La Couronne de Cuivre

Angèle réprima un léger rire avant de demander.

"A ce stade là, il serait embêtant pour vous que je vous demande de jeter moi-même la pièce, non ? Dans tous les cas, je vous suis. Je vous fais confiance."

Et cela la surprit. Ce qu'elle venait de dire était parfaitement vrai. Mais à part pour Morgan, cela prenait d'habitude prenait quelques années, voire ne commençait jamais. Elle ajouta cependant.

"Où allons-nous ?"

Puis prise d'une inspiration subite.

"Et savez-vous où réside Jonas ?"

Le regard de Malo était brillant quand il répondit avec un calme étonnant :

- Mais nous nous rendons où le décide la pièce, Angèle : je ne sais pas où ce sera !

Il marqua une pause avant de répliquer avec un pli soucieux sur le front :

- Il me semble que Jonas ne vivait pas en ville...

Il retrouva rapidement sa bonne humeur avant de s'arrêter brusquement au milieu de la rue et de désigner la porte d'une boutique et de déclarer :

- Et nous voilà arrivés à destination !

La destination en question était selon toute vraisemblance un antiquaire : des objets très anciens étaient exposés en vitrine dont plusieurs ouvrages volumineux et manifestement assez anciens.

Angèle n'en croyait pas ses yeux. Des livres anciens, pleins de poussières ... Et de milliers de connaissances accumulées. Il y avait sûrement dans le tas des livres proscrits à Manost ou condamnés à finir leur vie sur les rayonnages arbitraires de l'Office culturel de la ville. Elle les regarda immobile, les mains derrière le dos sans oser faire un pas vers la boutique. Et pourtant, l'envie ne manquait pas. Il y avait peut-être des livres d'astronomie totalement introuvables.

Non, ce n'était pas sérieux, il fallait qu'elle résiste. A Manost, elle serait contrainte de les cacher. Mais en même temps, pourquoi pas ? Elle n'allait pas rendre ses lectures publiques ! Interdite, elle se tourna vers Malo, touchée par sa gentillesse. Elle ne savait pas quoi dire mais ses grands yeux écarquillés parlaient pour elle.

"Hé bien, je dois vous dire que je ne m'attendais pas du tout à ça. C'est inimaginable ... Et magnifique."

Malo lui adressa un clin d'œil mais derrière cet artifice, Angèle pouvait sentir qu'il était ravi que sa surprise lui ait plu :

- J'ai eu de la chance ! Mais vous avez soufflé sur la pièce - rappelez-vous - donc ça s'explique ! Et si nous entrions, plutôt ! J'ai tendance à toujours passer jeter un œil aux nouveautés. "La Brocante de l'aventurier" est très souvent réapprovisionnée par les voyageurs et les marchands de passage : c'est un endroit fameux où j'ai déniché bien des trésors dans le passé.

Se faisant, il se dirigeait vers la porte de la boutique tout en lui offrant son bras pour l'encourager à sauter le pas.

Angèle ne se formalisa pas du fait qu'il lui prenait le bras, ni qu'il la menait encore en bateau en prétextant qu'elle avait soufflé sur la pièce. Au contraire. Ces marques de gentillesse étaient tout simplement touchantes. Elle se laissa donc entraîner dans la boutique, regardant partout, savourant au passage le parfum des vieux livres et de toutes ces connaissances endormies n'attendant que quelques aventuriers lecteurs dans leur genre pour réveiller les mots.

Comme à Luménis, elle se sentit en éveil et mue par une chaleur nouvelle. Fallait-il qu'elle s'éloigne de Manost pour se sentir mieux ?

"Je ne sais pas par où commencer.", dit-elle, adressant un sourire penaud à Malo.

Mais Malo semblait savoir réagir en un tournemain pour lui proposer des solutions. Il répondit d’un ton calme :

- Je connais ce sentiment et j’ai une solution personnelle. Fermez les yeux Angèle, et laissez votre intuition vous guider… Je vais vous tenir la main pour vous aider si vous voulez…

Patient, il attendit qu’elle obtempère en arborant toujours son sourire tranquille, invitant à lui faire confiance.

Faire confiance au point de laisser une personne vous guider les yeux fermés était difficile pour la paladine qu'elle était. Elle accepta cependant avec un soupçon d'appréhension. La main qu'elle tendit était froide d'avoir trop comprimé son poing, fatiguée d'avoir été serrée, symptôme d'un corps jamais relâché. Elle se souvint des sunites qui sans cesse lui prenaient le bras pour l'entraîner à travers les couloirs de leur temple. Ici, la proximité était différente tout comme les enjeux. Il ne s'agissait pas de réveiller un homme frappé de malédiction mais de retrouver une civilisation en sommeil. Et à travers cela, de redonner le sourire d'un homme seul qui ne se souvenait plus. Et pour elle une façon de s'ouvrir à l'autre, tout contre fait.

Elle se laissa donc guider par Malo, les yeux grand fermés.

Il la fit avancer de quelques pas, lentement, puis changer de direction, plusieurs fois. Cela sembla durer des minutes, des heures, elle fut tentée d'ouvrir les yeux plus d'une fois - sans doute - puis soudain Malo la guida d'une très légère pression sur son épaule, l'invitant à se tourner avant de parler d'une voix douce :

- Vous pouvez rouvrir les yeux, Angèle.

La paladine se trouvait devant un présentoir sur lequel était ouvert un très épais volume aux gravures colorées représentant le ciel de Cojum : un ouvrage d'astronomie selon toute vraisemblance.

Angèle le regarda, les yeux écarquillés. Pour un peu, elle en aurait pleuré. Totalement émue, elle se tourna vers Malo dont elle n'avait pas lâché la main.

"N'allez pas me faire croire que c'était un hasard. Cette fois, je ne vous croirai pas. Mais il est magnifique ..."

Elle s'approcha tout doucement comme si d'arriver trop vite aurait dissipé l'illusion. Semblable à une petite fille devant un cadeau inespéré elle demanda, presque timide.

"Pensez-vous que je peux le feuilleter ?"

Une voix se fit entendre dans son dos, appartenant au boutiquier sans aucun doute :

- Vous pouvez si vous promettez de faire attention : il s'agit d'une de mes toutes nouvelles pièces : un ouvrage très complet et parfaitement documenté. Mais rendez-vous compte par vous-même !

Malo confirma d'un hochement de tête avant de saluer le boutiquier comme s'il le connaissait bien, ce qui était effectivement très probable.

"Je vous promets de faire attention."

Et il n'y avait pas à s'inquiéter à ce niveau là. Elle était minutieuse voire un peu maniaque pour ce qui était du soin apporté aux livres. Par contre, elle avait été très rarement confrontée à des livres si rares qui ne traîtaient pour une fois pas de droit mais d'astronomie. Son regard se perdit dans les croquis des premières pages pendant que son odorat se délectait du parfum des vieilles pages et le bout de ses doigts en appréciait la texture. Et si quelque part, elle avait le sentiment de feuilletter un livre interdit à Manost, elle se sentait émue.

Les gravures étaient tellement nettes et précises qu’elles donnaient l’impression étrange de regarder directement le ciel plutôt que sa représentation sur une page. Et en bas ou en face de chacune d’entre elle, des explications et hypothèses étaient développées : une mine d’informations soigneuses semblant presqu’inépuisable étant donné l’épaisseur du volume.

En feuilletant délicatement l’ouvrage, la paladine se rendait compte que l’ouvrage était extrêmement bien conservé et que les pages semblaient plus solides que du simple papier. Il semblait d’ailleurs complètement neuf. Le vendeur lui expliqua qu’il avait reçu un traitement spécial et expérimental de la part de l’académie de magie visant à le restaurer et à en améliorer la conservation.

Angèle regarda, feuilletta, émerveillée s'arrêtant de longues minutes pour observer les représentations des lieux. Sans parler, elle tourna une à unes les pages, s'enthousiasmant devant la méthode de conservation du volume.

C'était un livre magnifique et il lui semblait que son prix serait en conséquence.

"Combien le vendez-vous ?", demanda-t-elle à tire informatif.

Le boutiquier esquissa un sourire penaud avant de répondre d’un ton calme mais un peu désolé :

- Je crains qu’il ne soit un peu cher mais c’est une pièce unique. Pour le moment du moins… Je peux vous le céder pour cent pièces d’or mais si vous attendez quelques semaines, je devrais pouvoir vous en fournir une copie à un prix plus abordable.

Malo – quant à lui – affichait toujours son expression calme et imperturbable, sans doute ravi de voir Angèle s’intéresser autant à sa découverte.

"Une semaine ...", souffla Angèle rêveuse.

Oui, elle pourrait attendre jusque là. Après tout, elle ne savait pas combien de temps l'expédition allait la retenir du coté de Cojum. Elle eut un petit sourire en direction de Malo, le remerciant pour la fabuleuse découverte avant de demander au libraire.

"Auriez-vous quelques ouvrages traitant des Lune-Pierre ? Peut-être d'ailleurs, ce livre en parle-t-il ..."

Le boutiquier parut sincèrement surpris par la question et répondit d'un ton admiratif :

- Je vois que j'ai affaire à une connaisseuse : très rares sont ceux qui en ont même entendu parler. On attribue généralement un peu trop vite l'astronomie aux elfes et aux humains mais ce serait oublier que toutes les races qui ont colonisé la surface de Toril se sont plus ou moins intéressé aux étoiles. Cet ouvrage que vous regardiez contient une section qui leur est consacré mais je dois avoir un ou deux ouvrages un peu plus spécialisé si cela vous dit...

"Oui, j'aimerais bien, répondit-elle avec un enthousiasme sincère, je dois vous avouer que cette civilisation commence à me passionner. Cette civilisation de nain astronome est très énigmatique. Leur technologie me semble très avancée. Mais je ne vous mentirai pas en vous disant que cela fait longtemps que je connais leur existence. Je ne suis qu'au début de mes recherches."

Elle se sentit rougir de manquer autant de retenue devant Malo. Il allait falloir qu'elle se reprenne.

Mais Malo se contentait de la couver d'un regard bienveillant tout en restant en retrait. Un peu comme si elle avait été une de ses étudiantes assidues dont il était particulièrement fier. Pourtant, elle devait facilement être son aînée de deux ans sinon un peu plus...

Le boutiquier disparut un instant avant de revenir avec trois ouvrages qu'il lui présenta : le plus épais d'entre eux et le plus ancien était intégralement rédigé en runes naines mais comportait maintes illustrations et gravures. Le second était sa traduction en commun et quelques notes de recherche. Enfin, le dernier était plus de deux fois moins épais que les précédents mais l'antiquaire en paraissait particulièrement fier :

- Celui-ci est le journal d'un explorateur gnome datant de deux siècles. Ses notes sont souvent obscures mais il contient assurément des secrets et peut-être même la solution à nombre d'énigmes autour de la technologie des LunePierre.

Angèle feignit de ne pas voir le regard que Malo posait sur elle. Elle n'avait plus vraiment l'habitude d'être dévisagée avec fierté. Bien sûr, quelque part, cela lui faisait du bien mais elle ne pouvait s'empêcher de rester sur ses gardes peut-être par peur de finir par le décevoir. Elle n'était en rien une exploratrice et il s'en rendrait très vite compte. Elle s'intéressa cependant aux livres que lui apportait le libraire. Ils trouveraient sûrement des informations précieuses.

"A combien les vendez-vous ?"

Le vendeur lui désigna les deux ouvrages les plus épais en annonçant le prix de dix pièces d’or pour chacun.

- Le troisième est moins cher : cinq pièces d’or. Ce qui fait un total de vingt-cinq pièces d’or. Mais comme vous êtes avec le professeur Maloran qui est un très bon client, je peux vous céder les trois pour vingt pièces d’or.

Avant que la paladine ait pu répondre, Malo se manifesta d’un air décidé :

- C’est un bon prix. Je vais vous les acheter !

Il semblait s’adresser à la fois à Angèle et au boutiquier et – pour prévenir toute protestation sans doute – il sortit deux pièces de platine de sa besace.

Angèle ouvrit de grands yeux. Elle ne pouvait pas accepter de cadeaux d'un jeune homme qu'elle connaissait à peine. Mais cela aurait été l'offenser que de refuser catégoriquement. En même temps, elle se sentait quelque peu émue. Et même si les luméniens avaient ouverts la voie, elle n'avait pas trop l'habitude qu'on lui fasse des cadeaux. Elle rougit quelque peu, sourit beaucoup. Un sourire qui atteignit ses yeux.

"Merci, mais il ne fallait pas. Mais ... Merci ... Je ne sais pas vraiment quoi dire d'autre."

Malo était visiblement ravi que son cadeau lui plaise autant mais il était sensible à sa gêne et entendait à mettre à l'aise :

- C'est suffisant, Angèle. Et c'était pour joindre l'utile à l'agréable : je suis certain que ces livres contiennent nombre d'informations utiles pour notre expédition. Alors peut-être pourrons-nous les lire tous les deux ?

Le vendeur lui tendit les livres qu'il avait soigneusement empaqueté dans un sachet en papier pour les protéger.

Angèle remercia le vendeur avant de se tourner vers Malo avec un sourire.

"Bien sûr. J'ai l'impression qu'ils pourraient nous être utile pour notre expédition. Peut-être alors, le programme de notre soirée est-il alors arrêté ?"

Ils avaient passé leur première soirée en tête à tête à tête à lire alors pourquoi pas celle-ci. A moins que Malo ait prévu autre chose. Elle s'aperçut que rester seule avec lui ne lui posait plus vraiment de problème, un peu comme avec un vieil ami même si elle ne le connaissait qu'à peine. Leur attrait pour la lecture et les étoiles aidait sûrement beaucoup.

Ils quittèrent la boutique avant que Malo ne réponde d’un ton à la fois amusé et satisfait :

- Je crois bien que vous êtes seulement la deuxième personne que je rencontre qui aime passer toutes ses soirées en lectures même quand elle est en vacances ! Mais comme je suis exactement pareil, je ne vais certainement pas vous le reprocher, bien au contraire !

Et puisqu’ils s’étaient mis d’accord sur le programme et que Malika ne referait pas son apparition avant le lendemain matin, il ne leur restait plus qu’à rentrer à l’appartement.

- Qu’est-ce que vous voulez manger ce soir ? On peut s’acheter un petit quelque-chose à emporter à moins que vous teniez vraiment à tester ma cuisine dès ce soir ?

Angèle fit semblant hésiter avant de répondre.

"C'est que ... si vous faites la cuisine je serai un jour ou l'autre obligée de la faire aussi pour vous rendre la pareille. Et ... Non, il ne vaut mieux pas que vous fassiez la cuisine pour le moment. Ainsi, vous garderez la primeur pour le voyage. Et puis, plus vite nous aurons mangé plus vite nous pourrons lire, non ?"

Elle n'ajouta pas que pour elle, lire librement faisait partie de ses occupations de vacances.

Malo était tout à fait de son avis et il l'emmena vers une petite échoppe où l'on vendait du saucisson chaud en croûte. Il leur en acheta deux parts agrémentés de lamelles de pommes de terres chaudes et de salade de saison ainsi que d'une sauce dont le vendeur refusa de leur donner la composition mais pour laquelle le professeur se porta aussitôt garant.

Ils pressèrent alors le pas pour pouvoir consommer le tout tant qu'il était à bonne température et surtout se mettre à leur tâche de loisir studieux.

Voila qui était absolument prometteur de même que la soirée. Et l'agréable compagnie de Malo ne faisait qu'ajouter au faste de la soirée. Angèle se surprit à avoir faim. Elle n'aurait jamais imaginé, quelques veilles auparavant alors qu'elle séjournait seule après son retour de Luménis se sentir aussi bien. Peut-être avait-elle juste besoin de changer d'air après tout. Ou était-ce un effet de l'altitude.

Elle suivit Malo jusqu'à son appartement. Le lendemain serait sûrement riche en émotion et ils dormiraient sûrement à la dure la nuit. Alors autant qu'ils profitent.

Malo fut à nouveau très attentionné, prenant le temps de manger pour qu'Angèle en fasse de même alors qu'il était visiblement aussi impatient qu'elle de dévorer leurs trouvailles littéraires. Il ajouta aussi plusieurs bougies pour qu'ils puissent lire de manière confortable dans son étude puis - alors que tout était prêt pour se livrer à leur activité favorite, il demanda :

- Par quel livre voulez-vous commencer ? On peut se les partager ou alors lire ensemble...

Angèle se sentait étrangement à l'aise. Elle mangea avec appétit à l'instar de Malo sans se forcer. Pour les livres, elle n'avait pas vraiment d'idées préconçues sur la manière de procéder.

"Peut-être pourrions-nous lire tous les deux. Ainsi, nous ne laisserons échapper aucun détail."

En tant normal, elle aurait sûrement suggéré qu'ils lisent chacun de leur coté. Mais elle était bien placée pour savoir que les moments qu'elle vivait n'avaient rien d'ordinaire.

Malo était tout à fait de son avis et semblait se réjouir de sa réponse. Il rapprocha les deux fauteuils de son bureau pour qu'ils puissent s'asseoir côte à côte puis déclara avec enthousiasme :

- Puisque vous n'avez pas de préférence de lecture et que nous serons plus à l'aise ici que sur la route, je propose de lire les deux ouvrages les plus épais : comme l'un est la traduction de l'autre, nous pouvons aisément les consulter en parallèle et de lire la traduction et les commentaires tout en profitant des illustrations originales.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum