La Couronne de Cuivre

-Et ca mademoiselle, c’est rien savez vous ? demanda Streen. Moi avant que mes parents ne meurent, j’étais promis à un grand avenir. Ils me l’avaient promis. Et que sont ils sont devenus ? Ils sont morts, ils m’ont abandonné uniquement parce qu’ils pensaient qu’à leur propre personne.
Il fit semblant d’avaler une gorgée de sa bière en reprenant :
-Que me reste t’il ? Rien. La vie n’a plus aucun sens pour moi. Alors il ne me reste plus qu’à noyer mes soucis dans l’alcool. Alors je vous le dis : vive les bières, vive l’alcool, vite les cuites ! Répétez après moi.

Jolan les avait d'abord regardé d'un air interloqué. Puis il parut s'intéresser de très près au contenu de son verre, et ne pipa mot, se contentant de guetter, parfois, en direction de l'entrée.
Le malheureux que Sylveneige avait pris pour cible ouvrait de grands yeux stupéfaits. Mais il se trouvait apparemment dépassé par le bagout de l'elfe, et, s'il avait ouvert la bouche pour répondre quelque chose, avait omis de la refermer, ce qui lui donnait l'air d'une carpe stupide.
Certains autres convives, en revanche, étaient hilares.
- Hey, tu vois bien qu'elle a bu, l'elfe ! Tu devrais en profiter, va... c'pas tous les jours qu't'auras une belle fille comme ça sur les genoux ! Allez, vas-y... j'suis sûr qu'y a des chambres à l'étage...
- J'te parie qu'elle diras pas non ! Regarde cette pauvre petite qui a besoin de consolation...
- oui, mais après tu m'la laisse un peu, d'accord ?
- Non, c'est à mon tour !

Le ton montant à nouveau, la demi-ogresse qui servait de tenancière à l'auberge frappa brutalement du poing sur la table.
- Continuez comme ça et je vous fiche dehors ! Tous autant que vous êtes !
Ce qui eut le mérite de ramener la discussion à un niveau auditif plus acceptable... L'homme qui avait le bonheur d'avoir une magnifique elfe tombée du ciel sur ses genoux, quittant son air béat, se décida enfin à serrer ses bras musclés autour du corps de la jeune femme.
- Vous savez... tous les hommes ne sont pas comme votre Martin... Mais venez donc avec moi en haut, nous serons plus tranquille pour discuter...
Ce fuit le moment que Jolan choisit pour pousser du coude Streen, et lui désigner deux hommes qui venaient d'entrer : tous deux grands, les cheveux noirs, mi-long pour le plus jeune, presque rasés pour l'aîné. Indubitablement frères. Ils ne portaient aucun signe distinctifs et ressemblaient à n'importe quel autre client de l'auberge.
Le paladin, dès qu'il fut certain que Streen avait repéré les deux hommes, vida d'un trait son verre et s'en fut discrètement vers la sortie.

Streen serra son poing. De quel droit cet homme se permettait il de toucher à sa petite amie ? Quoiqu’un ivrogne ne serait pas très difficile à se débarrasser. Sylveneige n’en ferait qu’une bouchée, il en était certain. Sauf s’il la prenait de force mais il ne croyait pas capable l’imbécile de parvenir à la soulever. Et puis c’était elle qui s’était mise dans cette situation. A elle de s’en sortir et de se débrouiller pour aborder les deux clercs et l’intégrer dans la secte. D’ailleurs els deux zigotos venaient de rentrer puisque Jolan leur fit signe. Des hommes visiblement lascifs et friands de jeux d’argent, la routine pour eux. Sauf que ce soir, ils auraient une compagnie supplémentaire. Pour l’instant, il ne préféra pas agir et voir où ils allaient s’asseoir avant de s’en approcher. En revanche, Streen changea de position de manière à ce que Sylveneige le voit. Lorsqu’elle croisa son regard, il fit un signe de l’œil en désignant les deux frères. Peut être comprendrait elle. Puis il revint à sa place.

Sylveneige était retombée sur les genoux de l'homme, puis avait re-sauté sur ses pieds pour s'asseoir sans façon plus commodément.

Lorsque l'extraordinaire aubergiste eût crié, la rôdeuse fut émerveillée une nouvelle fois.

Son fauteuil humain commençant à la serrer plus que la décence l'autorisait, l'elfe commença à donner de petits coups sournois de ses coudes très pointus.

- Encore une séance de massage facial, choupinou ?

Levant les yeux, Sylveneige aperçut Jolan qui montrait discrètement deux hommes à Streen.

- Choupinou, laisse-moi veux-tu, des amis de tonton Liirdé viennent d'entrer.

Quête : chercheurs de sens

Les deux hommes qui venaient d'entrer ne jetèrent qu'un vague regard intrigué à l'étrange scène qui se déroulait devant eux, et allèrent s'installer de l'autre côté de la grande table de jeu. L'aubergiste se dirigea vers eux mais ni Streen ni Sylveneige n'entendirent leur commande.

Quant au... fauteuil humain... de Sylveneige, il ne semblait guère décidé à laisser ainsi filer sa conquête. resserrant son étreinte, il tentait de poursuivre sa cour... du moins était-ce ainsi qu'il devait le concevoir.
- Des amis de ton oncle, tu dis ? Voyons... Tu as donc si peur de moi que tu inventes des bobards pour me fuir ? Alors que je ne veux que consoler ton coeur déchiré... détends-toi, ma belle... Et allons bavarder tranquillement ailleurs. Ici il y a bien trop de monde, certains pourraient être violents, tu sais...
L'homme avait bu, c'était évident : il empestait l'alcool fort. Et ses camarades également, bien entendu. Mais tout de même, il se mit à jeter quelques coups d’œils inquiets en direction de l'entrée, au cas où l'histoire des amis soit véridique.
- Ah, mais c'est ceux-ci dont tu me parles... mais je les connais bien ! Et alors, ce sont les amis de ton oncle, donc les tiens ? ça nous fait un point commun de plus...

[Streen étant en vadrouille week-end, je me permets de prendre ce tour-ci]

- Choupinou, attends, on a le temps... Tu bois dans ces minuscules godets, ton rhum ? Non ? Un costaud comme toi ?

Sylveneige, après avoir joué inutilement de ses coudes pointus - bon sang, le type était si gras qu'on ne pouvait même pas lui taper dans les côtes ! - adopta une nouvelle tactique.

- Je suis sûre que mon ami ici présent parierait volontiers avec toi... Et j'ai une super idée de pari ! mais je me demande... Quand même... C'est un peu dangereux...

La rôdeuse sourit en secouant la tête. Puis se pencha vers l'oreille du choupinou.

- En fait, c'est un type avec qui j'ai fait un bout de trajet. C'est tout. Il a un peu d'argent sur lui, ça m'arrangerait de lui prendre... Mais comme il est beaucoup plus fort que moi, je préférerais ruser... Bon, je te dis mon idée. Mais si tu as peur de le faire, hein... Après tout, le courage, tout le monde n'en a pas...

Le ton de l'elfe monta d'un cran, redevenant audible pour la tablée - et pour l'oreille fine de Streen.

- Bref. Tu bois dans des petits godets. C'est des manières de fille, tu avoueras... Mais un homme comme toi, un costaud un vrai de vrai : parie avec mon copain ici présent que tu bois tout autant que tu viens de le faire, même nombre de contenants, mais à partir d'à présent, rhum servi dans des chopes ! comme la bière ! un costaud dans ton genre, ouais, tu es capable ! et je le sais ! et moi, je parie sur toi !

Streen s’était assis seul sur une table en prenant l’air désespéré. En réalité, il en profitait pour faire semblant de noyer ses soucis à l’aide de son verre ainsi qu’écouter les conversations. Il était satisfait que Sylveneige aie enfin décidé à se débarrasser de son admirateur pour aborder les deux frères. Bon il était vrai que celui-ci n’est pas décidé à la laisser partir mais il était confiant de ce coté là. Avec tout l’alcool qu’il avait ingurgité, elle n’en ferait qu’une bouchée. Streen jeta un œil de temps à autre aux deux frères. Il sursauta lorsque Sylveneige parlait de faire un pari avec lui. Qu’est ce qu’elle mijotait ? Quel plan loufoque avait elle inventé ?

- Hey... t'as la cote !
- Et ben moi j'parie sur Sann ! Deux pièces d'argent !, lança un autre en désignant du menton l'"ami de tonton Liirdé".
Celui-ci lui jeta un regard de glace, et ne dit rien, se contentant de fixer avec un regard dubitatif l'elfe toujours assise sur les genoux de l'ivrogne.
- Moi j'parie sur mon pote Ralph ! Une pièce d'argent et une de cuivre ! ajouta un autre avec une grande claque sur l'épaule du fauteuil humain. Lres voix se mirent à vociférer, les mains sortant quelques pièces des goussets. Le dénommé Ralph, un peu blême d'être l'objet de tant d'attentions et d'espoirs, se sentit finalement contraint de déclarer.
- D'accord, je tiens le pari ! Qu'est-ce que vous en dites, les deux frangins ?
La victime choisie par Sylveneige eut un haussement d'épaule, et son frère - l'aîné des deux - répliqua.
- A ton aise... C'est toi qui sera complètement bourré quand il s'agira de jouer au pique-brune contre moi... Je vais amasser une petite fortune ce soir je pense...
- Tavernier ? Une pinte de rhum pour moi, et une également pour Ralph. voyons un peu ce que tu as dans le ventre !

Une pinte plus tard, le dénommé Ralph avait suffisamment desserré son étreinte pour que Sylveneige se dégage sans peine. Il l'attrapa néanmoins par la main, l'empêchant de trop s'éloigner : il avait décrété qu'elle serait son porte-bonheur et si elle s'éloignait, il perdrait.
Deux pintes plus tard, Ralph s'endormait sur la table, Sann avait les yeux un peu vitreux et il n'était pas certain qu'il soit en état de tenir debout. Mais il avait gagné, et les hourras concurrencèrent un temps les cris de désespoir des perdants, jusqu'à ce que la demi-ogresse hurle plus fort que tous pour les ramener à la raison.
- Et voilà... mon partenaire de cartes est fichu, soupira l'aîné des frères avec un grand soupir mélodramatique. Tu aurais pu me le aisser éveillé quand même...

- A tout à l'heure, mon choupinou.

Sylveneige rejoignit enfin Streen. Elle parla à voix basse.

- Streen chéri, j'espère que tu as parié... Moi je n'ai pas eu le temps ! gros boulot, de faire boire le choupinou.

L'elfe se coula dans la chaise face au jeune homme.

- Bon, on fait quoi ? J'ai dit que les types de la secte étaient des amis de mon tonton Liirdé, le choupinou les connaît, donc nous devrions aller les voir. Je leur demanderai s'ils se souviennent de tonton Liirdé, le barde qui a mis le feu aux meilleures scènes ! de Bérégost à la Porte de Baldur !

Streen avait regardé avec effarement les deux hommes boire. S’il n’était pas fâché que le choupinou avait fini par lâcher Sylveneige, il ne put s’empêcher d’imaginer que malgré leur habitude de boire, ils ne tenaient pas le coup très longtemps. Cela dit, il ne tenterait pas l’expérience lui-même. Il répondit discrètement à Sylveneige :
-Hé bien félicitations, je crois qu’avec ce que tu viens de faire, les deux frères ne peuvent que remarquer ton manège. Bonne idée pour attirer leur attention. Par contre pour avoir l’air désespérée, c’est raté. Mais rien n’est perdu, cela ne change pas grand-chose à nos plans.
Il jeta un œil aux deux frères avant de reprendre :
-D’accord, nous devrions aller les voir mais c’est toi qui devras leur parler. Moi je suis sensé être un type désespéré suite à la mort de mes parents. Et comme je suis benêt, je ne peux pas trop parler. Ca te va ?

Sylveneige se leva et se dirigea d'un pas à peu près modéré vers les deux hommes.

- Bonsoir... Je pense que vous êtes des connaissances de mon tonton Liirdé.

Elle battit lentement des cils, avec une modestie charmante. En tous cas peu répandue en ce lieu.

- Vous ressemblez à une description qu'il a faite... Mon tonton est barde, voyez-vous, il a un talent tout particulier pour la description épique. Et vous ressemblez vraiment à une de ses descriptions...

L'elfe poussa un soupir, ses yeux se voilèrent de larmes.

- Oooh, je suis désolée... Parler de mon tonton Liirdé me rappelle notre dernière discussion... Qui portait sur mon dernier amoureux...Et - et - et...

Là Sylveneige eut un sanglot déchirant.

- Il m'a abandonnée, trahie ! oh !

Le ravissant petit mouchoir au liséré de dentelle apparut. La rôdeuse le porta à ses yeux avec délicatesse.

- Je vous prie de m'excuser...

Elle se reprit et dit simplement :

- Cela me ferait tant plaisir de parler avec des amis de mon tonton Liirdé ! parce que, voyez-vous, la conversation avec mon compagnon (assis là-bas) est un peu terne... Tenez ! venez donc vous asseoir avec nous, ça nous remonterait le moral ! lui a perdu ses parents, le pauvre. Boire et discuter, ça nous fera du bien ! vous êtes naturellement nos invités.

Les deux hommes la regardaient d'un air interloqué.
- Nous ne connaissons pas de... Liirdé, expliqua l'aîné des deux, haussant un sourcil.
- Oui, même avec ce que j'ai bu... je me souviendrais si j'avais un ami elfe !
- Je pense que peut-être, vous devez confondre... mais je peux comprendre, vu ce qui vous arrive... Au fond vous cherchez juste un visage ami, j'imagine ?
L'homme lui adressa un calme sourire.
- J'ai l'habitude, vous savez... Je dois avoir une tête très banale puisqu'on m'interpelle souvent ainsi. Mais dites donc à votre ami de venir prendre une bière à notre table, plutôt. Elle est plus grande...

Sylveneige fit de grands signes à Streen. L'appeler ne servait à rien, le brouhaha couvrant toute tentative d'expression à distance - autre que gestuelle.

Streen n’aperçut pas de suite les gestes que lui adressaient Sylveneige. Il faisait semblant d’être désespéré et de voire son verre de bière. Ce fut par coup d’œil discret aux deux frères qu’il aperçut le geste de sa compagne. Il admirait sa compagne et sa facilité d’adaptation. En l’espace d’un instant, elle était parvenue non seulement à les aborder mais aussi à les convaincre de le faire venir lui aussi. A moins qu’ils n’aient été sensibles à ses charmes qui sait, sa compagne savait très bien les mettre à profit. Malheureusement, on ne pouvait pas en dire autant pour Streen, à cause de ses yeux. Pourquoi ses parents n’avaient ils pas crée des êtres ordinaires ? De nombreux parents auraient voulu avoir le privilège de pouvoir façonner eux-mêmes leurs enfants. Il n’y avait que ses parents pour créer des demi-elfes aux yeux violets. Les gens qu’ils croisaient n’abordaient généralement qu’indifférence. Quand aux autres, soit ils prenaient peur quand ils le voyaient, soit les femmes se retournaient sur leur passage même si elles étaient peu nombreuses. Est-ce qu’il n’inspirerait pas de la peur aux deux clercs ? Il s’avança d’une démarche un peu gauche en tenant son verre d’une main sans parvenir à maîtriser son trouble. Lorsqu’il s’approcha de Sylveneige, il demanda volontairement :
-Oui ? Qu’y a-t-il ? As-tu trouvé un moyen de tromper mon désespoir et ma peine ?
Puis en se tournant vers les deux hommes :
-Et qui sont ces messieurs ?

- Oh c'est bête, figure-toi. J'étais persuadée que ces deux sires étaient des amis de tonton Liirdé, tu sais, mon tonton barde qui a cassé la baraque du Val Bise à Halruaa. Un talent ! enfin...

Sylveneige cilla rapidement.

- Mais non, je m'étais trompée ! mais ils sont fort aimables, ils nous invitent à leur table plutôt que venir à notre petite table...

Ici l'elfe s'interrompit pour entonner d'une voix mélancolique :

Adieu... notre petite taaable...
Qui nous réunit siii souvent !
Adieu... notre petite taaable,
Si grande pour nous cependant !
On tient, c'est inimaginable,
Si peu de place... en se serrant...
Adieu... notre petite taaable...
Un même verre était le nôtre,
Chacun de nous, quand il buvait,
Y cherchait les lèvres de l'autre...
Ah! Pauvre ami, comme il m'aimait!
Adieu... notre petite taaable.

Sylveneige sanglotante se jeta dans les bras de Streen.

Streen faillit éclater de rire tellement Sylveneige jouait bien la comédie. Il profita de la situation pour tirer deux chaises de la table des deux frères et invita sa compagne à se poser sur celles-ci avant de s’installer à coté.
-Veuillez excuser notre comportement dit il aux clercs. Comme vous le voyez, nous sommes assez désespérés tous les deux. Ma compagne a un chagrin d’amour. Un homme lui a brisé le cœur. Quand à moi, j’ai perdu mes proches et je ne trouve plus de sens à ma vie. Depuis que nous nous sommes rencontrés, nous cherchons un moyen de tromper notre peine sans jamais y parvenir. Mais je suis navré de vous importuner avec nos histoires. J’espère que vous ne nous en voulez pas trop.

Les deux hommes paraissaient quelque peu mal à l'aise.
- Excusez-moi mais... Vous ne me semblez pas si désespérés que ça, fit remarquer l'aîné. Ou du moins, vous l'extériorisez de façon bien inhabituelle... Peut-être est-ce un signe que vous êtes en bonne voie de guérison...
- Mais peut-être qu'elle est barde ? C'est ça, vous êtes barde ? Les bardes ça chante tout, même les chagrins !
Le plus jeune -les autres l'avaient appelé Sann- avait l'oeil légèrement vitreux, mais il paraissait tout à fait en état de suivre la conversation.
- Vous ne ressemblez pas à une barde...
- Rhooo... tu n'as pas compris... En fait, elle a jeté son dévolu sur toi pour se consoler de son chagrin d'amour et elle essaie de te le faire comprendre !
- Bah, peu importe... Ce ne sera pas la première fois que je soulagerai une âme en peine. Je suis prêtre, savez-vous...

- Je ne sais pas, dit Sylveneige d'une voix basse et triste, peut-être un prêtre, effectivement...

Elle leva vers les deux hommes un regard interrogatif.

- Peut-être un prêtre... Quand je chante, quelque chose se passe en moi... J'ai toujours exorcisé mes chagrins dans le chant... Mais là, là, ça ne marche pas... Si je n'avais pas croisé Streen, je me serais jetée du haut d'une falaise. Il m'a sauvée de la mort, mais pas de ma peine...

Sylveneige sourit et étreignit le jeune homme avec affection.

- Si vous pouviez m'aider, je vous en serais si reconnaissante ! je suis d'habitude de caractère si joyeux que je ne me reconnais plus moi-même.

Streen se sentit mal à l’aise. Mal à l’aise par l’attitude de Sylveneige qui ne paraissait pas si désespérée que ca. Mal à l’aise par le fait qu’elle aie révélée son nom alors qu’il pensait venir sous un faux nom. Mais bon, il ne pouvait pas l’en blâmer, il aurait dû y songer avant. Il était aussi mal à l’aise par la geste de Sylveneige à son égard. Il fallait se rattraper rapidement ou les prêtres ne les croiraient pas. D’une voix lasse, il tendit son gobelet.
-Pas désespéré dîtes vous ? Et pourquoi croyez vous que je m’enfonce un peu plus dans l’alcool chaque jour ? Franchement je ne sais même plus ce que je veux. Si vous avez à ce propos des idées intéressantes à ma proposer, je serais preneur, qui sait.

Le prêtre hocha la tête, l'air songeur, observant tour à tour les deux jeunes gens.
- N'avez-vous jamais envisagé que peut-être, ce désespoir pouvait cacher une puissance nouvelle ? Le chagrin, la colère, la haine, si on sait les intégrer en soi, peuvent apporter un certain détachement qui devient rapidement une force... pour peu qu'on sache l'utiliser.
Son frère, Sann, approuva de la tête.
- C'est lorsqu'on est au fond du trou qu'on peut trouver la force de tout détruire. On comprend enfin la futilité de ce monde...

Sylveneige écarquilla les yeux et balbutia :

- Ah... Mais... Oh... C'est ça... Oui... Ce qui m'arrive...

Elle avoua rapidement, avec moult battements de cils.

- J'ai toujours refoulé cette envie... Cette envie à la fois délicieuse et atroce... Une envie de haïr à son paroxysme... De ressentir un plaisir égal à ma tristesse simplement en... En brisant quelque chose, en blessant... En faisant souffrir quelqu'un.

La rôdeuse poussa un soupir, dans un cri étouffé.

- Enfin... Enfin je l'ai dit !

Elle prit sa tête entre ses mains.

- Je l'ai dit... Oh... Ce que ça fait du bien !

Ca ne marchait pas. Du moins, c’était ce que Streen sentait. Soit les prêtres ne les croyaient pas, soit ils ne les trouvaient pas aptes à devenir des adeptes. Pour autant, Streen n’était pas décidé à laisser tomber. Il prit l’air maussade en rajoutant :
-J’approuve entièrement les propos de cette demoiselle. A vrai dire il m’arrive de ressentir les mêmes choses. Voyez vous. Et parfois, je ne demande pas mieux qu’à mettre en pratique ces émotions. Mais seul, je n’y arrive pas. Peut être que d’autres personnes plus expérimentées pourraient m’aider.

Les deux hommes échangèrent un regard indéfinissable. L'aîné hocha la tête et un sourire mauvais s'afficha un instant sur le visage du plus jeune, avant qu'il redevienne affable.
- Oh, vous savez... personne ne peut vous y aider... c'est en vous que vous devez trouver cette force.
- Il suffit... de savoir se tourner vers une divinité suffisamment puissante pour cela..., expliqua l'aîné.
Son regard gris brillait d'un reflet presque métallique. Dur.

- Tout simplement... Mais comment trouver ce dieu ? Comment trouver le signe qui me fera comprendre que j'ai découvert le dieu qui correspond à mes sentiments profonds ?

Sylveneige avait un visage inquiet, anxieux même.

Elle se tourna d'un bloc vers Streen, une lueur d'espoir dans les yeux.

- Et toi, Streen, toi qui commence à me connaître, as-tu une idée du dieu dont il pourrait s'agir ?

La rôdeuse se tordit machinalement les mains, les larmes lui vinrent aux yeux. Elle cilla rapidement pour les chasser.

- Si je ne trouve pas ce dieu, comment me sortirai-je de l'état d'angoisse dans lequel je suis ? Aidez-moi, si cela est en votre pouvoir, messires, aidez-moi je vous en conjure !

Ah ca y est. On approchait enfin du but. Mais il ne fallait pas pour autant baisser sa garde. Ce n’était pas encore gagné. Il répliqua néanmoins aux deux clercs :
-Un dieu ? Mais je n’y connais rien en dieu. En auriez vous un à nous proposer ? Et puis comment savoir si c’est le bon ? Comment savoir s’il pourra résoudre mes problèmes ? Oh bon dieu, c’est si compliqué.

Les yeux de l'aîné des deux frère brillèrent d'une lueur mauvaise. Il échangea un regard entendu avec Sann.
- Les dieux, voyez-vous, n'accordent leurs faveurs qu'à ceux qui les méritent...
- Il faut d'abord... lui prouver que vous êtes en accord avec ses préceptes...
- En l'occurrence, la haine, la destruction, le néant... mais aussi le secret...
- Seriez-vous prêts... à vous introduire de nuit dans le temple de Lathandre et à détruire l'immense vitrail aux tons roses qui illumine leur façade est ? Sans que jamais quiconque vous soupçonne ? Ou, mieux : maculer tous les vitraux de poix ou toute autre substance noire....
- Oh oui, bonne idée !

Streen manqua de déglutir en entendant les deux clercs. Maculer tous les vitraux du temple de Lathandre de poix ou de substance noire ? Jamais Jolan ni un prêtre ne le tolérerait. En revanche si l’espoir stimulait les deux imbéciles en face, pourquoi ne pas leur en donner, juste histoire de voir leur réaction. Il était peu probable qu’ils accomplissent cet acte mais cela importait peu car en cas d’échec, il restait toujours la filature. Et puis en y réfléchissant, ce n’était que des biens matériels. Tant qu’ils ne demandaient de tuer personne, cela lui convenait. Il se surprit à rougir. Non, c’était bien entendu impensable mais une petite idée lui vint à l’esprit. Il fixa les deux clercs en disant d’un ton froid :
-Mes parents m’ont abandonné et ont vendu toutes leurs richesses pour me déshériter. Pour conclure leurs actes ignobles, ils ont prié Lathandre pour me maudire et ce dernier a répondu à leurs appels. Alors évidemment que je serais capable d’accomplir ce geste. C’est même une tâche indigne de moi tellement ce serait facile avec toute la haine que je lui voue.
Puis en changeant de ton :
-Et quel sorte de Dieu serait prêt à nous transmettre ses faveurs ?

- Mais c'est puéril et stupide ! et je ne peux pas imaginer un dieu qui se satisferait d'actes aussi idiots ! par ailleurs, je viens d'une famille de bardes.

Sylveneige cilla lentement.

- Et ayant été élevé dans une famille de barde, j'ai appris la valeur du Beau. Si je détruisais une oeuvre d'art, ce ne serait pas une conviction religieuse que je bouleverserais, mais le sentiment artistique ancré si profondément en moi.

Posément l'elfe continua ses explications.

- Faire quelque chose pour offenser des prêtres ne me gêne en aucune façon mais, à moins de prendre le dieu que vous nous proposez pour un sombre crét... Oh !

Le visage de Sylveneige s'illumina d'un coup.

- S'agirait-il d'un dieu à l'humour particulier ? Là, je comprendrais déjà beaucoup mieux.

Le plus jeune des deux frères haussa un sourcil en entendant la réponse de Streen. Il échangea un regard avec son compagnon, qui secoua lentement la tête de droite à gauche. Un non, en somme. Mais un non à quoi ?
Déjà, il se tournait vers Féérune.
- Prenez donc garde à ne pas l'offenser en parlant ainsi... Et vous feriez mieux d'oublier très vite votre goût pour le beau... Le beau, comme vous dites, est périssable. Destructible. On peut le réduire à néant. Et c'est là qu'est la vraie jouissance, la vraie puissance. Mais je crains, hélas, que ce dieu ne soit pas fait pour vous. Votre compagnon, peut-être, y est plus sensible...
Il eut un sourire carnassier.
- Revenez donc demain, ici... si vous avez eu le cran de faire cet acte. Mettez-y toute votre colère, toute votre haine. vous en sortirez plus fort...

Streen hocha la tête contrairement aux deux clercs. Ce qu’il ignorait, c’est pourquoi ils avaient secoué la tête. Pendant un instant, une légère panique s’empara de lui. Et s’ils n’avaient pas cru à son histoire. Il est vrai qu’elle était inventée après tout, ou presque. Ses parents l’avaient vraiment abandonné et éventuellement déshérité mais jamais il n’avait subi une malédiction de Lathandre. Il avait au contraire subi la malédiction de sa lignée, si jamais il en existait encore une. Et il était le seul à le considérer telle quelle. Ses parents l’avaient pris pour un don. Sortant de ses pensées, il dit d’une voix ferme :
-Ils vont voir ce qu’ils vont voir. Demain soir, je vous fais le ménage. Et rien ne m’arrêtera dit il.
Puis d’une voix plus douce à sa compagne:
-Et toi ? Que choisis tu ?

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