute que nous puissions réitérer la même manœuvre que pour le Crève-Panse, intervint-il. Quant à attaquer le bâtiment de front, ça nous est impossible, à moins d'avoir encore plus de renforts. Une solution serait de faciliter le débarquement de l'ensemble des troupes, en éliminant discrètement les guetteurs près de la plage, de nuit et juste après la relève, puis en tenant la position jusqu'à ce que tous les hommes aient mis pied à terre. Mais peut-être est-ce prématuré... Une autre option consisterait à harceler nos ennemis, à faire de rapides sorties pour éliminer les patrouilles, pour procéder à des assassinats au port... A force, il n'est pas impossible que les marins n'en puissent plus et qu'ils se mutinent. Et s'ils venaient à nous suivre dans les tunnels... Nous les connaissons mieux qu'eux et pourrions utiliser à notre profit leur configuration, laquelle nous permet de résister à des groupes autrement plus nombreux que le nôtre...

" Le risque, si nous tentons un débarquement massif par la plage, est que les pirates en profitent pour tenter une sortie par le port. Séparer nos navires est trop dangereux, aucun des deux ne peut faire face à toute la flotte pirate en une fois, d'autant qu'ils pourraient décider d'armer le voilier de Dame Lamalice pour s'en faire un quatrième vaisseau plus léger. Si nous débarquons, il faudra que les deux caraques libèrent le port. Même si nous éliminons les sentinelles, ils réaliseront que nous leur faisons une ouverture, dit le lieutenant Dessaules.
— Ils pourraient déjà tenter la sortie. Ils ne le font pas parce qu'ils n'ont pas l'intention de partir.
— Les événements de la journée écoulée pourraient les avoir fait changer d'avis. Nous devrons aviser en fonction de ce qu'ils font à l'aube. Si leur seul salut tient au trésor du dragon, ils enverront plus de pirates dans les souterrains. Dans ce cas, nous pourrons agir contre eux ici en bas.
— Mais ils savent que nous sommes là, désormais. Cela va fatalement jouer sur leur stratégie. Ils ignorent que nous avons quarante soldats luméniens mais ils savent que nous ne sommes pas sans ressources."

Le barde réfléchit quelques instants.
-Pourquoi ne pas jouer sur les deux tableaux en même temps ? En envoyant d'une part un petit groupe en surface, pour espionner les pirates et en éliminer si l'occasion se présente, d'autre part un escouade dans les tunnels, pour essayer de trouver une voie menant à la grotte du dragon ? Nous avons cessé les explorations souterraines après les tremblements de terre, par peur des éboulements, mais les choses ont l'air de s'être stabilisées, au moins temporairement...

L'elfe opina du chef.
"Je crains malheureusement que nous ne soyons limités en troupes susceptibles d'intervenir de ces manières. Mais je peux sûrement envoyer deux agents sur le port et profiter des derniers instants avant l'aube dont nous disposons pour récolter un maximum d'informations.
— Je n'y connais rien en trésor de dragon, intervint l'officier, mais est-ce qu'il est complètement farfelu de penser que cette instabilité de l'île puisse être due, justement, à une forme de protection que la bestiole aurait placée autour de son butin ? Est-ce que Mersant était instable, avant ?"
Il se tourna vers Martin, qui était resté étrangement silencieux depuis son arrivée sur l'île. Il parut d'ailleurs émerger d'un songe avant de répondre.
"Non, pas que je me souvienne. Je suis ici depuis un bon bout de temps, et nous n'avons jamais eu ce genre de problèmes.
— Mais il n'est pas impossible non plus que ces explosions soient dues à une technique peu orthodoxe des pirates pour creuser vite et profond, si ?" demanda Kerun en regardant Jonas, cette fois.
Ce dernier haussa les épaules avec une grimace.
"Alors là, vous m'en demandez beaucoup. Oui, j'imagine que c'est possible. Comme je l'ai dit, il y a quelques excités de la boule de feu dans leurs rangs.
— Une boule de feu ne cause pas des tremblements de terre ! s'exclama Seskan.
— Mais par contre, Valaellyn est chauntéeenne. Est-ce que les séismes ne font pas partie des choses qu'ils peuvent conjurer ?
— Valaellyn m'a eu l'air d'une personne tout à fait raisonnable. Pas du genre à faire écrouler des tunnels sur la tête de ses compagnons.
— L'un dans l'autre, nous ne connaissons pas précisément la source de ces tremblements. Il me semble dangereux de renvoyer des hommes sous terre et de prendre un tel risque."

-Je comprends que vous préfériez ne pas mettre en danger la vie de vos hommes pour une si hasardeuse expédition, lieutenant. Cependant, il faudra en lancer une tôt ou tard, car des survivants sont sans doute toujours cachés dans un autre réseau de galeries. Les pirates ont pris et tué Galeren, l'un d'entre eux : je suppose qu'il a été séparé de ses compagnons et qu'il est sorti à la surface suite aux tremblements de terre. Mais pour autant que nous sachions, il est le seul à avoir subi ce triste sort... Ainsi, à moins que les éboulements n'aient eu raison de tous son groupe, qui comptait des enfants et Valaellyn, la prêtresse que vient de mentionner Guéric, il reste des personnes à secourir. Quant à savoir si nous tentons la chose dès à présent où si nous attendons d'avoir réglé le problème des forbans... Jusqu'ici, nous étions partis sur la seconde optique qui nous paraissait moins risquée. Mais si cela doit prendre encore des jours... Enfin, dans tous les cas, nous pouvons encore sursoir à cette décision, le temps d'avoir opéré une reconnaissance en surface. Et dans tous les cas, si une telle opération de sauvetage est lancée, je me porte évidemment volontaire.

L'officier vira au pivoine, manifestement insulté par ce que Taliesin venait de sous-entendre. Il resta cependant civil lorsqu'il reprit la parole.
"Mes hommes iront bien sûr à la recherche des survivants. Mais vous avouerez qu'il y a une différence entre s'aventurer dans les profondeurs d'une île instable pour rechercher un objet magique dont nous ne savons rien et nous porter au secours de quelqu'un... fit-il, d'un ton maîtrisé.
— Bien sûr, s'empressa d'ajouter Constance, conciliatrice.
— Avant qu'ils ne soient chamboulés, je connaissais bien les tunnels de Mersant, en tout cas le réseau superficiel, intervint Martin. Je pourrais mener une équipe dans les grottes où sont sensés se trouver les autres. Avec un peu de chance, il y aura moyen de les localiser...
— Est-ce que ce n'est pas le genre de choses qu'un clerc devrait pouvoir régler facilement ?" demanda Guéric.
Seskan eut un sourire.
"Beaucoup de ragots circulent sur les clercs, Guéric, tu ne savais pas ? fit Constance.
— Nous devrions cependant évaluer précisément nos besoins avant que j'aille prier, ajouta Seskan. Le jour va se lever, je dois y consacrer mon heure quotidienne si vous voulez que je puisse vous être utile.
— Je vais embarquer deux hommes et le halfelin. Vous avez le temps de réfléchir au reste pendant que nous récoltons des informations." trancha l'elfe en se levant.

Le barde grimaça : il n'avait eu aucune intention d'insulter l'officier... Il fallait croire que son séjour dans les souterrains ou parmi les pirates avaient nui à ses capacités en matière de diplomatie; A moins, tout bonnement, que la fatigue ne soit en cause... Dans tous les cas, il présenterait ses excuses sitôt qu'il en aurait l'occasion : il avait rien moins qu'envie de s'aliéner des hommes venus à leur secours alors que rien ne les y obligeait. Cependant, il restait pour l'heure un ultime détail à régler :
-Établissons-nous notre base ici même ou penses-tu qu'il vaut mieux choisir une caverne plus proche de la surface ? demanda-t-il à Guéric.

Le halfelin pinça les lèvres, pensif.
"Nous sommes encore très bas, mais si Squale envoie beaucoup d'hommes dans les souterrains, les grands espaces risquent d'être peu sûrs... Je ne sais pas. Je dirais que nous devons prendre le risque de monter. Pour l'instant, séparer le groupe me semble une mauvaise idée... Nous avons enfin une force de frappe conséquente... La morceler... Cela ne nous a pas vraiment réussi, même quand nous n'étions qu'une dizaine..."
Il eut un haussement d'épaules.
"Mais je ne suis pas spécialiste. Je travaille généralement en solo.
— Mes hommes n'ont pas grande efficacité dans ces couloirs sombres, même avec trois lampes à huile. Je pense que nous devons monter, et si cela précipite une confrontation, et bien... Nous aviserons au moment même."
Kerun commençait à s'impatienter et Guéric le rejoignit en trottinant dans les rochers. Le reste de la troupe se mit en mouvement une fois que les éclaireurs eurent disparu.

Préférant attendre un moment plus adéquat pour s'entretenir avec le lieutenant Dessaules, Taliesin rejoignit Martin avec lequel, jusqu'ici, il n'avait pu échanger le moindre mot.
-J'espère que tu ne regretteras pas d'être revenu dans ces tunnels infernaux... En tout cas, ça fait bien plaisir de te revoir, d'autant que tu as meilleure mine que lors de ton départ ! Tiens, au passage, jolies armoiries ! M'aurais-tu caché tes origines nobles ?

"Ce sont les armoiries luméniennes, patate, tu es certain que tu y es déjà allé ? fit le courtisan, railleur. Mes vêtements étaient tellement crasseux que c'était ça ou ils me rejetaient à la mer. J'aurais préféré un truc un peu plus... seyant, mais Longuehune m'a évalué en une seconde. Bon, j'ai fait des blagues un peu limites, aussi, mais c'était la décompression... La traversée a été plutôt rude et... Bref, les nerfs, tout ça. Mais il a hésité à m'enfermer dans une cabine quelque part, je pense. Il espérait se débarrasser de moi quand les autres sont allés sur la petite frégate antelucienne, mais j'ai insisté pour rester. Et me voilà. J'ai beau être fils de pêcheur, je n'adore pas le grand large, je dois dire. Et puis j'ai eu l'impression que quelque chose n'était pas bouclé. C'est difficile à expliquer... Mersant... C'est quand même ma maison depuis trois ans. Je ne pourrais pas partir comme ça."
Il eut un sourire embarrassé puis se reprit.
"Et puis c'était surtout pour toi ! Je me dis qu'il y a encore une chance que la situation dégénère et on ne sait jamais comment se comportent les gens dans leurs derniers instants !"

Il lui adressa un large sourire.
-Fichtre, dire que j'étais tout prêt à croire que tu étais le descendant direct de l'ancienne impératrice de Luménis... Me voilà bien déçu ! Quant à ce qui m'arrive lorsque je crois tout perdu, je peux te le révéler : soit j'ai des envies suicidaires, soit je tombe dans une rage meurtrière. Il vaut donc mieux que les choses n'en arrivent pas là ! Non, j'aimerais que tu assistes, au contraire, à la déroute finale des pirates et à la libération définitive de Mersant. Ainsi la boucle serait-elle bouclée, et puis, quelle meilleure fin pour notre épopée ?
Il se fit plus grave.
-Sinon, je voulais te demander... Comment allait Victor, la dernière fois que tu l'as vu ?

Le courtisan eut un sourire entendu.
"Honnêtement, il allait bien. La traversée a été rude, la mer était mauvaise, on a eu affaire à quelques créatures pas très commodes en quittant les eaux proches de Mersant, et puis après, c'était vraiment le bordel... On ne s'improvise pas constructeur de navires en quelques jours avec du bois flotté... Mais soit. Philibert, le Mélandien, nous a sauvé la mise, je pense. On n'a même pas dû balancer les elfes noirs à la flotte, malgré mon envie de m'en défaire. Quand on les a chargés sur la Lumineuse, je peux te dire qu'ils n'en menaient pas large, cela dit... Enfin bref, on parlait de Victor. Le petit Lathandrite a jeté un oeil sur Jehan, et puis il a fait son petit cinéma et le gamin avait l'air d'aller mieux. Il a quand même avoué qu'il n'était pas de taille à lever complètement cet état, et le clerc de Valkur qui est sur la Verte Voile va lui insuffler l'énergie nécessaire chaque jour, jusqu'à ce qu'ils regagnent Luménis. Longuehune pense qu'il y aura quelqu'un de suffisamment calé au Temple de Lathandre ou au Temple de Mystra. Seskan aussi. Donc ils sont confiants. Je pense que ça a requinqué Victor plus que d'être en sécurité à bord d'un bateau ami. Bon, il s'inquiète pour toi, mais il n'a pas protesté quand on l'a écarté du danger. Je pense qu'il est crevé, entre nous. Ce n'est qu'un gosse, et il a beaucoup de courage et de ressources, mais quand même... Il dormait moins de dix minutes après qu'on ait été récupérés par les Luméniens. Il a dormi, dormi, dormi, mangé, dormi encore. Et à mon avis, à l'heure où nous parlons, il dort toujours."

-Tant mieux, parce qu'il en avait sacrément besoin. Ce sont de bonnes nouvelles, pour lui comme pour Jehan. Ne reste plus maintenant qu'à retrouver Benoit, et le trio de passagers clandestins sera reconstitué. Ensuite, je veillerai à ce qu'ils retournent là où ils n'auront plus rien à craindre, là d'où ils n'auraient jamais dû partir.
Si tout se terminait ainsi, ils pourraient s'estimer plus que chanceux. Toutefois, puisque la situation semblait peu à peu tourner à leur avantage, il n'avait pas l'impression que ses espoirs soient particulièrement insensés...

Martin opina du chef.
"Dire qu'ils ont cru t'accompagner jusqu'à Mélandis... On devrait davantage mettre les gosses en garde, sur Hélonna. Je ne sais pas ce qu'ils imaginent, mais ce n'est manifestement pas suffisant."
Il leva les yeux au ciel puis laissa Taliesin passer devant lui pour négocier un boyau plus étroit. Ils progressèrent encore quelques minutes, puis débouchèrent dans une salle plus vaste. L'elfe se souvint qu'ils étaient presque dehors. Encore une petite montée, deux fourches et la succession de petites cavernes qui précédaient l'ouverture.

Taliesin se rapprocha de l'officier pour lui présenter la situation : s'ils s'arrêtaient ici, ils pourraient rester réunis mais gagner la surface leur prendrait quelques minutes ; s'ils allaient plus loin, il leur faudrait se répartir en petits groupes dans les grottes contiguës mais seraient en mesure de surgir presque instantanément à l'air libre, en cas de besoin. Lui-même préférait de loin la première solution. Toutefois, il s'efforça de rester le plus neutre possible dans son exposé. Il n'avait aucune autorité sur le lieutenant et ne voulait pas prendre le risque de voir empirer leurs relations en lui donnant l'impression de se substituer à lui en matière de commandement...

Valerian Dessaules se rangea à son opinion sans le savoir et stationna les hommes de la Lumineuse dans la plus grande caverne, n'envoyant que quelques agents de Kerun vers la surface. S'ensuivit une période d'attente. L'officier luménien paraissait nerveux, c'était un humain encore jeune, sans doute d'une petite trentaine d'années, et il passa son temps à arpenter la grotte d'un pas mal assuré. A bien y réfléchir, dans cette pénombre, tous les êtres humains, et ils formaient le gros du contingent, paraissaient mal à l'aise. Il y avait quand même quelques demi-elfes parmi les soldats, et tous les hommes de Kerun paraissaient capables de voir dans les ténèbres. Mais ces derniers étaient désormais tous hors du groupe.
Pendant ce temps de battement, Taliesin ne nota que deux petits événements. Le premier fut que Martin s'entretint pendant un court moment avec Jonas. Ensuite, ils s'esquivèrent dans le boyau qui redescendait vers les profondeurs. Ils revinrent quelques minutes plus tard. Ils avaient échangé leurs vêtements et Martin paraissait particulièrement fier de lui dans son costume de pirate.
De leur côté, Seskan et Constance eurent un entretien très animé qui se termina apparemment mal, puisque le clerc leva les bras au ciel et s'éloigna d'un pas rageur. Taliesin vit ensuite le capitaine de La Liberté parler toute seule, puis se souvint de la présence indiscrète de Rumoc. Elle finit par venir le rejoindre et se laissa tomber lourdement à côté du barde.
"Les hommes !" grommela-t-elle avec mauvaise humeur, mais peut-être aussi autre chose, de plus doux, caché en-dessous.

L'elfe n'avait pas pour habitude de s'immiscer dans les affaires qui ne le concernaient pas. Cependant, comme le capitaine semblait vouloir discuter avec lui, il ne pouvait pas vraiment demeurer silencieux...
-Seskan m'a l'air plutôt protecteur, commença-t-il. Même si cela part d'une bonne intention, je comprends que vous soyez quelque peu agacée... D'autant que vous ne me faites pas l'impression d'être quelqu'un qui se laisse aisément dicter sa conduite.

"Ça n'était pas le cas hier et je peux te jurer que ça ne sera pas davantage le cas demain ! s'exclama-t-elle avec véhémence. Mais je crois surtout que cela tient au fait qu'il ne comprend pas mes raisons... Peu importe. Il n'est pas question que je remonte à bord de ces chaloupes avant d'avoir récupéré le reste de mon équipage !"
Il y eut alors du mouvement près de l'entrée de la grotte. Plusieurs groupes de soldats se levèrent, la main sur le manche de leur arme, mais l'alerte fut levée : le groupe de Kerun était de retour. L'elfe rassembla rapidement les personnes intéressées autour de lui.
"Plusieurs éléments. Les pirates vont redescendre dans les grottes, manifestement en masse. Ils ont placé un navire en travers de l'entrée du port, avec des sentinelles, que nous pensons être les lanceurs de sorts. Le capitaine humain, Le Blanc, a été tué et remplacé par un homme de Squale."

Voilà qui dissipait leurs doutes, si tant qu'il en aient encore eu : le Squale basait tous ses espoirs de salut sur l'artefact. Dire qu'ils s'étaient trouvés à quelques mètres seulement de celui-ci, qu'ils auraient pu s'en emparer s'ils avaient connu son existence... Il y avait vraiment de quoi enrager. Cependant, les regrets ne leur seraient d'aucun secours. Ils devaient se concentrer sur le présent et, à ce niveau, le nombre restreint de pirates en surface leur ouvrait peut-être d'intéressantes perspectives. Le moment n'était-il pas venu de passer à l'action ? Ne pouvaient-ils éliminer discrètement les guetteurs, notamment ces lanceurs de sorts, pour faciliter un débarquement des autres Hélonniens ? Ou jouer sur la possible rancune des hommes du Blanc ? Que leur capitaine ait été tué pendant les combats ou exécuté pour s'être opposé à son commandant suprême, il n'était pas insensé d'imaginer que son ancien équipage n'appréciait guère le nouveau chef qu'on lui avait imposé... Oui, il y avait sans doute de quoi faire. Néanmoins, l'elfe préféra demeurer silencieux, attendant les réactions de l'officier et de ses compagnons.

"Restera-t-il assez d'hommes en surface pour gérer les navires ? demanda l'officier.
— Je ne pense pas, répondit Kerun en se tournant vers Guéric.
— S'ils se rassemblaient sur un seul navire, peut-être, mais je pense qu'ils ont décidé de se servir du Meurs Chiure comme d'une barrière. Nous pouvons essayer de les prendre à revers pour les éliminer... Ils sont quand même huit ou dix, dont au moins trois clercs de Talos et l'ensorceleur demi-drow qui a l'air plutôt doué.
— Nous pouvons envoyer une équipe pour les éliminer et faire débarquer les troupes par la plage. S'ils ne sont pas assez nombreux pour les navires, ils ne pourront pas s'enfuir, reprit Dessaules.
— Le Squale a perdu la tête ! s'exclama Constance.
— Sauf s'ils trouvent ce qu'ils cherchent, commenta Kerun.
— Ce qui me parait beaucoup plus risqué, c'est qu'ils nous trouvent nous, et l'autre groupe de survivants. Nous devons nous organiser pour faire face à leur arrivée massive... intervint Guéric.
— Il faudrait les doubler dans les grottes de l'autre côté. Est-ce encore possible ? fit Martin.
— J'en doute." dit Kerun avec une grimace.

-Cela fait des jours qu'ils envoient des groupes importants dans les tunnels, intervint le barde. S'ils n'ont pas trouvé nos compagnons jusqu'ici, il y a des chances qu'ils n'y parviennent pas davantage à présent, même avec des effectifs sensiblement accrus. Du moins, si leur objectif est bel et bien l'artefact... Car nous ne devons pas tout à fait écarter d'autres hypothèses : ils pourraient aussi chercher à se procurer de nouveaux otages, ou à nous débusquer comme le suggérait Guéric, ou encore à nous tendre un piège en nous poussant à faire une sortie pour mieux nous éliminer... Malheureusement, je doute que nous ayons les moyens de connaître leurs intentions réelles. Et si les prendre de vitesse dans l'autre réseau de galeries est vraiment impossible, il me semble que nous n'avons guère qu'une option à examiner : sommes-nous en mesure d'éliminer rapidement et discrètement les sentinelles en surface, afin de faciliter un débarquement ? Si c'est le cas, la chose mérite d'être tentée. Il nous faudrait cependant veiller à ce que nos ennemis ne nous prennent pas à revers tandis qu'officiera le groupe d'intervention...

"Je ne suis pas certaine qu'ils chercheront à se procurer de nouveaux otages. Squale était pour le massacre de tous, sauf de certains hommes... utiles, intervint Constance. Si elle a fait tuer le capitaine humain, c'est qu'elle cherche à raffermir son autorité. Y compris sur son second. S'ils nous cherchent, c'est pour nous liquider.
— A mon avis, le désir de vengeance doit en titiller plus d'un, ajouta Guéric. Nous avons quand même fait de gros dégâts.
— Je pense que nous pouvons les prendre à leur propre jeu... Si nous les attirons dans les tunnels en les y invitant... Il y a moyen de les égarer loin et profond assez facilement, et de nous assurer que le groupe resté en surface à le champ libre pour intervenir.
— C'est risqué, dit l'officier luménien.
— Mais ça peut effectivement être efficace." le coupa Kerun.

Le barde se frotta le menton, pensif.
-Cette solution est effectivement tentante malgré son caractère hasardeux... Concernant l'intervention à l'extérieur, il faudrait d'une part une poignée d'hommes discrets pour abattre les guetteurs, d'autre part le gros de nos forces pour sécuriser les lieux et préparer le débarquement. Quant à l'opération visant à appâter les forbans et à les égarer, elle réclame à la fois moins de monde et des personnes bien précises, puisqu'elles devront soit bien connaître les souterrains, soit ne pas trop être incommodées par l'obscurité qui y règne... Sachant aussi que leurs chances d'en réchapper sont minces, pour le moins. C'est d'ailleurs le point qui me gêne le plus : je n'aime pas trop l'idée que certains d'entre nous se lancent dans une tâche aux allures de sacrifice...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant