La Couronne de Cuivre

Certaines des décorations du lieu étaient abstraites : des ondulations, des volutes, des arabesques...
Il était facile d'y voir des symboles, puisque ceux-ci étaient, pour beaucoup, tout en courbes.
Impression trompeuse ?
Toujours est-il que la frise sculptée du linteau de la porte attira particulièrement son attention.
Difficile, toutefois, d'en être certain, puisqu'il n'avait vu que brièvement les fameux symboles et puisqu'il avait laissé le travail de Giovanni aux instituteurs.

Cette frise était beaucoup trop compliquée pour qu'il puisse la recopier, aussi décida-t-il d'aller récupérer le parchemin de Giovanni auprès des instituteurs. Peut-être qu'en comparant ce que le barde avait dessiné et le linteau, il arriverait à quelque chose... Si cela restait trop complexe, il demanderait au peintre sunite de l'examiner lui-même. Après tout, il était expert en représentations et sans doute parviendrait-il à en tirer quelque chose...

Les instituteurs n'étaient pas allés manger.
Non, ils étaient allés se chercher à manger puis s'étaient remis au travail tout en grignotant.
Ils protestèrent donc - pour la forme - lorsqu'il voulut les priver du précieux parchemin et lui firent promettre de vite le rapporter.
Revenu à la porte des cuisines, il procéda à une comparaison.
Et oui, il lui sembla bien retrouver, dans la frise, l'un des symboles recopiés par Giovanni.
Point de certitude absolue mais... des ressemblances troublantes.

Cela valait la peine de tenter le coup. Peut-être avec Ruth. La gamine leur servirait ensuite de coursier jusqu'à la cuisine, pour s'enquérir des résultats. Avec Alban dans l'autre sens. Oui, ça valait le coup.
Il quitta donc la cuisine, rapporta le parchemin aux instituteurs mais fit une copie du symbole qu'il avait identifié, puis se mit en quête de la paire d'écuyers. Comme Hubert l'accompagnerait aux caves, il était certain que le paladin n'aurait pas d'objection à ce qu'ils les mette à contribution...

Aussitôt dit, aussitôt fait : le paladin ne vit pas d'inconvénient à son plan et, en compagnie de Ruth, ils partirent pour les caves tandis qu'Alban prenait la direction des cuisines.
Ouvrir la porte de la salle souterraine puis le coffre qu'elle abritait ne posa évidemment aucun problème au paladin. Pas davantage que de placer la gemme dans la niche située sous le symbole repéré : elle s'y encastra parfaitement.
-J'attends que vous ayez appuyé sur le bouton ou je monte déjà ? s'enquit l'écuyère.

Le Luménien sourit.
" Je vais appuyer tout de suite. Voyons voir si la gemme s'active... Ensuite, tu pourras filer."
Et il joignit le geste à la parole, tandis qu'Hubert demeurait un pas en arrière, circonspect.

Lorsqu'il appuya sur le bouton, il y eut une légère vibration et la lueur qui habitait l'étrange gemme parut croître en intensité.
L'instant suivant, Ruth partit à toute allure. Ils l'entendirent cavaler puis l'écho de ses pas disparut.
Ce fut dès lors le silence.
Une, puis deux, puis cinq minutes s'écoulèrent.
Personne ne revenait.

" Je vais aller voir, dit finalement Albérich.
— Je retire la gemme ?
— C'est plus prudent, je suppose." dit le Luménien, déjà dans le couloir.
Il le remonta au pas de course, subitement inquiet, se morigénant déjà d'avoir été trop pressé. Il aurait mieux fait d'attendre que les instituteurs aient décrypté ce langage, mais voilà, il avait voulu faire au plus vite, garantir un repas chaud à chacun... et il avait peut-être déclenché une catastrophe.

En approchant d'un tournant, il entendit des pas précipités.
Surgit alors Alban qui manqua le percuter de plein fouet.
-Désolé, monseigneur... lâcha-t-il après s'être arrêté in extremis.
Il s'efforça de reprendre son souffle.
-Et désolé de vous avoir fait attendre mais... Il n'y a rien eu de spectaculaire, j'ai juste cru entendre un bruit, et si je n'avais pas indiqué à Ruth de quelle direction il était provenu... Je pense que j'aurais fini par croire que je l'avais imaginé.

Ouf, c'était déjà ça. Pas de morts, pas de désastre.
" Et ? Juste le bruit ? Rien d'autre ? Quel genre de bruit ? demanda le Luménien en posant une main soulagée sur l'épaule du gamin.

-C'est difficile à expliquer, monseigneur, parce qu'il y avait du bruit dans les cuisines... Mais je dirais qu'il y a eu comme... un déclic, avec un vrombissement.
Il sourit.
-Mais ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est que quand Ruth est arrivée, je lui ai dit d'où ça m'avait semblé venir, elle est allée regarder et elle a réussi à découvrir une sorte de... de panneau caché. Avec des boutons. Comme celui des thermes, au fort...

" Oh. Je vais aller demander à Hubert de replacer la gemme, dans ce cas-là."
Il regarda le petit garçon, avec un large sourire. Ils avaient peut-être bien trouvé ce qu'il fallait, après tout !
" Ecoute, demande peut-être à Giovanni et aux instituteurs d'examiner le tableau, avec Ruth et toi ? Hubert et moi devons encore faire une chose ou l'autre ici en bas, mais nous arrivons le plus vite possible. Ne touchez à rien en notre absence. Tu crois que c'est possible ?"

L'écuyer, qui avait retrouvé sa solennité coutumière, opina du chef.
-Bien sûr, monseigneur. Il en sera comme vous l'avez demandé.
Sur ce, il tourna les talons et repartit d'un pas tranquille.
Néanmoins, passé le tournant, Albérich l'entendit se mettre à galoper comme Ruth l'avait fait avant lui.

Décidément, Alban restait Alban. Le Luménien fit volte-face et rejoignit Hubert pour lui demander de replacer la gemme. Le paladin était à l'entrée de la petite pièce et s'exécuta sans poser de questions.
" Ça a marché, alors ? demanda-t-il alors qu'ils ressortaient.
— Ça a activé un tableau de commandes. Ils nous attendent pour le manipuler. Mais nous devons d'abord communiquer avec l'extérieur.
— Avec qui comptes-tu communiquer ?
— Luménis.
— Luménis ? Je pensais que tu voulais contacter Marthe.
— Pas encore. Je dois d'abord repérer le trajet qu'ils doivent emprunter... sans doute leur fixer un rendez-vous avec une escouade... et puis en fonction des résultats dans la cuisine, nous aurons, ou pas, besoin de combustible.
— Mais Luménis... Tu ne crois pas que nous devrions d'abord en débattre ?
— Nous avons besoin d'aide, Hubert.
— Je crois que c'est prématuré."
Le Luménien s'arrêta et croisa les bras.
" Parce que tu penses que nous allons, seuls, déloger deux cent soldats ithiliens ? Avec des otages ?
— Je pense qu'on peut au moins se poser la question. Et sans que tu montes d'emblée sur tes grands chevaux."
Albérich se tut, pris au dépourvu par la résistance de son compagnon. Cela le fit sourire. Hubert avait repris du poil de la bête.
" Très bien, allons voir cette cuisine, alors."
Il prit la tête de leur duo, mais Hubert le retint par le bras et le fit pivoter contre lui pour l'embrasser.
" Je veux juste... que tu prennes le temps, souffla-t-il doucement, après quelques secondes. Juste en parler...
— Tu as raison, je brûle les étapes... Je ne dis rien."
Ils profitèrent encore quelques secondes de leur étreinte, puis repartirent vers les hauteurs.

Dans les cuisines, un inhabituel petit attroupement s'était constitué.
On y trouvait les instituteurs, les écuyers, leurs amis et Giovanni, une feuille de papier et une mine à la main, examinant attentivement le panneau de contrôle. Ruth avait dû trouver quelque mécanisme activant son ouverture car celui-ci se trouvait à un endroit où, lors de sa minutieuse visite, Albérich n'avait rien vu d'autre qu'un mur ordinaire.

Albérich se garda bien de forcer le passage, observant le barde au travail. Hubert était dans son ombre, mais le Luménien sentait qu'il aurait aussi bien pu se trouver ailleurs, et qu'il s'esquiverait sans doute assez rapidement. Pourtant, il espérait pouvoir discuter avec lui de cette fameuse suite, du contact avec Luménis qui lui semblait indispensable, des raisons —*car il devait y en avoir — qui le rendaient réticent.
Mais pour l'heure, il fallait qu'ils comprennent le fonctionnement de ce tableau... et qu'ils obtiennent enfin des fourneaux fonctionnels !
" Tu en tires quelque chose ?" finit-il par demander, à l'intention de Giovanni.

-Pas grand chose.
Le barde se tourna vers lui.
-Comme il y a des symboles à côté des divers boutons, je les ai recopiés. Même si comme nous sommes pour l'heure incapables de les déchiffrer, ça n'avance pas à grand chose. Je crains donc que découvrir les mystères de ce dispositif passe par de l'expérimentation.
-Comme c'est moi qui est découvert le panneau, c'est moi qui appuie en premier. Tu étais d'accord, souviens toi.
-Pardon ? Je n'ai jamais dit ça !
-Oh que si.
-Non. Ou alors je l'ai dit pour que tu me laisses l'examiner. Et comme c'est moi qui l'ait examiné, c'est moi qui appuie en premier.
-Non, moi.
-Non, moi.

Albérich haussa les sourcils.
" Et si c'était Alban, pour une fois, qui appuyait le premier ? Avec votre verve, je me demande s'il peut parfois en placer une."
Il se tourna vers l'écuyer.
" C'est moi qui ai découvert que nous pouvions activer la cuisine, c'est moi qui décide. Je te propose d'essayer de nous allumer les fourneaux. Ce serait vraiment magnifique si tu y parvenais. Mais pas dramatique s'il nous faut plusieurs essais."

-C'est pas juste, souffla distinctement Giovanni.
-Hé, tu m'as volé ma réplique !
-Je suis désolé mais... je dois obéir aux ordres, fit Alban, embarrassé.
Il observa le panneau, tendit le doigt vers un bouton, se ravisa, appuya sur un autre.
La détonation les fit tous sursauter.
L'explosion de lumière les fit cligner des yeux.
La vague de chaleur les fit quasiment suffoquer.
Dans l'âtre immense des cuisines, un feu d'enfer s'était mis à brûler.

" Wouah !" s'exclama spontanément Albérich, tandis qu'Hubert s'était instinctivement interposé entre le foyer et le petit attroupement.
Le Luménien refit face au tableau.
" Est-ce qu'il n'y a pas un petit levier... pour en régler l'intensité ? Parce que là, je crains qu'on ne calcine l'intégralité de nos repas..."

-Attends, je crois que j'ai remarqué une sorte d'engrenage...
Alors que la cuisine prenait déjà des allures de fournaise qu'une forge n'aurait pas envié, le barde se rapprocha du panneau et tendit la main.
Une vague de chaleur plus intense encore les balaya tandis que le feu devenait aveuglant.
-Oups, ce n'était pas le bon sens...
La chaleur commença à décroitre, de même que la hauteur des flammes.
-Bon, au moins, on aura réchauffé tout l'étage, je crois... conclut Giovanni en continuant à actionner le mécanisme.

Albérich était tout simplement ravi. Leur problème de combustible était réglé, et il avait bon espoir que leur problème de chauffage le soit également dans très peu de temps. Bien sûr, cela ne ferait pas apparaître des matelas, mais les rescapés ne devraient pas vivoter dans des conditions épouvantables.
" C'est formidable, dit-il, et il le pensait. Nous allons pouvoir cuisiner... et si Ruth nous déniche le panneau de commande des thermes, je suis certain que nous trouverons un moyen de les chauffer..."
Il sourit, serra l'épaule d'Alban.
" La fine équipe... Essayons de voir ce que font les autres boutons, sans nous carboniser. Qui prend des notes ?"

-Moi, fit Giovanni en essuyant, d'un revers de manche, la sueur qui avait perlé sur son front.
Outre allumer et éteindre le feu, outre contrôler son intensité, depuis une fournaise digne des enfers jusqu'à un simple tapis de falmmes pouvant faire office de braises, il était possible d'entraîner la rotation de la broche dont était pourvue l'âtre et de faire apparaître une grille au fond de celui-ci. De surcroit, le panneau contrôlait également les vastes cuves apparemment destinées à la vaisselle : il était possible, en un geste, de les amaner à se remplir d'eau ou à se vider...

La magie de ces Anciens était absolument stupéfiante. Tellement stupéfiante que le Luménien ne pouvait s'empêcher de ressentir presque de l'angoisse. Comment une civilisation capable de tels miracles avait-elle pu disparaître intégralement, son savoir oublié jusqu'à ce jour ? Il avait à moitié l'impression de rêver. Ou alors c'était un cauchemar. L'un dans l'autre, ils allaient pouvoir cuisiner sans plus la moindre difficulté, et il fit appeler Clovis pour que Giovanni puisse lui expliquer le fonctionnement du tableau. De son côté, il appela les instituteurs pour leur expliquer qu'il avait résolu l'énigme des cuisines en examinant le linteau de la pièce, et que c'était peut-être de la sorte qu'ils pourraient identifier une partie des autres symboles.
Il quitta la cuisine avec l'impression d'être un peu ivre. C'était peut-être un effet de l'intense chaleur qui avait régné dans la pièce. Autour de lui, il le devinait, la nouvelle se répandait. Peut-être rendrait-elle quelque espoir à tous ceux qui se massaient là... Et lui, il chercha Thibault, simplement, pour savoir si on pouvait laisser les colons circuler à leur guise... Ensuite le plan, discuter avec Hubert pour organiser l'accueil de Marthe, ce genre de choses... Mais l'idée d'un repas chaud, de pain frais... C'était merveilleux, il n'y avait pas d'autre mot.

-C'est une excellente nouvelle, fit le Sunite en apprenant ce qui s'était passé aux cuisines. Pour le mobilier, qui a échappé à la destruction, pour les élémentaires de feu, qui n'auront pas à se révolter pour mettre fin à leur terrible exploitation et... pour nous, accessoirement.
Il sourit.
-Sinon, l'on peut se promener au rez-de-chaussée sans risques d'être aperçu depuis l'extérieur. Et toutes les portes sont hermétiquement closes : sans notre paladin passe-partout, impossible pour quiconque de les franchir.

" Bonne nouvelle." dit Albérich, souriant.
Et mauvaise à la fois. Leur dépendance vis à vis du paladin pour entrer et sortir du palais allait grandement limiter les possibilités d'action de celui-ci. Rien ne pouvait lui arriver, sans quoi ils seraient prisonniers à l'intérieur, ce qui, même si la prison avait des allures de paradis doré, serait une catastrophe.
" Nous allons pouvoir libérer les gens. Je vais faire une intervention dès que nous aurons réussi à rassembler tout le monde. Avec l'animation en cuisine, ça va peut-être prendre un peu de temps..."

Le sourire de Thibault s'élargit.
-Tu as décidément peu de foi en l'autodiscipline de tes compagnons ! Sache donc que quand du bruit s'est fait entendre, Gaspard a demandé à tout le monde de ne pas bouger et est allé jeter un coup d’œil avec quelques soldats. Bon, peut-être une ou deux personnes se sont-elles déplacées depuis qu'on sait qu'il n'y a nul danger mais honnêtement... Je pense que tu n'auras pas trop à attendre avant de pouvoir démontrer une nouvelle fois à tous tes grands talents d'orateur !
De fait, quelques minutes plus tard, ce qu'il restait de la Communauté sembla être au grand complet.

Albérich n'avait pourtant pas l'intention de faire de grands discours. Une fois qu'il eut obtenu l'attention du groupe, il leur expliqua d'abord la cause de la commotion aux cuisines : ils avaient découvert un moyen d'alimenter l'âtre de la cuisine, et il était probable qu'ils mangeraient désormais chaud. Des équipes continuaient à explorer le palais et à tenter de mieux comprendre la magie des Anciens, mais il avait été décidé que tout un chacun aurait désormais le droit de se promener au rez de chaussée du bâtiment. Malgré les railleries de Thibault, il se permit de leur demander de ne pas se ruer en masse dans les jardins, mais d'y passer chacun un temps raisonnable pour que tous puissent en profiter sans détruire l'environnement.
Il signala que Clovis aurait sûrement besoin d'aide en cuisine, qu'on avait aussi besoin d'un groupe pour les lessives, que les thermes étaient bien évidemment ouvertes à tous, que lui-même demeurerait sur place si certains d'entre eux avaient des soucis de santé, et qu'un conseil, ainsi qu'une assemblée, auraient lieu dès que Dame Marthe serait de retour, probablement le lendemain matin.
Ensuite, il laissa un espace ouvert au cas où il y avait des questions, des suggestions, ou des initiatives.

Il n'y eut ni questions, ni suggestions, ni initiatives : peut-être les colons voulaient-ils prendre le temps de la réflexion en vu de la prochaine Assemblée, peut-être étaient-ils encore trop déboussolés pour faire autrement que s'en remettre entièrement à leurs chefs.
En revanche, il y eut des remerciements pour les explorateurs, pour ceux qui se dévouaient au bien-être commun et pour ceux grâce auxquels on avait commencé à percer les mystères du palais. Il y eu aussi des promesses d'engagement dans les équipes évoquées par le clerc.

Albérich fit signe à Hubert et Gaspard une fois que le groupe eut commencé à se disperser. Giovanni et les instituteurs allaient probablement continuer à travailler sur les symboles, histoire de parvenir à activer d'autres merveilles à l'intérieur du palais, et il passerait les voir dès qu'il en aurait terminé avec les soldats.
" Je voulais vous parler à tous les deux." dit le Luménien en les entraînant dans une pièce voisine.
Dès qu'ils se furent trouvé des chaises, il reprit.
" D'abord, je ne sais pas si vous avez eu des informations concernant les autres membres de l'état-major..."
Hubert s'était raidi. Albérich espérait à moitié que la présence du chevalier le tempérerait : il n'était manifestement au courant de rien.
" Les deux paladins sunites sont tombés... comme Mathias."
Hubert avait rougi mais il ne dit rien.
" Par contre, Ezéchiel et Guillermo sont... manquants sans que personne ne puisse attester de leur chute.
— C'était le capitaine de sa garde personnelle. Mathias. Un homme qui l'a protégé de son corps pendant des années..." lâcha simplement le paladin, d'une voix blanche.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue