La Couronne de Cuivre

Le cocher les observa encore, puis cracha de l'autre côté de son fiacre.
" C'est une pièce d'argent, payable d'avance." annonça-t-il d'un ton ferme sans être désagréable.
Il sauta à bas de son siège.
" Pour trois de plus, je vous attends à la sortie."

Le cocher devait leur demander plus que le tarif habituelle, évidemment : il se doutait qu'ils n'étaient pas de la ville et en profitait. Mais il en profitait de manière modérée : il avait vu qu'ils ne roulaient pas sur l'or...
Et puis, un noble ne négocie pas comme le commun des mortels. Le faire serait s'humilier, se montrer indigne de son rang.
-Une pièce d'argent ? Très bien.
Il jeta un regard à Maude, qui avait probablement amené une bourse. Il passa cependant une main distraite dans ses poches, juste au cas où...

Contre toute attente, il trouva le nécessaire dans la poche de poitrine de son pourpoint et put donc déposer la pièce sur la main du cocher. Celui-ci ouvrit ensuite la porte du fiacre, les laissant pénétrer dans un intérieur ancien mais propre. Les fauteuils avaient été réparés plusieurs fois mais demeuraient rebondis et il n'y avait nulle odeur désagréable. Une fois Maude assise, une fois Taliesin à ses côtés, leur conducteur referma la portière puis le fiacre s'inclina comme il grimpait sur son siège. Une seconde plus tard, le véhicule s'ébranlait dans un grincement et s'élançait au son des sabots claquant sur les pavés.
" Je n'arrive pas à comprendre qu'on puisse faire confiance à ce genre de personnes, murmura la jeune femme. Il pourrait nous emmener dans un coin sombre et nous trancher la gorge sans que personne n'en sache rien."

Il songea à ce qui s'était produit la dernière fois qu'il avait pris un coche et frissonna;
-Les cochers doivent probablement payer une licence, être clairement identifiés auprès des autorités... avança-t-il. Et s'il s'amusait à faire un coup pareil, il lui faudrait se volatiliser aussitôt, revendre son cheval et son véhicule après les avoir maquillés, ou les faire tout bonnement disparaître... Beaucoup d'efforts pour un gain modeste.
Il se demanda si Judicaël avait réussi à monter avec eux. Bah, au pire... Il se rendrait à pieds jusqu'au domaine.

" Sans doute." fit Maude, d'un ton peu convaincu.
Le cheval trottait allègrement sur la route, sans ralentir, et leur cocher semblait manoeuvrer son véhicule avec une certaine expertise, car ils étaient peu secoués. Des rideaux de velours noirs masquaient les fenêtres, mais en les entrouvrant, Taliesin vit Mélandis défiler, masures, entrepôts et vastes demeures, dans une lumière ténue de torches et de brume. Malgré sa pauvre vision humaine, il reconnut le stade lorsqu'ils le contournèrent, et vit qu'il était brillamment éclairé, sans doute pour des combats nocturnes, ensuite ils longèrent le quartier des Temples sans s'y engager, dépassant les silhouettes grandiloquentes des édifices dédiés aux dieux. Enfin, ils franchirent les limites du Havre, après s'être immobilisés une petite seconde auprès de gardes désireux d'y filtrer les entrées.

Tout au long du trajet depuis les abords du domaine Sourdebouche, Taliesin avait enduré de son mieux la conversation et les attentions de Meloenn, essayant d'y répondre malgré le dégout qui l'envahissait sans cesse davantage. Mais il ne fallait pas qu'elle soupçonne quoi que ce soit, sous aucun prétexte : il y avait tellement en jeu... Alors il avait pris sur lui, se répétant mentalement et inlassablement les noms de ceux qui bientôt, peut-être, seraient sauvés...
Parvenu non loin des thermes, il s'immobilisa puis entraîna la barde dans une ruelle étroite qui, lui semblait-il se terminait en cul de sac.
-Il faut que nous prenions un chemin détourné, lui dit-il. Ça va te paraître idiot, mais... Si nous ne le faisons pas, je ne serai pas tranquille, j'aurai trop peur que Marissa vienne nous importuner...
Tentant de nier le gout de bile qui lui montait à la gorge rien qu'en songeant à ce qu'il allait faire, il l'attira contre lui et l'embrassa avec fougue, de son plein gré. Pour la première fois et, l'espérait-il, la dernière.
-Si tu savais à quelle point elle me pourrit la vie... reprit-il. Toujours à me régenter, à exiger que je ne dépense rien, à m'empêcher de sortir de notre domaine miteux... Ah, ça a été toute une histoire de la convaincre de me laisser venir à la réception de dame ma tante, et encore a-t-elle refusé que j'y aille seul ! Mais qu'importe, puisque mon avenir est à présent prometteur... et puisque je t'ai rencontrée !
Sa respiration s'accéléra, il se colla contre elle, comme s'il n'y tenait plus.
-Cette nuit sera sans nul doute la plus merveilleuse de toute mon existence. Et si tu me juges à la hauteur, peut-être y en aura-t-il d'autres... Rien ne me paraît impossible, désormais...
Il continuerait à l'étourdir de paroles et à la caresser tant que cela serait nécessaire.
En croisant les doigts pour que les autres agissent vite, car cela devenait proprement insupportable.

Il n'eut pas à attendre longtemps : il y eut trois rayonnements, quasi simultanés. Le premier, violacé, alla frapper directement Meloenn. Elle poussa un cri de surprise puis demeura figée, la bouche entrouverte, les yeux exorbités, les mains posées, flasques, sur les épaules du barde. Une lumière bleue et argent explosa ensuite autour d'eux, tandis que Taliesin ressentait une vive chaleur et se retrouvait environné d'une brume orangée, protectrice et chaleureuse, qui se dissipa aussitôt. Devant lui, la barde demeurait pétrifiée, comme stupéfaite, car l'elfe vit qu'elle n'était pas paralysée. Un filet de bave perla au coin de ses lèvres et il la trouva subitement d'une laideur presque répugnante.
" Heu..." lâcha-t-elle, en laissant retomber ses bras le long de son corps.
Des pas résonnèrent à l'extrémité de l'impasse et Taliesin vit Judicaël, Iris et Timothée apparaître, drapés dans leurs grands manteaux sombres.

Les dieux soient loués, le pire était passé.
Enfin... Peut-être. Ne jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué.
Il aurait voulu questionner Meloenn sans tarder, essayer de lui extirper ses secrets, l'emplacement de l'antre où elle et son sinistre complice retenaient deux de ses compagnons... et cachaient le moyen de libérer Kerun de la domination à laquelle il était soumise. Il s'abstint, toutefois : ne sachant pas exactement ce que les clercs lui avaient fait, il préférait ne pas commettre d'erreur.
Une chose était sûre, cependant : si possible, il voulait qu'ils la questionne sur place. La ramener au temple, ce serait perdre un temps terriblement précieux...

Judicaël sourit au barde lorsqu'il fut à sa hauteur.
" J'espère que la soirée n'a pas été trop pénible." dit-il simplement, avant de se tourner vers Meloenn.
Tim s'était penché sur elle et la scrutait en fredonnant à mi-voix. La jeune femme l'observait avec épouvante, une grimace peu amène sur le visage. Elle n'osait pas pour autant bouger.
" Alors ?
— Pfff... Je ne capte rien d'intéressant. Avec son intellect de limace, ses pensées sont pour le moins limitées. Il va falloir lever ton sortilège et lui faire sortir l'info autrement...
— Helen va arriver d'un instant à l'autre.
— Si on lui fait peur, vous ne pensez pas qu'elle va filer se réfugier dans son antre ? intervint Iris.
— Tu crois qu'elle a assez de cerveau pour avoir peur ? demanda Tim.
— On peut l'effrayer magiquement... mais si elle se cache sous une barrique, on sera bien.
— Ben, on la rassurera et on essaiera autre chose."

-J'avais songé à quelque chose... intervint-il, hésitant. Je pourrais rester dans mon rôle, faire semblant d'être effondré, lui expliquer qu'on m'a payé pour la faire disparaître... en laissant entendre que le "on" en question est Arion, en affirmant que je n'ai aucune envie de lui faire du mal mais que je n'ai pas d'autre choix, vu l'état de mes finances. Si elle gobe ces mensonges, qui sait si elle n'essaiera pas de me retourner contre son complice, pour que nous l'aidions à lui régler son compte ? Se croire trahi, cela ne laisse jamais indifférent...
Il observa la barde. Ah, ça allait lui faire drôle, ce bouleversement qu'elle n'avait pas senti venir...
-Sinon, je la soumets tout bêtement à un sortilège de domination, conclut-il.

" Le souci est que nous ne savons rien de ce qui les unit... Sont-ils amants, amis, complices, simplement ?
— Ils pourraient être frère et soeur, dit Timothée.
— La malfaisance n'a pas de tabous, murmura Iris. Cela ne change rien.
— Néanmoins... Il pourrait y avoir des choses que nous ignorons...
— Mais Taliesin est adaptable. Il la manoeuvrera."
Judicaël grimaça.
" Ça me parait plus raisonnable que la domination. Elle a l'esprit solide, et personnellement, j'ai grillé mes possibilités. Au pire, on la laisse filer et je la scrute. Mais ça nous mettra deux adversaires à affronter. Je pense qu'elle est plus dangereuse que le jeune voleur, cependant."

-Si nous la laissons partir, elle risque non seulement de ne pas retourner chez elle, mais en plus de prévenir Arion, ce qui serait à coup sûr une catastrophe. Alors je vais tenter ma petite mise en scène. Si cela ne fonctionne pas, ce sera la domination : dangereux, je vous l'accorde, mais le moyen le plus sûr à notre disposition, si cela marche. Et si cela devait également échouer, et bien... Je passerai aux menaces. Nous devons lui arracher ses secrets au plus vite et à tout prix.
Il jeta un regard à Meloenn, refit face aux autres.
-Si vous pouviez essayer de vous faire passer pour des hommes... et des femmes de main, cela pourrait rendre le numéro plus convainquant. Mais vous n'auriez rien à faire de particulier : juste relever vos capuchons et paraître menaçants.

" Nous devons attendre Helen, de toute façon, dit Judicaël. Elle seule peut lever la débilité qui affecte Meloenn.
— Comment vas-tu lui expliquer qu'elle est passée par cet état... Elle ne se souviendra peut-être pas exactement de ce qui s'est passé, mais elle sera consciente d'avoir eu un sacré malaise... La sensation d'avoir été soumise a un sortilège n'est pas exactement facile à confondre...
— Judi, tu ne peux pas le rendre plus convainquant ? demanda Iris. Je ne veux rien sous-entendre, mais j'ai peur qu'une partie de son bagout ne soit lié... tu sais... à sa véritable apparence."

Attendre encore ? Alors que l'urgence était plus grande que jamais ? Bon sang, ça promettait d'être interminable...
-Vous allez vexer ce pauvre Philoris, avec vos insinuations... grommela-t-il. S'il était à ce point disgracié par la nature, aurait-il embrasé le cœur de Meloenn, pour laquelle la jeunesse mélandienne est prête à se damner ?
Soupir théâtral.
[color=#FFFFF66]-Mais soit, puisque ça ne vous suffit pas, je me lancerai des sortilèges le moment venu. La "Splendeur de l'Aigle" fait toujours son petit effet. Malheureusement, ça ne durera que quelques minutes...[/color]

Ils entendirent alors des pas précipités, Timothée se déporta devant eux, et deux silhouettes s'encadrèrent dans l'entrée de la ruelle. Taliesin reconnut sa tendre et chère, Marissa, ainsi que la prêtresse de Lathandre.
" Bon. Hommes de main nous serons... N'hésite pas à nous donner des directives...
— C'est très risqué, intervint Tim. Kerun va t'arracher la tête.
— Nous ne pouvons pas laisser Taliesin tout seul, dit Maude. De toute façon, ils ne pourront pas parler, une fois que nous leur aurons réglé leur compte.
— Je ne pensais pas à Arion et Meloenn, je pensais à leurs voisins éventuels.
— Nous nous débrouillerons." trancha Judicaël.
Il se tourna vers la Lathandrite.
" Lève-lui sa débilité. Taliesin, le reste est entre tes mains."
Le clerc remit son capuchon et gagna l'ombre, tandis qu'Helen commençait à incanter.

-Un dernier détail... intervint-il tout à coup. Il vaudrait peut-être mieux la fouiller... et lui lier les mains dans le dos. Je lui expliquerai que certains d'entre vous sont des lanceurs de sorts, qu'on a dû agir de cette manière pour éviter qu'elle ne tente de s'enfuir...
Honteux de n'y avoir pas pensé plus tôt, il se mit lui-même à incanter, et il ne fit pas les choses à moitié, car il lança quatre sortilèges identiques.

Taliesin --> Splendeur de l'Aigle

Sitôt l'opération terminée, il essaya de se mettre dans le bon état d'esprit. Pas évident, puisqu'il jubilait à l'idée que son plan puisse fonctionner : ce serait tellement savoureux ! Néanmoins, il songea à ses compagnons : Abel et surtout Guéric, assassinés par les traîtres ; Lena et Sedanius, sans doute morts, eux aussi ; Kerun, qu'on avait contraint à perpétrer un acte qui l'avait révulsé au plus haut point ; Gurvan, à nouveau vendu comme esclave ; Perceval, redevenu prisonnier alors qu'il se remettait tout juste de son horrible passé ; Hippolyte, à qui Arion avait promis de le punir ; Baptiste, livré à lui-même dans les sinistres artères de Mélandis la maudite...
Comment ne pas avoir les larmes aux yeux, quant on songeait au terrible destin de tous ceux qui, encore quelques jours plus tôt, se croyaient en sécurité au Comptoir ?
Or, avoir les larmes aux yeux, c'était exactement ce qu'il recherchait.

Quand Meloenn reprit ses esprits, elle avait les mains attachées dans le dos, et Iris l'avait délestée de deux dagues effilées dont l'une paraissait enduite d'une substance inquiétante. Elle l'avait également dépouillée de deux bagues et d'un collier qui pouvaient n'avoir aucun pouvoir, mais personne n'avait envie de prendre le risque. Ensuite, les Moandrins s'étaient déployés en arcs de cercle autour de Taliesin, avaient rabattus leurs capuchons, et étaient restés immobiles.
Quand l'elfe retrouva son pleine conscience, sa bouche s'arrondit en une expression de fureur et elle se serait mise à hurler, alertant les habitants de toutes les bâtisses alentours, si Taliesin n'avait eu le bienheureux réflexe de lui plaquer une main sur les lèvres. Même comme ça, elle se contorsionna sous son poids et il lut une haine sans bornes dans son regard. Il semblait que le sortilège qui l'avait frappée avait levé, au moins en partie, le charme du pipeau.

Ne pas savourer l'instant. Paraître désespéré.
Être désespéré.
-Meloenn, je t'en prie, ne rends pas les choses plus difficiles encore... lâcha-t-il, d'un ton aux allures de supplique.
Il jeta un regard a l'un de ses comparses.
-Toi... Mets-lui... Mets-lui une dague sur la gorge... Je pense que ça suffira...
Un ordre donné à contrecœur, presque à son corps défendant.
-Je... Je suis désolé, Méloenn... reprit-il d'une voix rauque en regardant à nouveau le visage de la traîtresse. Les dieux m'en soient témoins, je n'ai pas envie de faire ce que je vais faire, mais... J'ai tellement besoin d'argent...
Il ferma les yeux, poussa un soupir vibrant.
-On m'a... On m'a promis une forte somme si je te faisais disparaître. Et si, auparavant, je te transmettais un message...
Il se mordit la lèvre, violemment. Prit une profonde inspiration, plus déclara, très vite, comme pour en être débarrassé :
-Mon commanditaire m'a demandé de te dire que tu étais devenue trop encombrante et qu'il préférait continuer en solitaire. Je ne sais ce que cela signifie mais... Voilà, j'exécute les ordres...

Plutôt que de répondre quoi que ce soit, la jeune femme se fendit d'un coup de genou expertement délivré, que Taliesin ne parvint à éviter que de justesse, se prenant la rotule pointue de la barde dans la cuisse. Une ecchymose en plus, à n'en pas douter.
" Je vous arracherai les yeux à tous les deux, siffla-t-elle, venimeuse, tandis que la lame de la dague que tenait Tim lui mordait la chair de la gorge. Ne croyez pas que vous pouvez vous débarrasser de moi comme ça ! Ne croyez pas que ma mort puisse vous épargner les tourments d'un trépas plus sinistre ! Si vous pensez que m'éliminer suffira à vous mettre en sécurité, vous êtes stupides, lui comme toi... Et je me délecterai de vos hurlements, oh oui, je m'en délecterai..."

Bon sang, tout bien réfléchi, il devait réellement s'agir d'une succube...
Ne pas se poser de questions. Continuer sa comédie... et l'étoffer en tenant compte de ce qu'elle venait de dire.
Tout en jouant les ingénus qui n'ont rien compris.
-Oh, Meloenn... S'il m'avait demandé de te tuer, j'aurais trouvé cela moins atroce...Mais ses consignes sont très claires. Je dois t'amener au temple de Baine, te livrer à ses clercs qui... qui ont besoin de renouveler leur ménagerie, m'a-t-il dit...
Il grimaça.
-Je n'en sais pas plus. Je ne vois même pas à quoi ça rime et... et... Oh, grands dieux, comment peut-il parler de toi ainsi ? C'est un être... ignoble. Ignoble et puissant, vu tout ce qu'il savait déjà sur moi...
Il fit mine de réprimer un sanglot.
-Allons y, messieurs... Mieux vaut exécuter les ordres au plus vite : je n'y tiens plus...

La jeune femme eut alors un sourire mauvais.
" Il est encore plus stupide que je ne le pensais, gloussa-t-elle avec un plaisir manifeste. Mais très bien, infâme vermisseau, mène-moi donc chez les Bainites."
Elle rit doucement, comme une grande soeur méprisant les efforts misérables d'un petit frère maladroit. Elle jeta un regard noir à la silhouette encapuchonnée qui posait la main sur son épaule, mais ne tenta pas de se dérober.
" Pauvre crétin. J'espère que tu aimes souffrir. Les probabilités que les Bainites t'incorporent au menu de leur ménagerie sont démesurées. Ce ne sont même plus des probabilités. Mais ça, Arion le sait bien, sinon il ne t'aurait pas recruté."

Et bien, comment qualifier le résultat du ce petit numéro dont il avait été si fier ?
Un échec ? Une déroute ? Un fiasco ?
En un mot comme un cent, ils étaient dans la merde jusqu'au cou.
Et il avait pleinement conscience qu'il n'était pas totalement parvenu à masquer son dépit.
Alors, en désespoir de cause, il décida d'en jouer, de mimer la surprise, l'horreur, l'indécision...
-Tu veux dire qu'il m'aurait...
Il déglutit péniblement.
-Je ne suis pas fait pour ces intrigues citadines... gémit-il.
Puis de déployer des efforts apparemment immenses pour tenter de réfléchir, de se reprendre.
-Et si... Et si je le tuais pour vous ? souffla-t-il.

Un éclat paru alors dans le regard de la barde et son sourire s'élargit.
" On essaie de se rattraper... Hum..."
Elle parut songeuse.
" Mais il doit souffrir. Philoris. As-tu en toi de faire souffrir ? Je n'en suis pas certaine... Or cette petite... vermine... minable... a cru pouvoir se servir de moi puis se débarrasser de moi ? Moi qui l'ai accueilli à Mélandis, qui l'ai protégé, nourri, conseillé... Il a osé... Je l'ai bien formé en même temps... Il était mûr, toute cette bile qui devait se répandre... Je suis fière, quelque part. Non, Philoris... Nous ne devons pas le tuer. Ce serait une erreur. Mais nous pouvons le piéger. Et le faire ramper pour implorer mon pardon."
Elle le regardait désormais comme une vipère.
" Mais toi... Que vais-je faire de toi ?"

Il n'eut pas à feindre l'espoir, car ce sentiment l'envahit réellement.
-Pourrait-on... Pourrait-on en rediscuter lorsque je vous aurai aidée à le punir ? Peut-être que... Peut-être qu'à ce moment là, vous... Vous considérerez que j'ai rattrapé au moins une partie de mes erreurs...
Il baissa les yeux.
-Quant à faire souffrir... Mon cousin ou ses amis vous-ont ils parlé de la punition que j'inflige à mes esclaves ? Avec des poireaux ? J'ai dû inventer ça parce que les flagellations les abimaient trop, et que les amputations étaient inenvisageables... Alors oui, les poireaux, ça n'est pas bien méchant, mais j'ai inové, depuis. Et je suis sûr que je peux faire mieux. Beaucoup mieux. Pour vous.
Il releva la tête, affichant une expression ou l'espérance le disputait à la conviction profonde. Et à un soupçon de joie.

L'expression de Meloenn était désormais exaltée et repoussante.
" Ecoute-moi bien, Philoris. Je vais te dire ce que tu vas faire... et tu vas m'obéir. Si tu m'obéis, si tu exécutes mes ordres à la perfection... Peut-être trouverai-je en moi de te pardonner... Mais si tu échoues... N'échoue pas."
Elle sourit, carnassière.
" Je vais te dire où trouver Arion. Tu vas me le ramener. Trouve une excuse valable. Prétends n'importe quoi. Ne me double pas. Je le saurai. Mais d'abord, dis à tes hommes de me libérer."

Évidemment, il s'était attendu à cette demande. Sans avoir le temps d'y réfléchir.
Et bien, ce temps, il se l'accorda. Après tout, qu'il pèse le pour et le contre ne l'étonnerait pas...
[color=#FFFFF66]-Si je vous libère maintenant...[/color] commença-t-il, hésitant. Alors que je vous ai nui, que je n'ai encore rien pu faire pour me rattraper... Alors que, dans le fond, vous n'avez pas vraiment besoin de moi pour vous venger... N'allez-vous pas me prendre pour... Pour un idiot inconscient ? Or, je gage que les idiots ne vous sont d'aucune utilité, que vous vous en débarrassez donc d'une pichenette...
Sa mine s'était faite malheureuse, tourmentée...
Néanmoins, il jeta un regard discret à ses compagnons. Ils avaient entendu. Avaient compris. S'ils se pensaient capable de la contenir, s'ils lui faisaient signe de la libérer, il obtempérerait.

L'expression de Meloenn se fit boudeuse et chagrine, mais ses yeux brûlaient de colère.
" Philoris. Je croyais que tu voulais te rattraper... Il faut que tu le prouves."
Taliesin sentit à nouveau le picotement effleurer son esprit.
Libère-la. Si elle tente quoi que ce soit, nous interviendrons. Elle va probablement vouloir te lancer un sortilège. Dis-lui qu'Arion t'a donné quelque chose pour t'en prémunir. Une potion. Cela la frustrera, mais nous ne pouvons pas prendre davantage de risques. Dès qu'elle t'aura donné l'adresse, vas-y. Une partie d'entre nous devrons rester avec elle pour élucider son discours mais Iris et Helen iront avec toi. Aaron est en route, il attend les instructions.
" Là, tu as vraiment l'air idiot. Regarde-moi. Tu ne vas pas me laisser prisonnière, en pleine nuit, dans les rues sombres de Melandis !"

Il secoua la tête, comme pour s'arracher à ses réflexion.
-Non non, bien sûr... Pardonnez-moi.
Il se tourna franchement vers les autres.
-Libérez immédiatement dame Meloenn.
Puis, reportant son attention sur cette dernière, il arbora une expression embarrassée.
-Hum, et juste... Juste au cas où, pour que vous ne soyez pas surprise si... Enfin voilà : mon comman... le traître m'a demandé de boire deux potions, avant de me rendre chez ma tante. Il m'a dit... Que ça pourrait me préserver, en cas de problème. Je ne sais pas à quoi ça...
Nouvelle déglutition possible.
-En fait si. C'est sans doute pour cela que je n'ai pas... Que j'ai tenu bond quand nous... quand vous... Enfin, vous voyez ce que je veux dire.

Meloenn le regarda avec une grimace, en se massant lentement les poignets. Son regard clair le vrilla, comme si elle essayait de le percer à jour.
" Ecoute-moi bien, Philoris. Si tu remplis ta mission, ce soir, si tu me ramènes Arion, si tu m'aides à le soumettre et à le punir... Je serai miséricordieuse. Mieux. Je te mettrai à nouveau à l'épreuve. Et si tu te montres digne... Si tu te montres digne, nous nous débarrasserons de ton épouse stupide, et je te soutiendrai dans ton ascension. Je ferai de toi un homme puissant et respecté. C'est une promesse."
Son expression se fit à nouveau carnassière, une lueur dangereuse brillait dans ses prunelles.
" Si tu me trahis, si tu tentes, avec cet imbécile, de me doubler... Je vous déchirerai tous les deux en mille parcelles, que je ramènerai à la vie pour les déchirer à nouveau. Encore et encore. Jusqu'à ce que vous ayez asséché vos âmes. Je ne te mens pas. Tu penses peut-être que je ne suis qu'une barde mais j'ai des amies puissantes. A toi de voir si tu veux être dans leurs bonnes grâces ou si tu veux affronter leur courroux."
Taliesin vit l'une des silhouettes encapuchonnées frissonner.
" Je vous attendrai dans le Jardin de la Mélancolie. Rends-toi dans l'Allée des Noirs Esprits, dans le Noyau Occulte de la ville. Tu verras une boutique spécialisée dans les composants de sortilèges, à côté d'une taverne miteuse. Il y a une porte entre les deux. Emprunte-la et monte au dernier étage. Attention, j'aime cet endroit et je compte bien y retourner... Arrange-toi pour me ramener Arion sans rien abîmer et sans déranger les voisins. Le mage qui habite juste en dessous n'est pas toujours de bonne humeur."
Elle jeta un oeil autour d'elle.
" Et tu auras besoin de ma bague bleue pour franchir la porte."

Le moins que l'on puisse dire, c'est que le barde se sentait mal à l'aise : sa situation générale était déjà assez complexe pour qu'il ne se fasse pas, de surcroit, d'infernales ennemies. Mais il n'allait pas reculer, non. Et puis, le type d'alliés évoqué par Meloenne, si tant est qu'elle les ait vraiment - elle pouvait bluffer, après tout -, n'étaient souvent pas du genre à aider celles et ceux qui ne savaient pas s'en tirer par leurs propres moyens...
-Très bien, dame. Je vous ramène le traître au plus vite.
Sur ces mots, il s'inclina profondément, respectueusement, fit signe à ses hommes de main de le suivre et tourna les talons.
Qu'il veuille se mettre à l'ouvrage au plus vite paraîtrait fort logique à cette démone... Peut-être même cela lui ferait-il plaisir.

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Les rues commerçantes