La Couronne de Cuivre

"Non"

L'homme eut un sourire mauvais.

"Non, je ne vous dirai pas ce que je fais ici. Vous n'avez pas à le savoir. De toute façon, vous n'y comprendriez rien. Il est question de culture et vous, femmes n'y entendez rien. D'ailleurs, vous n'avez pas de cerveau"

Le sourire s’effaça, pour laisser la place à une expression de complète incrédulité.

"Ah ça, c’est un peu fort ! Vous..."

Elle s’interrompit, stoppée nette par le sourire mauvais que l’homme lui jetait. Oh, alors il voulait jouer la carte de la provocation bête et méchante ? Soit. Mais elle ne rentrerait pas dans son jeu. Elle s’arma de son plus beau sourire et poursuivit :

"Et bien, le moins que l’on puisse dire, c’est que vous manquez particulièrement d’amabilité. A moins que ce ne soit d’humour, je ne saurais me décider...Peut-être des deux me direz-vous. Mais qu’importe...Je crois que vous devriez tout de même nous dire de quoi il est question. Peut-être notre cerveau limité comprendra-t-il malgré tout quelque chose, sait-on jamais..."

L'homme secoua la tête.

"Allez femmes. Laissez-moi passer. De toute façon, vous êtes vraiment trop idiotes."

Althéa et Oriane se regardèrent, visiblement irritées.

"Bêtes ? Oh, mais un intelligent tel que vous manque cruellement de mots. Si j'avais voulu vous retourner la pareille, j'aurais pu trouver bien d'autres façons.
campagnard : hé bien, c'te serait pas un tit poids ? non, c'ton cerveau
scientifique : tiens, votre cervelle s'est donc déplacée.
helmite : s'il avait à garder votre cerveau, le gardien ne serait plus occupé"

Elle se tourna vers Oriane, le temps de retrouver quelques idées.

Oriane avait sourit en entendant la réponse d’Althéa. Un sourire amusé, presque moqueur. Elle observa l’homme un instant puis reprit, une lueur espiègle dans le regard :

"Loin de moi l’idée de vouloir insister sur votre manque d’originalité mais elle a raison...il existait tant de manière plus originales de nous exprimer votre...opinion. Vous auriez pu être...je ne sais pas moi...agressif : ah mais si j’étais affublé d’une telle cervelle, je resterai toujours chez moi à faire la vaisselle. Ou bien curieux : peut-on imaginer plus petit cerveau ? Je crois qu'il tiendrait dans la tête d’un mulot..."

Elle s’arrêta, quelques secondes. L’homme ne pipait mot. Il semblait comme...pétrifié. Ah, il était beau, l’esprit supérieur...

"Eh bien messire ? Vous êtes bien silencieux...Vous n’avez rien à dire ? Nulle autre remarque...déplaisante à partager avec nous ?"

Althéa avait manqué éclater de rire en entendant les répliques d'Oriane mais s'était retenue de justesse. L'homme perdait de sa superbe, conscient qu'il s'agissait bel et bien d'une sorte de règlement de compte et pas d'une parodie.

L'homme se déconfit au fur et à mesure des tirades. De fil en aiguilles, son sourire suffisant avait fait place à une grimace penaude.

"Alors mon petit homme. Où allez-vous par cette belle nuit ? Compter fleurette à votre douce ?"

L'homme secoua la tête, dansant d'un pied sur l'autre.

"Je ... je vais au théâtre. Nous ... nous répétons un spectacle.
- Un spectacle ?, ironisa Althéa, l'église helmite doit apprécier
- hé bien, disons qu'ils n'en savent rien, gémit l'homuncule, ils sont tellement occupés par le conclave.
- Merveilleux, vous avez trouvé ce moment là ! Et sur quoi porte la pièce ?
- Hé bien, hé bien, vous n'apprécieriez pas"

Et il se tourna vers Oriane dans l'espoir qu'elle le soutiendrait.

"Est-ce donc une pièce où chaque scène est un couplet sur la bêtise toute féminine ?"

L’homme ne répondit pas, pas tout de suite. Il semblait à ce point désemparé, qu’elle eut presque pitié de lui. Presque. C’était tout de même un juste retour des choses. Il les avait cherchées après tout...Néanmoins, peut-être était-ce assez. Pour l’instant. Et puis, il avait éveillé sa curiosité. Une pièce de théâtre. Elle avait envie de savoir...

"Dites toujours...nous ne sommes plus à ça près, vous ne croyez pas ?"

Elle sourit. Toute trace de moquerie avait disparu de sa voix. C’était juste une question, anodine, dans une discussion banale. Elle espérait que ça l’inciterait à répondre...

L'homme semblait se recroqueviller petit à petit à chaque paroles des deux jeunes femmes. Puis, lentement mais sûrement, il finit par avouer.

"Hé bien ... je ... en quelques sortes oui ... je ...
- Et j'imagine que les femmes n'y sont pas invitées.
- Oui ...
- Mais nous pourrions y aller par dérogation spéciale ?
- Non ..."

Le petit homme semblait de plus en plus paniqué. Althéa se tourna vers Oriane, un léger sourire aux lèvres. Elle finit par lancer.

"Hé bien. Allez-y donc tout seul. Et citez nous en exemple vu que nous vous avons agressé. Allez, nous partons avec nous"

L'homme s'en fut sans demander son reste. Elle se tourna vers Oriane, souriant franchement cette fois.

"ça te dit, un peu de théâtre ?"

Oriane avait regardé l’homme partir, penaud. Son pas était beaucoup moins leste qu’il ne l’avait été, quelques minutes auparavant. Son cou était rentré entre ses épaules, son épée de bois pendait lamentablement sur son côté. Même sa cape, au lieu de flotter majestueusement dans son dos, portée par le vent, ressemblait davantage à un vieux morceau de tissu noir défraîchi. Ah il n’en menait pas large...
Mais, décidément, son histoire de pièce de théâtre intéressait la jeune femme au plus au point. Une pièce de théâtre...Elle n’en avait pas vu depuis des siècles lui semblait-il. La plongée dans l'imaginaire...Comédies ou tragédies. Rêver, rire, passer...Etre seul, être libre...Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre. Les plus beaux vers au monde...Elle sourit malgré elle. Et quand Althéa lui demanda si ça lui disait, un peu de théâtre, elle n'hésita pas un instant. Elle lui rendit son sourire et répondit :

"J’allais te le proposer..."

Une sorte de bruit de grelots. Eliaëdel leva la tête. Là, devant elle se tenait une silhouette entièrement dissimulée par un capuchon. Mais l'elfe sentit son regard posé sur elle. Elle resta là, sans ciller. Évanescente. Et personne autour d'elle ne semblait avoir remarqué sa présence. Elle l'entendit distinctement prononcer quelques mots.

"Mort, orage, résignation."

Elle étendit les bras, faisant glisser le tissus sur ses poignets, découvrant une dague. Et une main blanche, si blanche.

"Pour toi, bientôt. Je t'aime."

Un instant de surprise. Les yeux se sont un peu agrandis. Avant qu'ils ne reprennent leur calme. L'elfe a faiblement souri. Narquoise.

" Tu es un peu pâle, chérie. "

L'apparition avait quelque chose d'irréel. D'indéfinissable. Mais cela ne l'impressionnait pas. Juste intriguée. Juste de quoi aiguiser sa curiosité. Elle s'est levée. S'est approchée de la silhouette. Avant de se figer en face d'elle. A quelques centimètres à peine de l'acier.
Sans se départir de ce léger sourire. Teinté d'épuisement et de défi.

" Si ce sont des promesses... " La femme a soufflé. Fragile et menue. Mais debout devant l'apparition qui la dépassait légèrement en taille. Elle n'a pas poursuivi. Son regard n'a pas cillé pour autant. Gloussement discret.

L'apparition avait rabattu brièvement son capuchon. Une femme, les yeux cernés d'une couleur incertaine. Glaciale. Eliaëdel sentit le froid s'insinuer en elle quand elle sourit.

"La mort, pour toi, éconduite. Juste un moyen."

L'espace d'un instant, elle prit un visage d'homme dans lequel l'elfe reconnut l'un de se tortionnaires. Puis, doucement, elle prit le visage de sa cousine.

Et, Eliaëdel sentit une goûte tomber sur elle. Une goûte d'un beau rouge foncé. Des goûtes de sang coulaient peu à peu du plafond. Et personne semblait ne rien voir. Ils étaient un par un aspergés. Le sang peu à peu s'aggloméra sur le plancher et commença à monter.

" Joli spectacle. C'est une belle brochettes d'ordures que tu viens de me montrer. "

Les différents visages qui étaient apparus à la suite l'ont à peine fait réagir. Le petit battement de coeur haineux s'est vite étouffé. S'il l'avaient trouvé, ils lui simplifieraient la tâche. Le premier visage l'intéressait plus. Puisqu'inconnu. Même s'il ne devait pas davantage être sa véritable identité. Ca avait le goût du réel. Jusqu'à l'odeur même du sang. Si c'était une illusion, elle était d'une puissance troublante. Elle en savait quelque chose. Et si tout était était réel...

" Si c'est pour me dire que je vais crever bientôt, ma belle, je le sais déjà. Dis moi autre chose. Surprends moi. "

L'elfe a tendu le bras. Elle sentait le sang qui ruisselait sur elle. Sans rien ressentir de particulier. Pas de peur. Ou même de dégoût. Porté la main vers la joue de la créature. Senti la froideur qui se faisait de plus en plus intense. Sans la dissuader de cesser son geste pour autant.

Tentative de reprendre le contrôle. De reprendre un semblant de conscience. Elle se sentait glisser. Pas encore assez embrumée pour ne pas en avoir une vague conscience. Les douleurs s'étaient réveillées d'un seul coup avant de s'engourdir. Elle avait froid. Pas nécessairement désagréable. Ses bras ont repoussé lentement les épaules de la créature. Sans tellement de force.
L'elfe n'était pas en état de lutter longtemps toutefois.

"Qui est tu?" Sa voix venait de croasser, alors qu'elle venait de se séparer des lèvres glaciales. Encore plus faible qu'auparavant.

Ce n'était pas la peur qui la faisait agir. La mort de l'effrayait plus. Au plus de l'incompréhension.

La créature avait ri et s'était éloignée. Dérobée. D'un seul coup, elle lui parut multiple et unique tout à la fois, présente dans chaque goûte de sang qui coulait du plafond. Peu à peu, Eliaëdel commença à entendre un battement de cœur, vif et régulier. De plus en plus fort, il ne tarda pas à couvrir tous les sons de la pièce puis se mua en un vacarme assourdissant dans lequel l'elfe eut l'impression de se noyer. De perdre pied. Elle entendit soudain une voix et eut la réponse qu'elle attendait :

"Je suis moi, je suis toi. Je suis lui, elle, et tous les autres."

" Mauvaise réponse. " De sa voix de jeune fille. Douce, flutée, provocante. En totale contraction avec son état physique. Plus exactement, la réponse ne lui convenait pas.

Elle a ri. Essayé de faire abstraction du vacarme autour d'elle. De ne pas se laisser porter par le flux. Nouveau ricanement. Moqueur. Teinté de mépris; même si cela lui demandait une concentration croissante. Qui s'effritait à son tour.
Elle a tourné le dos. Délibérément. Ostensiblement. Elle s'est senti glisser. Ses jambes ont lâché prise. Elle ne s'est rattrapée qu'a dernier moment à un mur. A juré. Avant d'éclater d'un rire triomphal. Comme si tout ceci n'était qu'un divertissement. Lugubre et macabre. Mais un divertissement tout de même.

Et la créature avait ri avec elle, à gorge déployée, un long moment. De loin en loin, sa forme changeait encore. Elle prit à un moment la forme d'un enfant en bas âge.

"Tu enfanteras la folie et la destruction"

L'enfant grandit d'un coup, perdant peu à peu ses traits humains. Se fut un dragon immense qui se trouva dans la pièce, dans les brumes faramineuses du délire d'Eliaëdel. Aussitôt, il changea, devint une femme ailée aux ailes de chauve souris et aux traits d'Elissa.

"Le fruit de tes entrailles est maudit. Maudite es-tu, ainsi que les générations qui te suivront. Tu es marquée par le sang."

Nouveau rire. Qui s'est étranglé net. Aux paroles de la créature. Elle a hurlé de rage. Avant de commencer à se frapper le ventre. Prise de frénésie. Sans prendre garde à la douleur.

" Je te crèverai comme ton connard de père!" Sinistre. Elle a repris son souffle. Lentement. Avant d'envoyer un regard de haine pure. Incandescente. La femme s'est assise sur le plancher du couloir. Accroupie. Prostrée.

" Je ne te porterai pas. " A voix sourde. Grondante. Nettement articulée. La respiration était sifflante. Toujours aussi chaotique. Ses yeux se sont fermés.

La sensation d'un parasite qui se développait en elle. Les signaux étaient clairs. Les nausées. L'envie constante de vomir. De ne rien réussir à avaler. Elle a voulu se lever. Elle n'a pas réussi cette fois ci.

L'apparition l'avait regardée, sereine. Un sourire illuminé aux lèvres. Un sourire fou, révélant quelques dents effilées. Les yeux fixes.

"Crève le donc. Et tu crèveras aussi. Qui donne la mort finit toujours par mourir. Courez pauvres mortels. Toujours, je vous rattraperai."

Et soudain, elle disparut. Eliaëdel se crut seule, mais sentit bientôt l'haleine de la créature sur sa nuque. Un souffle glacial, précipité.

"Ta vie n'est désormais plus qu'une malemort. Une aberration au sens. Seul ton enfant pourra te sauver."

Le calme est revenu lentement. Une petite étincelle de douleur dans le bas du ventre. Puis une autre. Puis plein d'autres qui se sont éveillées progressivement. Léger tremblement des mâchoires. La femme a répondu. Calme. Avec la dureté de la pierre dans le ton.

" Ca mourra. Même si je dois le suivre. "

Les yeux brillants. De fureur, de douleur, de colère. Elle ne lui devait rien. Elle n'avait jamais voulu de ça. Ce n'était pas une vie qui se développait en elle. Lui refusait tout droit à une conscience.

" Tu devrais savoir que ça ne me fait pas peur, ma jolie. Puisque tu es sensée si bien me connaître. " Elle a tourné la tête dans la direction où se trouvait la créature. Assez de force encore pour du sarcasme. Du défi.

"Je te connais, répondit la créature sans s'émouvoir, car au fond, tu as envie de vivre. Tu as envie de te créer d'autres possibles, savoir où te mènerons tes choix. Certes, tu es à moitié folle mais pas suicidaire. Mais garde cet enfant : il pourrait très bien être ta rédemption. Ou ta ruine. Tu pourras l'élever dans la haine afin qu'il te tue. Mais ne le tue pas. Un grand destin l'attend."

Eliaëdel entendait les paroles. Mais à la place de la créature, il n'y avait personne.

Ricanement. Narquois et acide.

" Sa prétendue destinée ne m'intéresse pas, femme. Encore plus les buts qu'il servirait. Et de qui il serait le pantin. Et même s'il naissait, il naitrait faible et taré. Comme son père. En pire. " Ses yeux ont flamboyé. C'était une vérité toutefois. Le même sang.

" Je ne cherche pas la rédemption. Seuls les idiots la cherchent. Faute d'assumer leurs actes. " Elle s'est relevée doucement, en s'appuyant contre le mur. Sur des jambes hésitantes.

" Et plus important encore. Je ne suis pas folle. " Moue sombre et orageuse sur ses traits émaciés. Sur le ton de la conviction la plus pure. Sur le fil de la colère. Mais se maitrisant encore. Mais la démence niée était bien réelle. Elle brûlait dans son regard et dans ses actes. Incandescente et destructrice.

Lentement, elle vit s'élever les flammes. Jaillissant du plancher, elles ne tardèrent pas à grimper. Filles du feu, elles dansèrent lentement autour d'elle avant de l'encercler. Pas d'échappatoire possible. Elle sentit leur morsure la consommer, attaquer ses chairs. La douleur lui fit un instant fermer les yeux.

Quand elle les rouvrit, le brasier avait disparu. Elle sentit l'air frais sur sa peau intacte.

"Ton enfant est d'engeance divine.", s'entendit-elle dire.

Elle a ri. De manière irrépressible. D'un rire aux accents de folie indéniables. Jusqu'à en devoir s'arrêter à cause des douleurs que cela réveillait dans tout son corps. Sa respiration a lentement repris un rythme normal.

" C'est une raison supplémentaire pour qu'il crève, ma douce. "

La voix chaude, douce. Et cruelle. Habituée aux sentences de mort.
Non. La femme n'était pas miséricordieuse. Et sa décision était prise. Elle a tourné les talons. Prête à descendre vers l'arrière boutique. Sans plus vouloir attendre. Elle s'en débarrasserait.
Et après, il serait bien assez temps d'aviser sur la conduite des évènements.

" Tu attends quoi? Que je t'implore? "

Elle s'est arrêtée dans son mouvement. Ton de défi. Avant de continuer à avancer. Doucement. Précautionneusement. Jusqu'à aller au contact des pointes. Jusqu'à les sentir froides derrière le tissu. Ses lèvres pâles se sont plissées en un sourire narquois. Et fataliste. Le regard braqué sur le mur. Déterminé et dément.

" Tue moi maintenant. Et ce précieux petit chiard ne sera qu'un souvenir aussi vite oublié. "

Un souffle. Mêlé d'un ricanement discret. Le temps de détacher chaque mot. Sans hausser le ton. Sans émotion particulière.

" Il. Ne. Vivra. Pas. " A n'importe quel prix...