La Couronne de Cuivre

L'homme ensanglanté et probablement agonisant gémit lorsque la demi-elfe le souleva, mais il se laissa faire. Il n'avait probablement plus assez de force pour se débattre, à moins qu'il n'estime qu'il pouvait faire confiance à la jeune femme.

Alors qu'elle parvint à l'extraire suffisamment du tonneau pour le déplacer de côté, elle s'aperçut qu'il lui manquait les deux jambes, sectionnées un peu en-dessous des genoux. Guère étonnant qu'il n'arrivât à se dégager de là.

Restait à savoir ce qu'il faisait là-dedans, et qui l'avait mis dans un tel état. L'homme - il devenait plus clair que c'était bien un humain mâle, en tout cas - gémit à nouveau lorsqu'elle l'allongea à terre, les mains et les avant-bras couverts d'une substance visqueuse rouge mêlée de vert.

Eléa fronça les sourcils. Et même si son visage resta aussi illisible que d’ordinaire, elle ne put se le cacher : l’agonisant, le laissé pour compte, le touchait dans son humiliation la plus profonde et dans ses blessures. Elle retroussa les manches de son chemisier et employa le tissu à nettoyer les plaies du visage.
C’était un geste qu’on aurait pu croire doux, mais qu’Eléa accomplit avec rudesse. La voix basse, susurrante de la demi-elfe murmurait, ou bien chantait ce qui semblait être une berceuse assez simple, voire enfantine. Elle sentait que, au rythme des paroles, la magie bardique venait à elle ; son regard se fit plus trouble tandis qu’elle ramenait sa main à ses côtés.

Eléa > soins légers > cul-de-jatte

L'agonisant fut quelque peu soulagé, mais ses blessures étaient trop profondes pour être guéries aussi simplement. Il souffrirait moins, mais sa mort semblait inéluctable. Restait à savoir quand...

"Me... merci", souffla-t-il avec difficulté.

Éléa prit le temps de l'examiner un peu plus en détails. Ses vêtements semblaient avoir été arrachés par quelque chose d'aiguisé. Sous les lambeaux de tissus, elle pouvait deviner de profondes échancrures dans sa peau, par lesquelles coulait beaucoup de sang. Être encore en vie après un coup pareil relevait du miracle, en fait.

L'homme n'était pas très âgé, mais ses cheveux en bataille et sa barbe de plusieurs mois lui donnaient l'air d'avoir la quarantaine.

Malgré ses efforts, l’homme semblait bel et bien condamné. Le plus sage serait de l’achever. Même s’il survivait, la perte de ses jambes affecterait l’individu à jamais. Quant à le laisser se vider de son sang dans la ruelle, c’était hors de question. Elle se serait épuisée pour rien. Il restait une autre solution, bien sûr.

« Si vous voulez survivre, il faut trouver un guérisseur. Un ami à vous, un prêtre, un herboriste. »

Elle s’interrompit, le temps de laisser l’information traverser la conscience de l’agonisant. Elle songea brièvement au trio de musiciens qu’elle avait momentanément délaissé. S’inquiétaient-ils de son absence ?

« Je sais que vous n’êtes pas d’humeur bavarde. Dites-moi juste si vous avez une préférence. »

Avec difficulté, l'homme essaya de parler.

"Pas... le temps. Pas le temps. Je vais mourir, maintenant. La bête m'a occis, je ne m'en releverai pas... argh... Le loup-garou... il hante la cité. J'ai eu le tort d'être sur sa route... adieu, jeune fille..."

Ses yeux roulèrent dans ses orbites, puis ses paupières se fermèrent, son souffle s'arrêta.

Eléa resta perplexe bien après le dernier souffle de l'homme. Ses blessures si particulières prenaient leur sens, maintenant. Et comme ses derniers mots restaient mystérieux. Etait-ce pure invention, ou réalité ? Elle n'osait que peu y croire, mais la cité avait déjà accueilli bien pire créature. Non, à bien y penser, l'homme n'avait aucun intérêt à raconter des histoires juste avant de mourir.

La barde n'y connaissait pas grand-chose en lycanthrope, mais elle se rappelait très bien que ces êtres préféraient agir la nuit, au clair de lune. De préférence, au plein clair de lune. La barde leva les yeux au ciel, tentant de déterminer la rondeur de Selune, avant de tourner les talons. Laisser le cadavre au milieu de la ruelle ne lui paraissait pas très correct, mais elle n'avait pas la force de transporter ou de s'occuper d'un corps pareil. Les rats se chargeraient du nettoyage. En dernier geste, elle en ferma les yeux.

Elle voulut rejoindre la taverne, puis s'arrêta pour regarder si sa toute récente rencontre n'avait pas trop sali ses vêtements. Elle doutait fort qu'apparaître recouverte de fluides sanguins dans une auberge soit le meilleur moyen d'obtenir les informations qu'elle recherchait.

Mais les vêtements d'Éléa n'avaient pas trop souffert de la mésaventure, et seules ses mains étaient couvertes de sang coagulé. Elle les frotta rapidement dans un autre tonneau - vide de cadavre, celui-là - avant d'enfin entrer dans l'auberge.

Elle retrouva rapidement des yeux ses camarades musiciens, qui, attablés à deux endroits différents, semblaient mener bonne discussion avec leurs interlocuteurs respectifs.

En entrant dans la salle, elle prit une grande inspiration. Les odeurs habituelles, d’alcool et de sueur, remontèrent à ses narines. Inconsciemment, elle se détendit. Là, elle reprenait pied, assurance. Mentir, jouer la comédie ? C’était son élément, et d’ailleurs la raison de sa survie jusqu’à maintenant.

Elle préféra ne pas fixer d’attention trop ostentatoire sur ses camarades. Ils avaient l’air plongés dans leur discussion. Elle devinait bien à quel point le goût de l’aventure et la motivation de retrouver leur ami leur tenait à cœur. Eléa s’avança vers le comptoir pour commander de quoi se rafraîchir et l’esprit et le gosier, en profitant pour faire un tour de la salle des yeux, et jauger les groupes les plus intéressants à cette heure-ci de la soirée.

Il était assez tard, maintenant, et la salle n'était plus comble comme plus tôt dans la soirée. Quelques groupes de marchands ou de nobles discutaillaient dans leur coin, mais la jeune femme ne pouvait, de là où elle se trouvait, entendre distinctement la teneur des conversations. Cependant, il lui était relativement simple de savoir si les personnages devisaient sur un sujet sérieux, ou plus léger... Un petit groupe de trois vieux hommes qui paraissaient s'intéresser quelque peu au physique d'Éléa pouvait être une bonne approche.

Elle sourit timidement, et s’offrit quelques minutes de répit avant de rejoindre la table qu’elle venait de repérer, se permettant d’observer en douce les individus. Histoire de cerner un peu leur manière de se comporter. Lorsqu’elle se sentit prête, elle se retourna vers les hommes et avança vers eux. Elle veilla à relaxer son visage pour se donner un air à la fois plus vulnérable et plus extraverti.

« Puis-je me joindre à vous, messires ? » offrit-elle agréablement.

Ils acquiescèrent d'un seul homme, trop ravis d'avoir l'occasion de voir de plus près ce joli brin de demi-elfe.

"Ce n'est pas souvent que nous pouvons croiser de telles créatures, par ici. Vous êtes tout à fait charmante, damoiselle", lança le plus proche d'Éléa à son encontre. Le ton était donné. Elle était probablement tombé sur une bande de vieillards libidineux qui tenteraient par tous les moyens de la convaincre de passer du temps avec eux...

"Vous êtes entrée seule. Vous ne craignez pas de vous promener ainsi la nuit tombée, dans les rues de Melandis ? Même ce quartier n'est pas sûr, sitôt l'activité des marchands cessée..."

Trois paires d'yeux la toisaient avec une courtoisie mêlée de curiosité. Elle avait déjà vu des regards bien plus gourmands à son encontre, elle devait bien l'avouer...

Ses lèvres se courbèrent, amusées, et elle prit place à leurs cotés.

« Que de question, messires ! » taquina-t-elle gentiment. « Pour y répondre, je ne suis pas venue jusqu’ici seule, ça non ! Des amis m’accompagnaient. Mais voyez-vous, ils n’ont pas le sens des festivités. » Elle fit une pause, pour mieux redonner son attention aux vieillards. Les gens adoraient se sentir le centre du monde, autant leur donner ce petit plaisir. « Et vous-même ? »

"Quel dommage... ils ne savent guère apprécier les bonnes choses", commenta l'un des hommes.

"Nous-mêmes... nous découvrons la cité. Nous ne sommes pas arrivés à Melandis depuis très longtemps, à vrai dire... Nous avions envie de goûter un peu l'ambiance d'une auberge qui, dit-on, est sympathique.
- Et ma foi, sa réputation n'est pas usurpée. Nous apprécions cet endroit.
- Mais nous n'avons pas peur des bandits. Ils ne s'intéressent pas à nous, apparemment... je me demande pourquoi.
- Souhaitez-vous boire quelque chose, demoiselle ?"

Ils étaient vraiment agréables à entendre parler. Chacun d'eux avait une voix douce, pleine de chaleur. Ils donnaient envie de les écouter toute la soirée, en fait.

« Soit vous les impressionnez, soit vous de la chance. Dans les deux cas, vous faites bonne affaire, non ? » répondit-elle, après cette étrange remarque sur les bandits.

Elle avait rarement entendu parler de vieillards qui se plaignaient de ne pas être agressés dans la rue. Bah, la nuit semblait être faite pour les étrangetés : des voleurs de luth, des culs-de-jatte en tonneau, et maintenant…maintenant, elle discutait avec des gens qui songeaient que l’ambiance d’une auberge était ‘sympathique’ et que sa ‘réputation n’était pas usurpée.’ Insidieusement, elle décida d’observer d’un peu plus près l’étoffe de leurs vêtements et le poids de leurs bourses.

La douceur de leur voix ne passe pas inaperçu aux oreilles sensibles de la barde. Elle se sentait l’esprit plus calme ; enfin des gens qui faisaient l’effort de parler et non pas de hurler. C’était plutôt agréable. N’empêche que son esprit ne cessait de revenir en arrière, au cadavre qu’elle avait laissé au milieu de la ruelle. Elle se sentait tout de même un peu mal à l’aise.

« Ah, eh bien, oui, merci » répondit-elle, bafouillant un peu sur ses mots. Eléa se reprit. Elle allait boire, et oublier cette sordide histoire. « Et qu’est-ce que qu’y vous amène à Mélandis ?"

Le temps de passer commande, et les trois hommes poursuivaient leur récit à Éléa.

"Nous sommes venus voir des amis. Nous devons les rencontrer incessamment, mais pour ma part j'ai oublié quand exactement... vous vous en souvenez ?
- Ma foi... cette nuit ? Ça me semblerait étrange, non ?
- Oh, tu sais bien qu'ils sont un peu particuliers. Et puis, il se fait tard et nous sommes toujours debouts, pourquoi pas eux ?
- En effet... bref, chère demoiselle, nous sommes venus voir des amis. Et en attendant, nous sommes venus nous détendre en ces lieux.
- J'espère que notre bavardage incessant ne vous importune guère ? Je m'en voudrais d'apprendre que vous vous ennuyez en notre présence, très chère."

Alors qu'ils parlaient, Éléa focalisait une partie de son attention sur leur apparence. Pas vraiment riches, mais ils avaient des vêtements propres et soignés, ils étaient tous trois rasés de frais et leurs cheveux gris tiraient par endroits sur le blanc neigeux. Les trois avaient des rides, plutôt tracées par une vie agréable et pleine de bonnes surprises, que par la tristesse et les tracas.

Des divagations séniles qui ont au moins le mérite d’être moins fatigantes que les autres, songea la barde. Et pour tout dire, elle se laissait plus bercer par leur voix qu’elle ne prêtait attention au contenu de leurs paroles.
Ce fut avec effort qu’elle se rappelât son but initial.

« Et pourquoi m’ennuierai-je ? Je suis venue, tout comme vous, me détendre l’esprit après cette rude journée. Je trouve au contraire agréable de discuter si chaleureusement. Dites-moi, comptez-vous rester à Melandis, messieurs ? »

Ils secouèrent la tête de concert, donnant à la scène un aspect comique qui faillit faire sourire Éléa, qui se retint toutefois.

"Normalement, non. Quelques jours, au plus... le temps de trouver nos amis."

Le vieil homme avait un curieux sourire en disant cela, un peu carnassier.

"Peut-être pourriez-vous nous aider à les trouver, gente demoiselle ? J'ai quelque raison de penser que vous pourriez savoir où ils sont, à Melandis..."

Aux autres tables, les musiciens continuaient de bavarder avec les autres convives. Ils paraissaient satisfaits de ce qu'ils avaient entendu, mais leurs visages n'étaient peut-être qu'une polie façade...

Eléa ne voulut pas afficher une surprise trop ouverte, bien que les derniers mots du vieil homme aient de quoi la rendre perplexe. Ce n’était peut-être, raisonna-t-elle, qu’un autre tour de la discussion étrange qu’entretenaient les vieillards entre eux. Elle l’espérait.

« Je ne crois pas avoir bien compris ce que vous vouliez dire par là. » répondit-elle, conservant son calme et son sourire.

Le vieil homme lui rendit son sourire, puis parla d'une voix toujours appaisante.

"Ne vous inquiétez pas, nous ne cherchons pas à vous faire du mal. Nous cherchons certaines personnes, ici, et nous pensons que vous avez récemment eu l'occasion de les voir... ou du moins de les approcher. L'odeur qui se dégage d'eux est... inimitable. Hum, pardonnez ces propos...
- Pour dire les choses comme elles le sont, un, voire plusieurs loups-garous frappent en ce moment à Melandis. Que cherchent-ils ? Nous l'ignorons exactement. Mais, l'odeur du sang sur votre personne, ainsi que celle de ces créatures, est indubitable. Vous avez croisé une de leurs victimes, je le crains."

Oh non, elle ne s’inquiétait pas du tout. Elle discutait juste avec des gens capable de sentir l’odeur du sang d’un mourant, dont pourtant elle croyait s’être débarrassée. Ne voyant aucune raison de dénier la vérité, Eléa ne se priva pas pour jeter un coup d’œil sur ses mains, avant de croiser à nouveau le regard de son voisin. Les traits de son visage dépeignaient un mélange simple de surprise et un brin de colère. La présence si rapprochée des vieillards ne pouvaient pas n’être qu’une malheureuse coïncidence, raisonna-t-elle.

Elle joua cartes sur table. Malgré leur…particularité, ces gens ne l’avaient, pour le moment, aucunement offensé. Mais elle se rappelait assez bien les avoir entendu mentionner un rendez-vous avec leurs amis. Ceci, par contre, avait de quoi la mettre sur ses gardes.

« Vous avez un odorat remarquable, messieurs. Personne ici n’aurait pu discerner de si fines effluves, avec l’odeur de la taverne en arrière-plan. »

Elle fit une pause, le temps de remettre ses idées en place, et de jauger la réaction du trio.

« Il y avait un homme, la quarantaine, dans un tonneau. Ses jambes étaient coupées à partir des genoux. Il m’a parlé de loups-garous, effectivement. Si vous voulez l’examiner, il est toujours dans…euh…la ruelle. »

Sur ces derniers mots, Eléa se sentit rougir, un peu embarrassée par ce manque de tact et la véracité crue de ses propos. Ce n’était pas tant qu’elle avait peur du sang, mais elle trouvait cette discussion tellement décalée. Elle changea de sujet.

« Pardonnez ma curiosité à votre égard, il n’est pas dans mes habitudes de me mêler des affaires des étrangers, mais pourquoi être venus jusqu’ici pour rencontrer vos amis ? »

Elle put nettement voir leur regard briller d'un intérêt nouveau lorsqu'elle parla de la victime qu'elle avait trouvé dans la barrique, tel un déchet.

"Ah, aah ! Dans cette rue ! Ma foi... nous allons y jeter un coup d'œil.
- Nous les suivons depuis longtemps maintenant, et nous avions des raisons de penser qu'ils se terrent ici même... et voilà que vous nous confirmez ce que nous soupçonnions.
- Est-ce que cela vous ennuierait de nous indiquer l'emplacement de ce tonneau, très chère ?"

Les trois hommes étaient en train de se préparer à se lever. Mais, comme tout bon gentilhomme, ils attendaient poliment que ce fût la dame qui se levât en premier lieu. Non sans avoir donné son accord quant à leur requête...

« Si vous en avez envie… » répondit la demi-elfe, décidément toujours prompte à se mêler de ce qui ne la regardait pas. Elle se redressa sans vraiment noter la courtoisie des vieux hommes qu’elle prit pour une simple lenteur d’action, et montra le chemin.

La jeune femme sortit donc, escortée des trois vieux hommes, à l'apparence si fragile que c'en était risible. Comment des personnages pareils pouvaient-ils fréquenter un loup-garou ? Surréaliste... Éléa fit un petit signe, avant de quitter la taverne, à ses compagnons qui devisaient toujours avec entrain.

Une fois dans la rue, la demi-elfe retrouva rapidement le lieu du crime, et les restes de l'homme trônaient toujours au beau milieu de la rue, sans que quiconque ne fût venu le déranger.

Le trio de vieillards était aux aguets. Ils scrutaient le moindre détail, reniflant l'air avec force grimaces et moue de satisfaction. Puis l'un d'eux prit enfin la parole.

"C'est bien notre... homme, dirons-nous. Bien, mademoiselle, je vous félicite d'être encore en vie après avoir rôdé non loin de cette créature. Vous pouvez constater qu'elle ne laisse que peu de chances à ses victimes..."

La lune n'était pas pleine, mais sa lueur dans le ciel d'encre suffisait à Éléa, douée d'infravision, pour s'apercevoir avec stupeur que les canines du vieil homme avaient sensiblement poussé depuis quelques minutes.

Lentement, la compréhension fit son travail. La prostituée observa froidement, avec un mélange de dégoût et de crainte naissante, le visage de l’homme ; et plus particulièrement sa mâchoire, ornée de canines inhumaines. Elle se sentit soudainement nauséeuse. Etait-ce possible ? N’était-ce pas un tour de son imagination ? Et que disait-il donc ? Il lui semblait bien que la menace sous-jacente était claire.
Eléa s’humecta rapidement les lèvres, confrontant son angoisse. Elle n’avait pas à faiblir devant qui que ce soit, fût-ce-t-il homme ou…ou créature. Elle bénit l'idiot de parent elfe qui lui avait donné vie : peut-être ses gênes allaient-elles enfin être utiles. Ceci dit, si elle ne trouvait pas une idée vite, l'utilité de ses gênes risquaient d'être de courte durée.

« C’est ce que j’ai cru voir, oui. Sa cruauté est effrayante. »

Si elle avait été groggy, elle était désormais on ne peut plus alerte. Son premier geste fut de garder ses bras près de son corps. Sa lame était une défense dérisoire si le trio s’avérait être des loups-garous, mais elle se sentait moins vulnérable ainsi. Son deuxième geste fut de faire face aux hommes du mieux qu’elle le pouvait, quoi qu’elle cherchât du coin de l’œil une échappatoire à ce que son pessimisme nommait une très mauvaise surprise. Une rue attenante, un espace profitable.

Les vieux hommes la regardaient maintenant tous les trois, avec une espèce de plaisir sadique. Ils souriaient, et désormais, leurs sourires passaient pour ceux qui ornaient les visages des gens frappés par la démence, ou la cruauté pure et dure. L'un d'eux parla encore.

"Vous voyez ? Vous vous fiez aux apparences. Nous ne sommes pas de paisibles vieillards, je vous le concède volontiers, mais... nous ne sommes pas non plus des loups-garous. C'est pour cela que nous cherchons à retrouver le responsable de ce massacre...
- Nous sommes des vampires, très chère. Trois vampires venus traquer l'ennemi. Ne soyez donc pas nerveuse, nous n'allons vous faire aucun mal.
- Votre seule contribution, vous l'avez déjà remplie : nous indiquer le lieu du crime. Les indices présents nous suffiront.
- C'est que, voyez-vous, notre cible ne sait pas que nous le pourchassons... il n'a pas pris la peine de masquer l'évidence."

Éléa était devenue pâle, à présent. Devait-elle croire des créatures aussi maléfiques que des vampires ? En même temps, s'ils avaient voulu la tuer, ils l'auraient déjà fait... à moins qu'ils ne se jouassent d'elle.

Eléa ne comprenait pas grand-chose de ce que disaient avec tant d'élégances les... humanoïdes, à défaut de meilleur termes. Ses traits s'accentuèrent sous le coup de la nervosité.

« Je me moque que vous soyez loup-garou ou vampire, je ne suis toujours qu’humaine » marmonna impétueusement la jeune femme, entre ses dents.

Bien malgré elle, elle était fascinée par le sourire dément qui déformait le visage des hommes. Elle détacha péniblement son regard de leur visage, toujours aussi appréhensive qu’auparavant. Mais aussitôt, elle se surprit à regarder le cadavre – qui, il y a à peine quelques temps, lui avait soufflé ses derniers mots. L’idée lui glaça les sangs. Le pire étant, qu’elle ne voyait pas de sortie à ce guet-apens : elle n’avait pas réellement le choix, elle dépendait du bon vouloir de ces êtres, quels qu’ils soient. Que leurs paroles soient mensonges ou vérité, elle n'avait pas la capacité d'influer sur leurs actions. Toutefois, s'ils disaient vrais, les nouveaux nommés n'avaient pas grand intérêt à continuer la conversation avec elle. Ce qui la rendait bien confuse.

« Alors, si je comprends bien, ce…loup-garou empiète sur votre territoire ? » demanda-t-elle faiblement, cherchant à comprendre le mode de pensées des prétendus vampires.

Le trio s'occupait du cadavre, dans la mesure où ils essayaient de déterminer depuis quand il avait été mordu aussi affreusement, dans quelle direction l'odeur partait... l'un d'eux lui répondit cependant :

"Vous pouvez dire cela, c'est à peu près la situation. Mais, nous n'allons pas vous retenir plus avant, mademoiselle, vous avez déjà consacré une bonne partie de votre soirée à nous aiguiller. Je vous en prie, vaquez donc à vos occupations. Nous nous reverrons peut-être..."

Un autre poursuivit alors :

"Ah, et, pour votre ami que vous cherchez, votre cible est bonne mais pas l'endroit. Cherchez du côté de l'école de magie."

Ils prirent congé en la saluant, puis s'évanouirent dans la nuit comme s'ils n'avaient jamais existé.

La jeune femme se sentit soudainement libérée. Elle se surprit à s’appuyer contre le mur de la ruelle, reprenant son inspiration et fermant ses yeux obsidienne. Ils étaient partis. Qui qu’ils soient, ils n’étaient plus là. Eléa rouvrit les paupières, croisant une nouvelle fois le spectacle macabre du mort, avec un certain détachement qu’elle n’avait pas eu jusque là. Ils avaient bien dit que l’ami qu’elle cherchait se trouverait à l’école de magie ? Comment diable avaient-ils pu obtenir une information pareille ?

*Tu oublies que ce sont des vampires,* réfléchit la demi-elfe, tout en retournant vers l’auberge.* S’ils t’ont regardé avec tant d’intensité dans l'auberge, ma belle, c’est bien pour t’attirer et te faire révéler le peu que tu savais et qu'eux ne savaient pas. * Autant pour les histoires de loup-garou. Elle ne savait pas ce qu'elle préférait, entre des lupins carnassiers et des vieillards psychotiques à canines. Elle en vint à la conclusion qu'elle se passerait bien des deux.

N’empêche, même en admettant qu’ils aient pu lire ses pensées ou écouter les dialogues de ses compagnons, quels moyens avaient-ils de déterminer la localisation de Kerias ? Elle referma la porte de l’auberge derrière elle, laissant un courant d’air froid entrer à l'intérieur, puis s’assit à la table où elle se tenait précédemment. Bon. Elle n’avait plus qu’à mettre au courant les musiciens.

Les musiciens, voyant qu'Éléa était revenue de son étrange escapade nocturne, s'arrangèrent pour clore leurs discussions, prétextant - à juste titre - l'heure avancée pour se retirer et rejoindre leur plume. Enguerrand et Aliénor vinrent rejoindre la demi-elfe, tandis que Gontrand semblait achever le débat, de son côté.

"Alors ?", s'enquit la jeune femme, fébrile et curieuse de savoir ce qu'il s'était passé avec ces trois vieillards.

Autant pour leurs couvertures, songea Eléa. Elle hésita un instant à partager tout de sa récente aventure, mourant en réalité d’en parler pour mieux se rendre compte de la réalité de la situation. Ceci dit, les musiciens risquaient de ne pas la croire si elle leur racontait avoir croisé des vampires. Elle se décida à opter pour la manière douce.

« Ils m’ont donné une piste. » répondit-elle. « Du côté de l’école de magie….et vous, vous avez trouvé quelque chose ? »

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