La Couronne de Cuivre

" Oh non, ne t'en fais pas, dit l'elfe en secouant la tête, embarrassé. Je ne crois pas qu'il nous nuirait. Je veux dire... Si Amrod lui fait confiance... De toute façon, même s'il n'est pas le bienvenu en Lorien, ce n'est pas comme s'il allait subitement... faire passer les humains d'abord."
Il rougit.
" Enfin. Je sais que ce n'est pas facile à comprendre pour toi, mais... Enfin bref."

[color=#FFFFF66]-Oh, je pense au contraire que je comprends,[/color] répondit-il, apaisant. Bien sûr, je suis convaincu que les elfes et les humains de la région gagneraient beaucoup à mieux se connaître et à avoir des relations plus apaisées. Mais cela ne m'empêche pas de comprendre.
Après tout, on pouvait traduire cela en terme de communauté plutôt que de races : deux groupes humains ou elfiques au passé commun difficile et aux cultures différentes pourraient entretenir les mêmes rapports.

" Je ne sais pas si c'est possible aussi près de l'orée, dit Caenlin. Ces terres étaient elfiques... Il n'y a pas assez longtemps. Les humains... pensent autrement. Manger, prospérer, travailler... Ils n'ont pas les mêmes valeurs que les elfes. Nous ne regardons pas dans la même direction, comme dit le dicton. Plus loin, sur la côte, dans des endroits où la forêt n'était pas présente autrefois... C'est plus simple. Les humains sont d'ailleurs plus curieux, moins méfiants... et nous n'avons rien à leur reprocher, pour une fois !"

-Je vois ce que tu veux dire et je suis en partie d'accord. Néanmoins, il ne faut jamais dire jamais : l'histoire est riche d'exemples montrant que des peuples autrefois ennemis parvenant à passer outre leurs différends et à vivre en bonne intelligence. Mais lorsqu'il y a des elfes impliqués, j'imagine que, par nature, cela prend plus de temps.
A moins que ne surgisse un ennemi commun et que la menace qu'il représente n'oblige à hâter le processus.

" D'autant plus que le peuple impliqué n'a pas grand respect pour la mémoire et l'histoire, et une vilaine tendance à vivre au jour le jour, sans se soucier très fort ni d'hier, ni de demain. Oh je sais, tu vas dire : ils ne sont pas tous comme ça ! Mais beaucoup sont comme ça. Et mon impression est qu'ils s'y complaisent. Ce qu'on ne peut pas vraiment leur reprocher : leur vie est courte et ils sont tellement... sanguins... qu'ils arrivent généralement à l'écourter encore un rien !"

-Semblables choses arrivent aussi aux elfes. Il y a même eu des guerres entre eux.
Il sourit.
-Et effectivement, je ne peux m'empêcher de le dire : les humains ne sont pas tous comme ça. Plus important, cependant : les elfes pourraient leur apprendre beaucoup, les amener à progresser sur certains points... Et peut-être qu'ils apprendraient des choses en retour.

" Mais ce serait cruel de vouloir les faire vivre à l'elfique : ils n'en ont pas le temps. Et nous, nous ne pouvons pas faire les choses aussi vite qu'eux : nos apprentissages sont plus longs, nos capacités se développent petit à petit... Des enfants elfes ne peuvent pas côtoyer des enfants humains plus d'un an ou deux avant que les écarts se creusent, et les compagnons de jeu deviennent adultes alors même que nos petits mouillent encore leurs couches !"
Il sourit avec un haussement d'épaules.
" Mais soit. C'est sûr que nous avons des choses à apprendre des humains. Mais pas des fermiers d'ici. Les gens intéressants, ils sont à Luménis, à Solarcis, à Lunaros. Pas dans cette broussaille où la taille d'une courgette est le sujet principal des conversations de taverne."

-L'un de mes amis est paysan et je ne l'ai jamais trouvé inintéressant. Je vois ce que tu veux dire, pourtant, et je me dois de nuancer quelque peu : même dans cette vallée, on peut trouver des personnes surprenantes. Par exemple, la veuve chez qui je logeais, la mère du jeune homme que nous avons croisé à l'orée des bois, avec son troupeau... Et bien, elle écrit et ce, de fort belle manière, à en croire un autre de mes amis, un clerc de Milil. De surcroit, elle a accueilli sans hésiter sous son toit le petit faune à qui je suis censé trouver une famille...

" Ah, l'hybride. Je l'ai vu. Ce n'est pas un faune. Mais j'imagine qu'on te l'a dit, déjà."
Il haussa les épaules.
" Ce n'est pas parce que les gens sont accueillants qu'ils sont forcément intéressants. Et inversement. Cela dit, je n'en veux pas aux humains, tu sais. Vu leur horizon, vu les valeurs véhiculées dans leur communauté, ce qu'ils sont n'est pas très étonnant."

-Le milieu dans lequel on grandit joue un rôle majeur, oui... D'où l'importance que j'accorde à l'éducation : c'est le meilleur moyen pour que les générations futures soient plus tolérantes, plus solidaires, plus respectueuses des différences... Quant au fait d'être accueillant, je trouve qu'il est particulièrement significatif dans cette vallée : là où des paysans ont pris Titus pour un démon et se sont enfuis en courant, elle a fait preuve d'une surprenante ouverture d'esprit et l'a accepté pour ce qu'il est avant tout, c'est à dire un enfant. Oh, et le concernant, je sais que c'est un hybride. Simplement, je trouve le mot... méprisant. En tout cas, je n'aimerais pas qu'on l'utilise pour désigner mes petits derniers. Alors je ne l'emploie pas non plus pour lui.

" Hybride n'est pas péjoratif. Bâtard, c'est pire, non ? Après, c'est sûr que c'est le fruit d'un viol, et donc, on le regardera toujours bizarrement dans certains endroits. Mais il y a des hybrides à Anarion. Plus qu'ailleurs, en tout cas. C'est peut-être le seul endroit où il sera bien."
Caenlin ne put poursuivre sur le sujet car Dothiel refit son apparition, sans Amrod. Elle leur décocha une grimace éloquente.
" Je n'arrive pas à croire que j'ai accepté de me faire passer pour la fiancée de Rumil. Si ça remonte aux oreilles de quiconque aux Tombes... Brrrrr..."

-Je suis sûr que si l'on sait également que tu as fait cela pour la bonne cause, pour que progresse notre enquête et que triomphe la vérité, cela ne te portera pas préjudice. D'un autre côté, rien ne vous obligera a rapporter au clan le détail des mesures que nous avons dû prendre...
Il sourit.
-Qu'est-ce que ça a donné ?

" Beaucoup de commisération feinte. Pas que ce soit un mauvais bougre, cet intendant, mais dans le fond, il s'en fiche pas mal de cette histoire. Ce n'est pas son problème."
Elle haussa les épaules.
" Il dit qu'il va interroger le personnel et qu'il nous dira quoi. Lui, à mon avis, c'est à peine s'il savait faire la différence entre Elwyn et Aegon, alors les sous-fifres, faut pas demander."

Il fut tenté de taquiner Dothiel en arquant qu'elle aurait sans été bien en peine de distinguer des humains entre eux mais... ça n'aurait pas été très judicieux.
-On verra ce que ça donne. De notre côté, le cuisinier va vérifier les notes qu'il a prises pour les repas, afin de voir qui s'est absenté. Il nous donnera également le nom des deux tavernes qu'il a conseillées aux plus jeunes des gardes.

" Et tu ne devineras jamais qui est ce cuisinier ! s'exclama Caenlin.
— Qui ?
— Braendoril en personne !
— Braendoril ?! Tu plaisantes !
— Absolument pas.
— Je vais voir."
Elle les abandonna aussitôt et son frère fit la grimace.
" Les filles et les mauvais garçons, hein. Incompréhensible."

-Il y en a aussi pour aimer les garçons bien comme il faut, répondit-il, amusé.
Il jeta un regard dans la direction qu'avait prise Dothiel.
-J'espère qu'elle ne va pas regretter d'avoir oublié le conseil d'Amrod. Déranger un cuistot en plein labeur, c'est se mettre en danger...

" A mon avis, il va l'embaucher. C'est ce que je ferais, à sa place. Elle est adroite... et ça diminuera son débit vocal."
Il secoua la tête.
" Bon, de notre côté... Il ne nous reste plus qu'à attendre le repas. J'imagine que si on sort, ce sera un crime de lèse-majesté."

-Et puis, as-tu vraiment envie de te balader dans les rues de Champsdor ? On en a déjà pas mal fait le tour, sans compter que, pour l'heure, nous n'avons aucune piste à suivre... Du coup, autant profiter de la quiétude de ses lieux.
Et de songer à nouveau aux garçons. A Baptiste, en particulier, qui n'adorait pas camper : après ce séjour à la dure - doux euphémisme -, il ne voudrait sans doute plus jamais en entendre parler.

" Je ne suis pas vraiment du genre à m'asseoir sous les arbres et à attendre que les feuilles tombent. Mais je vois ce que tu veux dire. Seulement, je ne suis pas certain qu'Amrod me laissera me promener dans ses couloirs, vu le désastre que Dothiel et moi avons causé la dernière fois que nous nous sommes vus. Je vais peut-être entrer en Rêverie, ce sera le plus simple pour faire passer le temps."
Il sourit.
" Le banc, là, me parait idéal. J'espère juste qu'aucun pigeon ne me chiera dessus."

-Ça m'est arrivé chez vous et vous ne vous êtes pas privés pour m'en faire la remarque. Par conséquent, j'espère bien avoir, avant longtemps, l'occasion de te rendre la pareille.
Lui-même allait se contenter de marcher dans le jardin. Et si le temps devenait vraiment trop long, peut-être se hasarderait-il à explorer la maison, en veillant toutefois à demeurer dans les parties qu'un invité semblait autorisé à arpenter.

En cette fin de printemps, le jardin fourmillait de vie. Un bassin abritait grenouilles et petits poissons argentés, sous le jet d'une fontaine aux allures de dragon miniature. Tout était elfique dans l'architecture des lieux, depuis les quelques bancs jusqu'aux encadrements des fenêtres qui bordaient le jardin, en passant par les corniches, les toits, la tour bien sûr, et tout le mobilier que le barde pouvait apercevoir au cours de sa promenade. Les draperies, rideaux, tapis reprenaient eux aussi des motifs typiques de leur peuple. C'était réellement une curiosité au milieu de cette petite cité humaine, même si de ce qu'avait vu Taliesin aux Tombes, les elfes voisins n'utilisaient pas de pierre dans leurs constructions : Amrod s'était donc plié à cette coutume du cru. Pour autant qu'il soit le créateur des lieux, ce dont le barde ne savait rien.
Il musardait encore à l'extérieur quand un serviteur vint l'appeler pour le dîner. Il fut conduit jusqu'à la salle à manger dans laquelle on pouvait également pénétrer par le jardin. La table était mise pour quatre, et Amrod l'accueillit d'un sourire.
" Prenez donc place, mon ami. Vos compagnons ne tarderont guère, m'est avis. Braen va libérer sa marmitonne improvisée et Caenlin émergeait d'un songe trop agréable pour qu'il consente à le briser brusquement."

Le barde le remercia puis s'installa à la place qu'on lui désignait. Il ne doutait pas que le repas serait agréable, de même que le séjour en cette demeure. Toutefois, il espérait qu'ils pourraient rapidement se mettre au travail : le temps pressait, à plus d'un titre, et il avait trop mauvaise conscience pour profiter vraiment de ce répit.
-Avez-vous trouvé un acquéreur pour la viole ? s'enquit-il finalement.

Amrod le dévisagea sans comprendre puis rit doucement.
" La viole. Je me souvenais à peine de son existence ! C'est vrai que vous l'avez examinée pour moi et je vous en remercie. Je n'ai pas trouvé acquéreur, non, mais je n'ai pas non plus cherché. J'ai eu bien d'autres choses en tête, je dois l'avouer. Je ne sais pas si je vais pouvoir reprendre mes activités marchandes dans l'immédiat... Toute cette affaire, comme vous l'imaginez bien, va fatalement bouleverser les choses pour moi pendant les mois à venir, quoi qu'il en sorte. Les gens des Tombes viendront jusqu'ici et c'est chez moi qu'ils résideront. Je n'imaginais pas que leur séjour serait de tout repos, mais avec ce que vous m'avez appris... Ce sera sans doute encore pire."

-Quoi qu'il advienne, je croise les doigts pour que vous n'en pâtissiez pas. Et je ne vois pas de raison pour que vous en pâtissiez : si nous réussissons notre entreprise, vous aurez contribué à faire éclater la vérité et donc à éviter une guerre. Je ne sais encore quelle sera la position des autorités, mais les gens du peuple vous en seront reconnaissants. De ce que j'ai pu en constater, ils ne souhaitent surtout pas un conflit avec les elfes...
Il se fit songeur.
-Je dois l'avouer, je ne m'attendais pas à me retrouver en pareille situation et mêlé à pareille affaire quand je suis arrivé : à la base, je comptais passer d'agréables vacances avec mes enfants. Et j'en viens parfois à me demander si je n'aurais pas dû accepter la proposition de la princesse : je n'aurais sans doute pas été touché par le sortilège et même si je n'aurais pu empêcher le drame dans sa totalité, peut-être aurais-je été en mesure d'aider dame Elwyn a s'échapper. En tout cas, j'aurais probablement pu m'échapper, moi, et permettre que tout ce mystère soit plus rapidement éclairci...
Il avait décliné pour ne pas laisser ses fils en arrière quasiment une veille. Au final, il avait été contraint de les abandonner dans des conditions bien plus drastiques et pour bien plus longtemps.
Sécrée ironie du sort.

" Ou bien vous seriez mort. Je ne veux pas douter de vos compétences, mais il est plus que probable que nos adversaires aient jaugé la situation avant de lancer leur plan. Et ils ont réussi : les elfes sont morts ou disparus. Si vous vous étiez joint à l'équipée, ils l'auraient su et auraient agi en fonction. Ils ont, de ce que je comprends, au moins ensorcelé quatre elfes. Je ne suis pas expert en magie, mais j'ai l'impression que ce n'est pas exactement à la portée d'un débutant."

-C'est le moins qu'on puisse dire. D'un autre côté, si j'avais finalement décidé d'accompagner la princesse, je l'aurais fait au dernier moment ce qui ne leur aurait peut-être pas laissé le temps de modifier leurs plans.
Soupir.
-Et puis, j'ai la désagréable impression que je vais me retrouver aussi exposé que si j'avais été au cœur de la bataille : s'ils ont été en mesure de venir à bout sans mal aucun d'une telle escorte, ce n'est pas notre petit groupe qui va leur poser problème. D'autant que je doute fort que nous puissions obtenir du soutien, des renforts...

" Je pense que pour l'instant, notre meilleur atout, c'est qu'ils ignorent que nous savons. Ils doivent guetter le moment où les autorités de la ville préviendront les Tombes. En cela, votre arrivée leur a sûrement mis la puce à l'oreille... J'imagine que vous serez convoqués... Il vous faudra jouer le jeu, accepter la version officielle."
Il croisa les bras.
" Mais si vous pensez vraiment que les centaures ne sont intervenus à aucun moment, pas même après cette échauffourée, alors quelqu'un a dû placer les preuves incriminantes dans leur campement. Sans doute la nuit de l'assaut."

-En la matière, j'ai déjà toute une liste de suspects : je connais visage de la plupart des assaillants et le nom de certains d'entre eux. On ne m'ôtera d'ailleurs pas de l'idée que leur expédition punitive s'est faite avec l'aval d'une partie au moins des autorités : trente hommes à cheval, torches brandies, ça ne passe pas inaperçu, même la nuit. Quant aux raisons de notre présence à Champsdor, j'imagine que nous pourrons prétexter avoir eu une affaire à traiter avec vous : c'est seulement ensuite, après que vous nous ayez informés du drame, que nous avons entrepris des démarches pour reconstituer les derniers jours de Rumil.

" Vous savez, les autorités, à Champsdor, ce n'est pas exactement quelque chose de bien défini, dit Amrod avec une légère grimace, tout en humant son verre de vin. Certains vous diront que c'est l'abbaye qui commande, d'autres que ce sont les puissantes guildes des éleveurs et des agriculteurs, les derniers que l'ordre dépend du conseil, voire même de la garde urbaine et de son capitaine. Alors oui, sûrement qu'une partie de ces multiples autorités savaient que certains avaient l'intention d'aller casser du centaure. Comme vous l'avez justement dit, ils sont probablement sortis de la ville... ou d'une des grosses exploitations qui sont proches des remparts. Mais malheureusement, la source du pouvoir est bien trop indéfinie..."
Il haussa les épaules. Caenlin fit son apparition, frais et dispos.
" Mais votre idée est bonne. Je renvoie souvent des artefacts elfes en Lorien. Généralement de manière moins... ostensible. Mais que ce soit public de temps en temps n'est pas plus mal."

-Alors nous partirons là-dessus, répondit-il, tranquille.
Sauf que tranquille, il ne l'était pas du tout. Être convoqué par les autorités, il n'avait plus manqué que ça ! Enfin, il suffirait de faire semblant de gober l'énorme mensonge - ce qui imposerait de mordre sacrément sur sa chique. Ensuite, les recherches reprendraient. Il doutait toujours qu'elles aboutissent à quoi que ce soit. A moins, bien sûr, que Braen ne leur trouve une bonne piste...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile