La Couronne de Cuivre

Pour une fois, même Martin, qui avait pourtant proposé l'idée, parut incertain.
"Ça ne me gêne pas de m'en charger, dit Guéric. Je ne pense pas qu'ils m'attraperont, honnêtement. Je suis petit, je peux me cacher dans l'ombre, il faut juste que je ne me perde pas...
— Je peux éventuellement m'assurer de pouvoir te retrouver, intervint le clerc de Lathandre, qui revenait de ses prières.
— Je ne suis pas d'accord. Je pense que tu serais beaucoup plus utile dans le groupe qui attaquera les sentinelles du port, dit Kerun. Est-ce que ce n'est pas toi qui connais bien les souterrains ?"
Il s'était tourné vers Martin, lequel grimaça.
"J'imagine que si, dit-il finalement.
— Donc, si je récapitule, nous attirons un groupe plus profondément dans ces souterrains, une fois qu'ils sont passés, nos troupes sortent et sécurisent la lande pendant que vous allez éliminer les sentinelles du port ?
— Je pense que c'est notre meilleur plan."

-Un instant, intervint-il, ne goûtant guère le tour pris par la discussion. Certes, Martin est celui d'entre nous qui connaît le mieux les tunnels. Du moins, qui les connaissait le mieux avant que les tremblements de terre ne les chamboulent. Mais même si tout n'a pas changé... Il n'est pas expert en l'art de la discrétion, contrairement à Guéric ou à vous, Kerun. Il n'est pas non plus en mesure de voir dans les ténèbres, pas davantage qu'il n'a de pouvoirs magiques... Dans ces conditions, lui confier cette tâche, n'est-ce pas l'envoyer à une mort quasi certaine ? N'est-ce pas, aussi, se priver de ses connaissances, lesquelles nous seront d'un grand secours pour retrouver nos compagnons, lorsque nous nous serons débarrassé des pirates ?

Martin parut embarrassé par l'intervention de Taliesin mais il n'eut pas le temps de répondre.
" Tout le monde va risquer sa peau, dans cette affaire, dit l'officier luménien. Nous devons consentir à des sacrifices.
— S'il était dans ton intention de te défiler au moindre danger, pourquoi n'es-tu pas resté à bord de la Lumineuse ? ajouta Kerun.
— Mais... commença Martin, sans parvenir à en placer une.
— D'autant que c'est une opportunité pour toi de faire quelque chose d'utile de ta vie, pour changer." ajouta l'officier luménien.
Constance ouvrit une bouche ronde de surprise.
" Vous ne pouvez pas lui parler comme ça, s'offusqua Guéric. Que savez-vous de lui ?
— Là n'est pas la question. L'homme le plus qualifié pour une tâche, l'assume.
— Mais Taliesin a raison, Martin ne voit rien dans le noir...
— Je prendrai Rumoc, intervint le courtisan. Je prendrai Rumoc et ça ira. Je me débrouillerai."

Le barde prit une profonde inspiration afin ne pas sortir de ses gonds. Mais il n'en resta pas pour autant silencieux.
-Martin, ne te laisse pas forcer la main. Cette décision t'appartient, tu dois la prendre en ton âme et conscience.
Puis, se tournant vers les officiers hélonniens, il reprit d'un ton qu'il s'efforça de rendre aussi poli que posé :
-Si les circonstances le permettaient, je vous raconterais comment l'homme dont vous avez une si piètre opinion nous a plus d'une fois sauvé la mise alors que nous étions bloqués dans les galeries, perdus et aux abois. Malheureusement, le temps nous fait défaut... Je me contenterai donc de faire humblement remarquer que, si les tâches doivent bien être attribuées à chacun selon ses compétences, il existe toutefois une différence majeure entre risquer sa vie et courir au suicide. Puis-je également souligner que, quand il a été question d'envoyer une expédition en quête de l'artefact, la chose a d'emblée parue trop hasardeuse pour être tentée ? Parcourir les cavernes, serait-ce une opération moins risquée pour un civil que pour un soldat entraîné ? De surcroît, il nous faut songer aussi à l'efficacité de nos démarches... Si la ou les personnes chargées d'apâter les pirates se font prendre après seulement quelques minutes, tout notre plan pourrait bien tomber à l'eau...

L'officier hélonnien secoua la tête.
"Que proposez-vous, dans ce cas ? Il est hors de question que vous ou le halfelin alliez gaspiller vos compétences dans les tunnels. Nos hommes n'y sont jamais venus et n'ont aucune idée de la disposition des lieux. C'est le cas aussi de Dame Lamalice et de votre... otage libéré. A quoi d'autre ce... ce garçon va-t-il servir ?
— Nous perdons du temps, fit Kerun en se levant. Ils vont débarquer et nous surprendre alors que nous palabrons stupidement. Il faut a minima dégager les troupes du passage... Le conduit principal mène droit ici. Nous ne sommes pas équipés pour une bataille rangée contre des forbans alors que les trois-quarts du contingent sont aveugles."
Il s'éloigna à grands pas et rejoignit deux de ses hommes, avec lesquels il commença à s'entretenir.
"Nous pourrions peut-être... tracer une piste vers les profondeurs, proposa Constance.
— Nous n'en avons plus le temps, il a raison, dit Guéric. Nous allons nous cacher, les laisser passer, et puis nous leur bloquerons la remontée. Ce sera moins dangereux. Plus long, mais il n'est nul besoin de nous presser."
Martin semblait en proie à des émotions contradictoires. Les autres se levèrent tour à tour.

Le barde donna une tape amicale sur l'épaule du courtisan.
-Ah, ces militaires : la courtoisie et l'ouverture d'esprit incarnées ! lui souffla-t-il. Mais ne fais pas cette tête : nous sommes plusieurs, ici, à savoir à quel point tu nous as déjà aidés, à quel point tu peux encore le faire !
Pour l'heure, lui-même ne savait pas comment se rendre utile. Si des forbans venaient bel et bien à emprunter ce chemini, il espérait que ses compagnons trouveraient effectivement un moyen de se cacher d'eux. Quel dommage qu'ils n'aient pas un mage dans leurs rangs !

"J'aurais dû accepter, grommela le courtisan. C'était un bon plan et j'aurais pu y arriver. Je n'ai pas envie de mourir, mais je n'ai pas peur, et je ne manquerai à personne. Simplement..."
Il secoua la tête et s'éloigna, manifestement de mauvaise humeur. Kerun et Guéric revenaient déjà vers Taliesin.
"Nous allons ramener les soldats en arrière. Le goulot qui mène jusqu'à cette grotte est parfait... Ils déboucheront un à un et nous pourrions presque les cueillir au fur et à mesure... Vu la manière dont ils s'organisaient sur le port, ils seront probablement entre quinze et trente... Nous pouvons mettre deux hommes à la sortie du tunnel, pour leur bloquer la retraite, et les massacrer ici... Guéric peut piéger les abords de la sortie...
— Et je me demandais si tu avais quelque chose pour nous aider dans ton escarcelle... " ajouta le halfelin.

-Si l'affrontement vire à la bataille rangée, je pourrais convoquer un élémentaire de feu, renforcer magiquement la vaillance des hommes ou prendre le contrôle d'un officier ennemi afin qu'il demande aux siens de se rendre. Mais pour contribuer à l'embuscade, je ne sais pas trop... Invoquer une zone de ténèbres pour les empêcher de reculer ? Provoquer des sons illusoires susceptibles de les effrayer, de semer la confusion parmi eux ou de les attirer vers l'avant ? Je ne suis pas sûr que cela vous aiderait vraiment, les pirates risqueraient de se méfier plutôt que de foncer tête baissée dans le piège...

"Mais en produisant des sons ténus, subtils... Ne penses-tu pas que tu pourrais les mettre en confiance ? demanda Guéric.
— A ce prix-là, nous pouvons sans doute les produire nous-mêmes, fit Kerun. Le barde a raison. Qu'il garde son pouvoir pour les moments critiques, nous en aurons certainement besoin."
Les soldats terminaient de quitter la grotte, repartant vers les profondeurs. Guéric se rendit vers le goulot, accompagné d'un des agents de l'elfe. Kerun demeura en arrière avec Taliesin.
"Nous sommes contraints d'exploiter toutes les personnes dotées de vision nocturne. L'objectif est de neutraliser le groupe au complet, sans qu'ils ne puissent donner l'alerte. Cela nous forcera probablement à les laisser descendre assez bas dans la grotte. Il faudra agir vite et bien. Idéalement, sans trop de bruit. Je vous dirais bien de ne pas tuer, ce serait très luménien, mais dans les faits... Nous ne pouvons pas mettre notre objectif en péril. Prenez position quelque part et attendez mon signal."

Il acquiesça et se dirigea vers l'une des deux parois bordant l'entrée de la grotte. Il avait hésité à se rendre invisible avant d'y renoncer : le sort se dissiperait sitôt donné le premier coup, si bien qu'il était préférable de le réserver pour une meilleure occasion et, en attendant, de se trouver un renfoncement rocheux susceptible de le dissimuler autant que faire se peut.
Tout en marchant, il tira son épée. Pour cette embuscade, un arc aurait mieux convenu, mais il n'avait pas exactement d'arsenal à sa disposition... Bref, il userait de sa lame au mieux, en essayant de se montrer le plus efficace possible. Jadis, il aurait probablement tenté de seulement blessé ses adversaires ; toutefois, il avait bien changé, depuis lors. Et, même s'il n'en avait rien été, les circonstance ne permettaient pas de tels états d'âme, comme l'avait si justement souligné Kerun...

L'attente dura de longues minutes glaciales. Taliesin resta concentré au départ, puis perdit un peu la notion du temps. Son acuité d'elfe lui permettait de discerner la plupart des hommes en embuscade, Guéric près de l'entrée, un demi-elfe luménien un peu plus bas, un second halfelin derrière un stalagmite de belle taille, deux elfes sur la gauche, près d'un tas de pierre, dont Kerun, pratiquement en face de lui. Deux autres militaires étaient plus proches de la surface et laisseraient passer les pirates avant de refermer le piège sur eux. Le barde finit par repérer Constance, aussi, qui se trouvait presque à la sortie de la grotte. Elle portait Rumoc, ce qui expliquait sa présence parmi eux. Martin et Seskan s'étaient repliés avec le gros des troupes hélonniennes, mais Jonas, tout demi-elfe qu'il était, devait se trouver quelque part.
Il faisait toujours froid et humide, il soufflait même de temps en temps une brise piquante venue de nulle part.
Puis il y eut du mouvement. Un point de lumière dans les ténèbres. Quelqu'un approchait. On entendit des pas résonner sur la roche, lourds et rapides. Le murmure de conversations à mi-voix. Manifestement, les pirates ne cherchaient pas à se dissimuler outre mesure. Ils estimaient sans doute peu probable de tomber sur qui que ce soit, espéraient peut-être chasser les opportuns en s'annonçant bruyamment, ou étaient certains d'avoir le dessus en cas de mauvaise rencontre. Le premier d'entre eux, porteur de lumière, entra dans la caverne. Sa torche paraissait minuscule dans un tel océan de ténèbres et il eut beau la lever au-dessus de lui, il ne put pas éclairer grand chose. Il constituait par contre une cible de choix. Mais rien ni personne ne bougea. Taliesin vit plusieurs silhouettes alliées disparaître subitement dans l'ombre, s'effaçant même au regard le plus aiguisé. Le pirate ne resta pas isolé longtemps. Un deuxième puis un troisième surgirent derrière lui, puis encore deux autres, et le premier se remit en branle, circonspect, le sabre au clair. Kerun n'avait pas bougé. Guéric était par contre invisible, désormais. Il y avait à présent huit pirates dans la salle. Tous paraissaient humains, jusque là, mais les trois suivants étaient des demi-drows et leur regard perçant fouilla immédiatement les ténèbres. Ils furent bientôt quinze, puis dix-huit. Et puis il n'y en eut plus. Ils descendirent doucement vers la sortie de la grotte, les trois elfes noirs lançant de temps en temps des ordres secs dans leur langue discordante.
Kerun bougea. C'était le moment de passer à l'action.

N'étant pas exactement le membre le plus discret du groupe, il préféra rester là où il était : ainsi ne risquerait-il pas de gêner ses compagnons plus doués en gâchant l'effet de surprise. Par contre, sitôt que l'affrontement aurait débuté, il entrerait dans la danse : il comptait se rapprocher de l'entrée de la grotte, dont il n'était guère éloigné, pour au mieux prendre les forbans à revers, au pire les empêcher de se ruer dans le tunnel. S'il avait eu une arme de jet, il aurait visé en priorité les demi-drows ; mais puisqu'il ne disposait pas d'un tel équipement, il s'en prendrait à ceux qui lui tomberaient sous la main...

La surprise des pirates parut totale mais ils retrouvèrent rapidement leurs réflexes de combattants entraînés et prêts à tout. Si les quatre ou cinq premiers tombèrent sans avoir pu esquisser le moindre geste, les suivants s'avérèrent autrement plus coriaces. Taliesin avait tenté de regagner la sortie, où Guéric ferraillait avec un homme deux fois plus grand que lui, et deux pirates s'étaient déjà repliés dans le tunnel. Ce n'était pas un problème, ils étaient attendus à la sortie. Mais un demi-drow, vif et hargneux, avait bien l'intention de prendre le même chemin, et se trouva bientôt sur le passage du barde. Il était armé de deux épées courtes, qui luisaient étrangement dans l'obscurité... Il avisa l'elfe et un sourire mauvais apparut sur ses traits. Une seconde plus tard, il chargeait.

Supposant qu'il était un épéiste bien inférieur à son adversaire, il préféra se concentrer sur la défense, parant de son mieux les assauts qu'il lui portait. Peut-être l'un de ses alliés le débarrassera-t-il sous peu de l'elfe noir, d'un bon coup dans le dos ? Toutefois, comme il ne pouvait compter sur cette seule perspective, il tenta d'énerver le pirate, espérant l'amener à commettre un erreur...
-Tu avais de la famille parmi les drows que le Squale a envoyés dans les tunnels, il y a quelques jours ? s'enquit-il en levant une nouvelle fois son arme. Tu sais, les matrones et leur suite... Je dis ça parce qu'on les a tous exterminés. Alors je trouvais plus courtois de t'avouer que j'avais peut-être tué ta maman ou ta tantine... Avec grand plaisir, d'ailleurs...

Le demi-drow parut surpris, mais cela ne le mit pas particulièrement en colère. Il succomba par contre à la tentation de répondre au barde.
"Tu crois que je vais pleurer sur la dépouille de maudites femelles ? Tu plaisantes ?" s'exclama-t-il en redoublant d'agressivité.
Il avait effectivement le dessus et une de ses lames finit par toucher Taliesin à l'épaule. Ce n'était qu'une coupure superficielle, mais elle se mit immédiatement à brûler intensément, comme si l'épée avait été chauffée au fer rouge. L'elfe noir parut très satisfait de lui et relâcha quelque peu sa vigilance. C'était probablement l'occasion ou jamais pour Taliesin de marquer des points... et idéalement d'en finir.

Vu la manière dont les armes luisaient, soit elles étaient magiques, soit elles étaient recouvertes de quelque substance empoisonnée et phosphorescente inconnue de lui. Dans les deux cas, les effets n'allaient sans doute pas tarder à se faire sentir : il devait donc agir avant que cela n'arrive. Aussi, espérant que l'effet de surprise jouerait en sa faveur, il abandonna sans crier gare sa posture défensive et, bondissant en avant, porta un coup d'estoc qui, l'espérait-il, traverserait son ennemi de part en part...

Le coup de Taliesin porta, mais peut-être pas aussi proprement qu'il l'avait espéré. Il manquait de force et son adversaire portait manifestement une protection sous ses vêtements. Son épée glissa sur l'armure dissimulée, puis s'enfonça profondément à la jointure entre le torse et le bras droit, traversant l'articulation de l'épaule de part en part. L'elfe noir lâcha son arme et poussa un cri de douleur qui résonna dans la grotte. Malheureusement pour le barde, sa lame était coincée dans un étau d'os et de tendons d'où un sang noir jaillissait par à-coups. Le drow, furibond, avait toujours sa seconde arme, qu'il agitait de manière relativement désordonnée... mais néanmoins létale.

L'elfe lâcha son épée et recula. Il aurait préféré plonger pour s'emparer de la lame abandonnée par son adversaire, tant l'idée de demeurer désarmé lui déplaisait. Mais il aurait trop risqué de prendre un mauvais coup... Il était donc plus prudent de se replier tout en guettant l'opportunité de récupérer de quoi se défendre. Et tout en espérant ne pas devenir la cible de plusieurs forbans... Au pire, si la situation devenait critique et, bien sûr, s'il en avait le temps, il pourrait toujours recourir à la magie...

Personne ne semblait lui prêter attention tandis que des bruits de lutte résonnaient autour de lui. Dans l'attaque, les torches étaient tombées et s'étaient éteintes, et les humains se faisaient massacrer sans trop de difficultés. Le demi-drow, quant à lui, paraissait de moins en moins maître de ses mouvements et il finit par lâcher sa seconde lame pour essayer d'arracher l'épée qui le transperçait. Taliesin sentait son bras gauche picoter, un peu engourdi, mais il n'avait perdu que peu de sang.

Craignant toujours que cette blessure d'apparence infime ait de graves conséquences, il ne perdit pas de temps. Repartant de l'avant, il se pencha prestement pour récupérer l'une des deux épées du pirate. Ensuite, il essaierait de l'éliminer une bonne fois pour toute. Si la manœuvre fonctionnait, peut-être serait-il alors en mesure d'abattre un adversaire supplémentaire avant qu'il n'y en ait plus aucun debout. Ou avant qu'il soit lui-même hors d'état de nuire... Heureusement qu'il y avait des clercs à proximité !

Cette fois, Taliesin put mettre un terme à son duel. Le demi-drow avait perdu beaucoup de sang et ses réflexes étaient émoussés. En tirant sur la garde de l'épée du barde, il perdit l'équilibre et vint pratiquement s'empaler de lui-même sur la lame que l'elfe avait ramassée. Le pirate parut presque surpris de la conclusion de leur affrontement, mais il avait sans doute déjà perdu pied depuis quelques minutes car son corps s'affaissa presque immédiatement et il glissa sur le sol. Taliesin fut pris d'un vertige. Le sol se déroba une seconde sous lui, mais il parvint à garder son équilibre. Il voyait comme des taches lumineuses alors qu'il faisait pourtant complètement noir. Il avait maintenant une sensation de froid dans le bras, comme si de la glace coulait dans ses veines, du pouce à l'épaule. Il ne semblait plus y avoir de pirates à proximité : en portant son choix sur un elfe noir, il s'était choisi une proie difficile et les autres Hélonniens avaient eu le temps de régler leur compte aux cibles moins résistantes.

Par acquis de conscience, le barde récupéra aussi la deuxième arme du récent défunt. C'étaient apparemment de bonnes lames qui pouvaient s'avérer utiles. Mais, surtout, elles pourraient servir au clerc qui serait chargé de le soigner, pour déterminer de quoi il souffrait au juste... D'un empoisonnement, à son humble avis. Toutefois, il n'était pas prêtre.
Il fit ensuite quelques pas pour s'éloigner du cadavre et du sang répandu puis s'assit, afin d'économiser ses forces.
-Quelqu'un pourrait-il aller quérir Seskan ? demanda-t-il. J'ai été légèrement blessé mais l'arme qui m'a touché devait être recouverte de poison. Ou ensorcelée. Quoi qu'il en soit, je ne me sens pas très en forme.
Évidemment, peut-être certains de ses compagnons étaient-ils encore plus grièvement atteints que lui. Cependant, autant signaler aux autres son état avant que celui-ci n'empire et ne l'empêche de s'exprimer.

Guéric surgit juste à côté de lui et posa une petite main sur son front.
"Reste tranquille. Montre-moi ça." dit-il en prenant une des armes.
De toute façon, la main gauche de Taliesin était trop engourdie pour tenir quoi que ce soit.
"Hum. C'est une saloperie mais tu n'en mourras pas." fit le halfelin avec un sourire.
Les combats avaient cessé dans la grotte. Le barde se sentait particulièrement las. Seskan ne tarda pas à faire son apparition et s'accroupit devant Taliesin.
"Je ne peux pas neutraliser ce poison... Je peux en ralentir les effets, cependant.
— Il n'est nul besoin de l'en purger. Son organisme s'en chargera tout seul. C'est une substance qu'on utilise en combat pour affaiblir rapidement l'adversaire et le tuer plus facilement. Son état ne va plus empirer. Il a juste besoin de quelques heures de repos pour l'éliminer. Ou d'un coup de pouce.
— Va pour le coup de pouce, alors." fit le clerc avec un haussement d'épaules.
"Il y a un des gars de Kerun qui a besoin de soins également, quand tu as terminé ici.
— Une seconde."
Seskan psalmodia quelques mots à mi-voix, les mains ouvertes devant lui, puis, lorsqu'elles furent chargées de lumière, il les posa sur les épaules de Taliesin et murmura la fin de son incantation. L'elfe sentit une énergie bienfaisante déferler en lui. Elle était différente de celle qu'il parvenait à invoquer mais tout aussi efficace. Lorsque le prêtre recula, le barde était comme neuf.

-Merci beaucoup, Seskan. J'aurais pu attendre que les effets se dissipent, mais j'aime autant ne pas devoir rester les bras croisés pendant que les autres se battront à la surface. Croyez-m'en, je ferai en sorte que vous n'ayez pas puisé en vain dans vos ressources.
Il se leva puis, laissant le clerc s'occuper du deuxième blessé, il abandonna les épées derrière lui et se mit à fureter sur le champ de bataille. Les lames empoisonnées étaient sans nul doute très efficace, mais s'en servir le mettait mal à l'aise. Il espérait donc trouver une autre arme, une arme qui ne soit pas drow, de préférence, contrairement à celle qu'il possédait jusqu'ici. Une bonne vieille épée longue, par exemple...

La plupart des pirates avaient des armes courbes ou exotiques, sabres et rapières, lames courtes ou torsadées, poignards ornés et gourdins cloutés. L'officier luménien qui était remonté avec quelques uns de ses hommes remarqua cependant le manège du barde et lui demanda ce qu'il cherchait. En l'apprenant, il lui offrit, geste conciliateur, une épée longue luménienne.
Kerun les rejoignit peu après.
"Nous avons deux prisonniers, lieutenant. Je vous attends pour les interroger."
— Très bien."
Il se tourna vers un autre de ses hommes.
"Faites remonter le contingent. Nous sortons incessamment."

Le barde ne manqua pas de remercier l'officier. Il appréciait d'autant mieux son geste que l'homme aurait pu lui en vouloir à plus d'un titre... Il demeura ensuite près de lui, curieux d'entendre ce que les captifs allaient leur révéler. Si ces derniers se montraient coopératifs, ce qui était bien sûr rien moins que certain, ils pourraient obtenir d'eux de précieuses informations, de quoi affiner encore leurs plans et accroître leurs chances de succès. Toutefois, qu'ils parlent ou non, l'interrogatoire ne se prolongerait guère : comme l'avait indiqué le lieutenant, l'assaut en surface était imminent... Le barde avait hâte d'y être. Ou plutôt, hâte que cette opération soit terminée;

Kerun les mena vers une des parois de la grotte, là où les deux prisonniers gisaient, entravés. Tous deux étaient humains. Le premier avait probablement une quarantaine d'années, les épaules larges, un oeil en moins et les bras couverts de tatouages entrelacés. On lui avait bandé la tête à la hâte, mais il paraissait dans les vapes, un filet de sang lui coulant à la commissure des lèvres. L'officier luménien eut d'ailleurs une grimace en approchant la lampe de son visage. Le second, plus jeune, luttait contre ses liens comme s'il avait la moindre chance de s'en libérer. Il avait le regard un peu fou, de longs cheveux blonds qui n'avaient manifestement plus été lavés depuis longtemps, et sa chemise était déchirée en plusieurs endroits, laissant apparaître des plaies fraîches mais peu profondes. C'est devant lui que s'agenouilla Kerun.
"Bon. Tes amis sont morts. Toi pas encore. Et tu peux peut-être faire en sorte de t'assurer notre bienveillance. Nous sommes Luméniens. Nous avons tendance à croire que même les petites crapules dans ton genre peuvent s'amender."
Constance s'était approchée et elle sourit à Taliesin.
"Rumoc veut assister." souffla-t-elle.
Le jeune pirate s'agita à nouveau.
"Squale va tous vous tuer ! Elle va s'baigner dans vot'sang ! Bouffer vos entrailles ! Vous allez tous crever !" vociféra-t-il.
Son compagnon d'infortune poussa un bref soupir et un filet rouge commença à couler de sa narine.
"Va chercher Seskan, fit le lieutenant à l'intention d'un de ses hommes.
— Oui, enfin, Squale n'a pas été fichue d'empêcher un contingent de soldats luméniens de débarquer sur cette île soi-disant imprenable. Et elle a fait tuer ton capitaine, aussi. Elle n'a pas pu protéger ta petite équipe. Elle ne va pas pouvoir nous empêcher de prendre la plage et la lande, ni de tuer les sentinelles dans le port. Il restera juste son navire, coincé dans le port. Que nous coulerons.
— Si vous savez déjà qu'vous allez faire tout ça, pourquoi vous m'cherchez ?
— Parce que nous aimerions que les choses se passent sans heurts. Et pour ça, nous espérons que tu as des choses intéressantes à nous raconter. Je ne crois pas que tu sois loyal au Squale. Je pense que tu as peur d'elle. Tu peux m'expliquer pourquoi un grand gaillard comme toi a peur d'une fille ?"
Le pirate vira au rouge cramoisi.
"Tu aurais peur d'elle aussi, si tu la connaissais ! rugit le jeune homme.
— Parce qu'elle a tué ton capitaine ?
— Vous pourrez rien faire ! Vous croyez que tuer des p'tits gars dans mon genre, ça veut dire quoi que ce soit ?"

Le barde s'avança à son tour.
-Dis-moi... Éliminer les matriarches drows envoyées dans les cavernes et nombre des vôtres se baladant à la surface, bouter le feu au Crève-Panse pour pousser son équipage à se mutiner, infiltrer votre prison... Le tout en n'étant qu'une poignée... Est-ce que ça ne veut rien dire, pour toi ? Cela me semble pourtant assez éloquent... Comme est éloquent ce qui vient de se produire : ladite poignée d'individus déterminés, rejointe par une infime partie des Hélonniens, a massacré en un rien de temps seize de tes copains. Et ce n'est qu'un début : d'ici peu, la flotte qui a déjà coulé l'un de vos bâtiments et capturé son équipage va se rapprocher des côtes, déverser à terre des centaines de soldats supplémentaires... Tu trouves toujours que ces faits n'ont aucune signification ? Pourtant, ils en ont une : aussi terrible soit-elle, le Sauele a déjà perdu, tandis que nous nous apprêtons à récolter les lauriers de la victoire. Quant à toi, et bien... Tu as une chance incroyable ! Tu peux choisir entre demeurer loyal au camp des vaincus et assumer le poids de la défaite, ou... aider les vainqueurs et t'en porter mieux.

Le prisonnier dévisagea Taliesin avec des yeux exorbités.
"Vous ne comprenez pas... balbutia-t-il, déjà moins assuré. Vous ne l'attraperez pas ! Si nous ne revenons pas, elle saura où nous sommes, elle viendra vous débusquer, vous mourrez tous ! Nous mourrons tous ! Ça n'a pas d'importance !"
Il se mit à trembler et poussa un cri perçant.
"Il est complètement fou." lâcha l'officier luménien, interdit.
Seskan était arrivé et s'était penché sur le second pirate.
"Je devrais user de pratiquement toutes mes réserves pour lui sauver la vie, souffla-t-il.
— Alors tant pis." dit Dessaules.
Kerun ne semblait pas prêt à capituler, de son côté. Il attrapa le jeune pirate par la mâchoire et lui bloqua le visage.
"Combien de lanceurs de sorts sur le Meurs Chiure ?
— Je ne sais pas...
— COMBIEN ?!
— Sept, je crois... Je ne suis pas certain.
— Combien d'hommes sur la Citronnelle ?
— Au moins... au moins cinquante. Elle n'a envoyé que les équipages des deux autres bateaux dans les grottes... et quelques gardes...
— Où est son second ? intervint Constance.
— Sur la lande, je crois... Il doit superviser..."
Kerun le relâcha.
"On bouge. Nous ne pouvons plus tergiverser. Il faudra sécuriser la plage et bloquer toutes les sorties de souterrains. Je prends le barde, le halfelin et mes six hommes pour les sept lanceurs de sorts.
— C'est très risqué.
— Et très nécessaire."

L'elfe acquiesça : cette tâche n'était guère plus dangereuse que les autres, et il s'était attendu à faire partie de ceux qui l'accompliraient, puisqu'il était capable de se rendre invisible.
-Lieutenant, si vous en êtes d'accord, je pense confier le caillou à Martin. A mon avis, il est plus prudent que je ne garde pas sur moi notre meilleur moyen de communication avec les navires...
Il espérait bien revenir vivant de l'expédition, mais il partait du principe que mieux valait se prémunir au maximum des coups du sort et, en l'occurrence, prendre toutes les précautions nécessaires au bon déroulement du débarquement.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant