[Ville] Erhedun

[Galathée]

" C'est Marchedru qui le lui a demandé ?" demanda Albérich. " Comment pouvait-il savoir ce qui se trouvait dans la pièce, lui, si cette langue est si rare ?"
Ainsi c'était le halfelin qui avait lancé la machine infernale. Comment s'en étonner... Peut-être le flamboyant Sunite et son acolyte fantasque s'étaient-ils fait manipuler par un homme qui se souciait encore moins qu'eux d'œcuménisme...

[Taliesin]

-Oh, Marchedru connaissait le thème général : le Stepleton arrive à sa faire comprendre, en baragouinant, en faisant des gestes... Le reste, c'est histoire de coïncidences. Aubin travaillait au Gardon depuis quelques mois ; c'est là que notre dramaturge a débarqué sitôt mis pied à terre ; Marchedru, quand il lui a parlé de théâtre, a a appelé Aubin à l'aide, se disant qu'un barde, peut-être, avec ses connaissances étendues sur des tas de trucs... Et les choses étaient lancées.

[Galathée]

Albérich croisa les bras et poussa un bref soupir. Un instant, il eut l'impression d'observer la scène de loin, comme s'il était à une table voisine, ou une souris se promenant sur une poutre au-dessus de leurs têtes. Que faisait-il là ? Pourquoi échangeait-il avec un homme qu'il n'avait plus vu depuis une éternité sur cette histoire qui continuait à lui paraître complètement triviale ? Il était venu à Erhedun pour affronter des tourments qui étaient rivés au fin fond de son être et il se retrouvait à discuter théâtre. C'était surréaliste. Etait-ce là la manière dont on traitait les endeuillés ? Les forçait-on à se changer les idées en leur interdisant tout échange sur ce qui allait mal ? Ou bien ceux qui n'avaient rien perdu ne pouvaient-ils jamais comprendre ou jamais entendre le cri primordial de la souffrance ?
Le Luménien se sentit brusquement triste. Thibault avait été un ami autrefois, mais même à l'époque, ils n'avaient rien partagé d'intime. Ils avaient été compagnons de virée. Aujourd'hui, face à ce qui secouait le Sunite, Albérich réalisait qu'ils n'étaient pas fait du même bois. Pas du tout. Ils n'avaient peut-être aucun terrain d'échange possible. Ils avaient eu Euryale et elle n'était plus. Sans doute avait-elle emporté avec elle les derniers vestiges de leur jeunesse.
" Je vais aller me coucher. Je te préviendrai si Graham a dit quoi que ce soit qui peut vous être utile."
Pour autant que ça ne nuise pas au culte lathandrite, bien sûr, songea-t-il.

[Taliesin]

Thibault grimaça.
-Ah oui, bien sûr, te coucher... Excuse-moi. A vivre tout le temps la nuit, on en oublie que la plupart des gens ont d'autres horaires.
Il se leva, passa son manteau.
-Merci pour la discussion. Je sais qu'elle a dû te paraître assommante, mais... Enfin, j'espère que nous aurons des occasions où discuter d'autres choses. Quant à Graham... Tu ferais mieux de ne pas lui en parler du tout, franchement.
Il se tint un instant immobile, comme s'il hésitait à ponctuer d'une autre manière leurs adieux, puis secoua la tête, sourit, et s'esquiva vers la porte.

[Galathée]

Albérich le regarda partir, lui adressant un léger geste avant qu'il ne franchisse la porte, et poussa un profond soupir. Il se sentait extrêmement las. Il commanda une nouvelle infusion puis l'emporta dans sa chambre. Une migraine était en train de faire son apparition en pulsations douloureuses derrière son oeil gauche. Il avait toujours mal partout. Un instant, il se sentit désoeuvré, assis sur son lit. Il songea qu'il n'avait même pas remercié Thibault pour le manteau et le nettoyage de ses vêtements. Ce serait pour une autre fois, sans doute.
Cette fois, en plus de l'écorce de saule, il laissa flotter quelques feuilles de valériane et de millepertuis à la surface, les regarda colorer l'eau, parfumer l'atmosphère, diffuser leurs promesses de silence. Il n'avait plus envie de songer à rien. Il but le mélange sans se laisser distraire par son goût infect puis s'allongea entre ses draps froids et souffla la bougie.
Lorgnant les ténèbres de la petite chambre, il se demanda pourquoi il se sentait aussi ambivalent envers le Sunite. Certes, ils n'avaient jamais été proches. Thibault avait passé son adolescence à l'asticoter de toutes les manières possibles et imaginables. Albérich lui avait souvent servi de faire-valoir pour se démarquer auprès des filles. A l'époque, il n'en avait rien pensé. Ou plutôt, il s'en était moqué. Parce que la seule chose qui importait vraiment était de devenir clerc, et Thibault pouvait raconter tout ce qu'il voulait, Albérich avait foi en son avenir.
Tout ça pour ça.
Peut-être était-ce juste une jalousie maladive ou un sentiment d'injustice profond...
Il lui aurait suffi de prononcer trois mots pour me débarrasser de ces maudites courbatures.
Et tu lui en aurais voulu à mort de le faire.
Je suis fatigué.
Trop fatigué.

Il s'éveilla peu après l'aube, la bouche pâteuse, signe que les plantes avaient fait leur oeuvre. Après un rapide décrassage, il s'habilla et regagna, une fois de plus, la salle commune du Silure. Il ne se sentait pas bien vaillant mais il était moins perclus que la veille. Il accepta le petit déjeuner sans réellement y réfléchir.

[Taliesin]

Il n'avait pas tout à fait terminé - non le déjeuner, mais ce qu'il avait pu en manger - lorsque la porte s'entrebâilla, et que Graham se faufila à l'intérieur.
Il n'avait pas changé. Ou peu s'en fallait. Toujours la même stature athlétique, toujours le même maintien droit, le même visage impeccablement rasé. Et jusqu'à ses cheveux que calvitie et blancheur de l'âge semblaient avoir épargnés. Seules quelques rides avaient fait leur apparition au coin de ses yeux gris acier.
Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer son ancien élève, malgré la barbe qu'arborait désormais celui-ci. Il s'approcha, demeura débout près de la table.
-Albérich, fit-il de sa voix toujours mesurée.
Pour autant qu'il se souvienne, l'ancien aubemestre ne l'avait jamais entendu hausser le ton.

[Galathée]

Albérich se leva pour accueillir son ancien maître. Il se sentait à la fois très intimidé et très heureux de le voir. Il aurait pu avoir peur de sa réaction, mais les deux billets que le Lathandrite lui avait fait parvenir avaient été amicaux, et il le savait franc. Puis il fit un pas en avant, ouvrit les bras et l'étreignit. Graham répondit à sa marque d'affection sans retenue et le Luménien se sentit sabordé par une émotion ancienne, un élan de confiance brute et inébranlable. C'était un sentiment d'un autre temps, pourtant. Il n'était plus un enfant. Il recula doucement, un peu embarrassé.
" Je suis heureux que vous soyez venu." murmura-t-il en se rasseyant.

[Taliesin]

-Et je suis heureux d'être là, dit-il simplement.
Il ôta son manteau, révélant son aube bleu sombre, discrète, puis s'assit à son tour.
Il souriait doucement. Paraissait impassible, en dehors de cela. Il y avait pourtant une lueur, dans son regard. D'inquiétude ? D'émotion ? Impossible à dire.
De surcroît, il semblait décidé à laisser parler en premier son ancien élève, à ne pas, d'emblée, prendre les rênes de la discussion.

[Galathée]

Mais Albérich avait perdu tous ses mots. Malgré son âge, et son expérience, il avait l'impression d'être un gosse qui a fait une bêtise. Qu'elle soit ou non vraiment de sa faute n'avait pas grande importance. Il s'était retrouvé plus d'une fois dans la même situation face à Graham. Le jour où il avait renversé un pichet d'eau sur un des plus vieux recueils de psaumes de la bibliothèque. Le jour où il avait par mégarde écrasé le pied d'un condisciple à la masse, pendant un entraînement. Le jour où il avait contredit l'aubemestre durant une réunion à laquelle assistaient des dignitaires de Tyr et de Helm. Bien d'autres encore. L'échange avait chaque fois commencé de cette manière intimidante : Graham l'avait toisé, silencieux, et il avait déballé ses excuses avec sincérité et deux doigts d'angoisse viscérale. Cet homme a le pouvoir de me chasser, avait-il songé. Il m'aime, mais il a le pouvoir de me chasser.
Aujourd'hui, il s'était chassé tout seul, mais Graham semblait investi de la même puissance qu'autrefois. Celle d'accueillir ou de repousser. Parce qu'en dépit de toute sa bienveillance, il devait se poser des questions. Et la principale était sans doute de savoir pourquoi Lathandre l'avait déserté.
" Vous voulez boire quelque chose ? Ou petit-déjeuner ?" murmura-t-il finalement, retardant encore l'inévitable.

[Taliesin]

Graham esquissa une moue pensive.
-Je vais prendre un thé. Le froid est piquant, ce matin : ça me fera du bien. Et puis...
Il observa les nombreux reliefs abandonnés par l'ancien clerc.
-Allez, je crois que je vais grignoter un peu, aussi. Ce n'est peut-être pas très raisonnable, surtout quand on a déjeuné voici deux ou trois heures seulement, mais... Le Silure est bien le lieu où on peut se permettre ce genre d'écart.

[Galathée]

Albérich poussa son plateau vers le Lathandrite et héla le tavernier. Il commanda du thé pour deux.
" Je dois dire que je n'avais jamais entendu parler de cet endroit... Ou alors je ne m'en souviens plus. A voir la salle commune, j'imagine qu'il existait déjà de mon temps... Mais ce n'est pas comme si les jeunes clercs avaient beaucoup d'argent à aller dépenser en agapes à l'extérieur..."
Il sourit.
" D'autant qu'on a toujours bien mangé au sanctuaire. Sans compter les trésors de la cave à vins... Pas besoin d'aller voir ailleurs si l'herbe était plus verte."
Il soupira.
" Mais les choses ont changé, fatalement, depuis tout ce temps."

[Taliesin]

Le sourire du Lathandrite s'élargit imperceptiblement.
-Quelles choses ? fit-il. La cuisine servie au temple ? Les bouteilles et les tonneaux conservés dans nos caves ? L'argent de poche distribué à nos jeunes gens ? Je peux pourtant t'assurer qu'en tous ces domaines, rien n'a changé.
Il s'interrompit, remercia l'aubergiste qui venait de leur apporter leur thé, puis but quelques gorgées avant de relever les yeux sur Albérich.
-Mais, malheureusement, les choses aussi pérennes que celles-ci sont rares, en ce bas-monde.

[Galathée]

" Oui." répondit simplement Albérich.
Il poussa un léger soupir. Il ne pouvait pas se permettre de gaspiller le temps précieux de Graham. Un homme de son expérience avait fatalement des tâches importantes à remplir au Temple et il ne voulait pas gâcher le temps qu'il lui consacrait en tournant autour du pot pendant des heures. Le risque de le laisser repartir sans n'avoir rien dit était bien réel. Il fallait qu'il prenne le taureau par les cornes, même s'il ne savait comment l'affronter.
" J'espère que ma... mon départ n'a pas eu de répercutions négatives sur le Temple, ici à Erhedun. Je sais que Luménis est loin, mais apparemment, les nouvelles vont vite... Si c'est le cas, j'en suis désolé."

[Taliesin]

Graham l'observa un instant, puis secoua la tête.
-Oui, les nouvelles vont vite. Celle-ci peut-être plus encore que les autres. Et elle a eu des effets, évidemment, mais je ne suis pas sûr qu'on puisse les qualifier de négatifs. En tout cas, si tu veux parler de répercussions telles que de la désorganisation, des tensions... Non, il n'y a rien eu de semblable, Pour le reste...
Il reposa sa tasse, croisa, un instant, le regard de son ancien élève.
-Albérich, je sais que Molwen t'a causé du tracas. Mais ce qu'il a pu dire, ou écrire, ne reflète peut-être pas tout à fait ses sentiments à ton égard. Et en tout cas, ce n'est en rien représentatif de ce qu'éprouvent la plupart des occupants du temple. Ceux qui t'ont connu ont gardé pour toi une profonde affection. Les plus jeunes te voient... comme un exemple, un modèle, l'enfant du pays qui a réussi, auquel on veut s'identifier. Alors, forcément : ce qui t'es arrivé... Cela nous a tous touchés.
Il sourit à nouveau, paisible.
-Ton départ proprement dit à certes déçu quelques espoirs, mais il a surtout suscité de l'inquiétude. Nous nous demandions où tu allais aller, ce que tu allais devenir. Et les paroles pourtant rassurantes du nouvel aubemestre ne parvenaient pas à nous tranquilliser. Tu peux donc imaginer mon soulagement lorsque j'ai reçu ton mot... Et ma joie de te voir à présent en face de moi.

[Galathée]

Albérich se fendit d'un léger sourire, embarrassé.
" Je n'ai pas pensé que je… Je suis désolé, je réalise aujourd'hui que mon attitude n'a pas été très raisonnable. Je n'ai pas vraiment cru que l'on s'inquiéterait de moi, vu que… que je n'étais plus… membre du groupe. Je suis navré de vous avoir causé des soucis. Mais vous pouvez désormais le constater par vous-même : je suis toujours vivant."
Il soupira, jeta un regard par la fenêtre de l'autre côté de la travée.
" Je ne sais pas si c'est un bien. J'ai parfois pensé que je serais moins encombrant mort. Plus rien à justifier auprès de personne, comment l'aubemestre peut-il déchoir, qu'a-t-il fait pour mériter cela, quelle faute a-t-il commise, à quel moment ? Qu'en est-il de Shar ?"
Il secoua la tête.
" Mais finalement, mon départ n'a causé de tort à personne sinon à moi-même. J'ai été bien orgueilleux de penser que le culte pourrait en souffrir. Les fidèles sont moins sensibles au scandale qu'autrefois, sans doute. Les individus vont et viennent, les dieux restent."

[Taliesin]

Graham l'avait écouté avec attention et, lorsqu'Albérich eut terminé, il resta un moment silencieux avant de répondre.
-Je ne sais si c'était de l'orgueil... Je ne le crois pas, à vrai dire. Si je me base sur ce que tu étais quand tu demeurais ici, sur ce que j'ai pu apprendre de toi depuis ton départ et, évidemment, sur ce que tu me dis aujourd'hui... Je pense que tu t'es donné tout entier à ta charge, que tu t'y es impliqué corps et âme. Que tu voulais en être digne, servir notre dieu, notre culte, sans jamais leur faillir. Et quand sont intervenus ces événements, quand tu en a mesuré les conséquences pour toi... Tu t'es senti coupable. Tu as eu l'impression d'avoir failli, de nous avoir trahis, peut-être. Et tu t'es infligé la punition que tu jugeais nécessaire en pareil cas, pour que notre Eglise ne pâtisse pas de ce que tu considérais comme une faute. Tu le dis toi-même : tu as songé à te tuer, pour ne plus être encombrant. Je suis heureux que tu ne l'aies pas fait, mais que tu y aies songé, c'est révélateur. La manière dont tu évoques les questions qu'auraient pu faire naître chez nous cette sinistre histoire, le fait que tu parles de scandale le sont tout autant. La dureté avec laquelle tu t'es jugé n'a d'égale que le dévouement dont tu as toujours fait preuve.
Le regard qu'il posa sur Albérich était un indéfinissable mélange de fierté, de tristesse, de compassion...
-Mais dis-moi... Si, alors que tu n'étais que simple clerc, ces événements avaient frappé ton aubemestre, avec pour lui les mêmes conséquences douloureuses qu'ils ont eu pour toi.... Qu'aurais-tu pensé ?

[Galathée]

" Je ne sais pas, Graham. Honnêtement. J'ai connu des aubemestres extraordinaires, mais j'ai aussi connu des aubemestres faillibles. L'un d'entre eux a provoqué la ruine du Temple luménien, parce qu'il a fomenté un coup d'état, et la plupart d'entre nous n'avaient rien vu venir… Je pense que… si j'étais clerc, aujourd'hui, je serais probablement compatissant… mais je me poserais quand même des questions… des questions qui ne me permettraient pas complètement à l'aise avec ce qu'il s'est produit… Je me demanderais comment un prêtre investi du pouvoir de Lathandre depuis plus de vingt ans a pu se retrouver complètement à sec d'un seul coup. Je me demanderais s'il a failli à son dieu. Ou si son dieu lui a failli. Et cela me forcerait immanquablement à m'interroger sur ma propre foi, sur celui que je sers… ou sur cet aubemestre déchu, surtout si je le connaissais mal ou par réputation. Je pense qu'en surface, je m'efforcerais de le soutenir. Peut-être. Je pense qu'en mon sein, je me méfierais de lui."

[Taliesin]

Le vieil homme fronça les sourcils, comme si la réponse le surprenait. Puis il opina lentement du chef.
-Te méfierais-tu même si tu savais ce qui c'est produit ? Même si tu connaissais les conditions de l'enlèvement, le sort réservé à sa compagne, à ses amis, les conditions de son incarcération ?
Il ne le quittait plus des yeux.
-Et si cet autre était l'un de tes proches ? Un supérieur, un maître qui t'aurait formé, un égal avec qui tu aurais travaillé de longues années, ou l'un de tes subordonnés, sinon l'un de tes apprentis ? Quelqu'un dont tu aurais pu constater à maintes reprises la pureté de la foi, la sincérité de l'implication, le dévouement sans bornes ?

[Galathée]

Il secoua la tête et détourna les yeux.
" Je ne parlais pas pour vous. Je ne doute pas de votre bienveillance et de votre soutien... En même temps, je comprendrais que vous soyez déçu de moi. Je n'ai pas résisté. J'aurais dû résister... Malgré la pureté de ma foi, il n'en reste rien aujourd'hui. Je n'ai pas été grandi par l'épreuve, j'ai échoué. Les Sharites m'ont vaincu. Et avec moi, ils ont déforcé le culte lathandrite à Luménis, alors qu'il n'en avait pas besoin, nous étions si proches de... Soit. Peu importe. Alaric est un homme solide et bon, j'espère qu'il réussira là où je me suis incliné."
Il soupira, réprimant l'émotion douloureuse qui montait doucement en lui, lui nouant le ventre.
" Je ne doute pas de l'amitié des gens qui m'étaient proches. Mais je sais que je les ai déçus. Ils m'espéraient plus fort que je ne suis. Je n'ai pas été à la hauteur de l'image qu'ils avaient de moi. Mais je ne pouvais pas leur mentir. La pression était insupportable, je n'étais pas capable de leur donner ce qu'ils voulaient. Et je pense qu'intimement, même en sachant tous les détails, même les plus infimes, les plus honteux, ceux qui n'auraient jamais dû être connus, ou exister... Je pense que la plupart des gens se disent qu'ils auraient résisté. Malgré leur affection pour moi... Ils se disent qu'ils auraient agi autrement, qu'ils auraient tenu bon là où j'ai craqué... Je ne leur en veux pas, parce que c'est possible. C'est toujours possible."

[Taliesin]

-Tu n'as pas répondu à ma question... fit Graham d'une voix douce. Je ne faisais pas référence à ce que je peux ressentir, moi, ni à ce que peuvent ressentir les autres Lathandrites. Je te demandais ce que tu aurais éprouvé, toi, si tu avais été confronté, de l'extérieur, à semblable drame. Mais sans doute ais-je en partie ma réponse, au travers de ce que tu présumes être la réaction d'autrui.
Il soupira.
-Certainement n'as-tu posé la question à aucun d'entre eux... Mais je crois pourtant que tu ne te trompes pas. Oui, il y a fort à parier que certains se disent qu'ils auraient résisté, à ta place. Les plus jeunes. Les plus fervents. Ceux dont la foi, chevillée au corps, brûle comme un inextinguible brasier, nourrit toute l'existence. Ceux-là même dont tu faisais partie et qui, aussi paradoxalement que cela puisse paraître, sont les plus exposés à perdre la foi, à voir s'éteindre cette flamme. A subir cette épreuve d'entre toutes la plus redoutable, pour un clerc.
Il se fendit d'un sourire douloureux.
-Si j'ai appris quelque chose de mon existence, Albérich, c'est bien celle-là. Et tu peux m'en croire : aucun d'entre eux, à ta place, n'aurait tenu bon.

[Galathée]

Albérich acquiesça doucement, les lèvres serrées, les yeux brillants.
" Merci." souffla-t-il. " Malheureusement, ce n'est pas très réconfortant..."
Il passa les deux mains sur son visage.
" Je pense que si pareille chose était arrivée à un de mes proches... Je pense que je me serais tourné vers Lathandre pour avoir des réponses. Je pense que je n'y aurais pas cru, que j'aurais essayé... de comprendre... et de raviver la flamme disparue. Sans doute que j'aurais respecté la décision de la vict... de l'autre. Peut-être l'aurais-je aidé contre son gré. Je ne sais pas ce que j'aurais fait. J'aurais eu confiance dans les lendemains. J'aurais eu confiance en mon ami et en Lathandre, de la même manière, béatement, sans doute. Les lendemains. Il faut fatalement un lendemain, n'est-ce pas ? Sans doute aurais-je refusé de voir que parfois les perspectives sont ternes et le feu éteint."
Il secoua la tête.
" C'est un terrain dangereux, vu ce qui me reste aujourd'hui."

[Taliesin]

Il baissa les yeux sur son thé, prit le temps de le finir avant de continuer.
-Je crois que ces sentiments là, ceux que tu aurais peut-être éprouvés si l'un de tes proches avait été ainsi touché... Je crois que ce sont ceux qu'éprouvent la majorité de tes amis. Même s'ils n'ont pas eu le temps ou n'ont pas osé te le dire. Pas osé parce que tu étais leur supérieur, parce que la flamme qui t'animait était peu commune, même parmi nous.
Il soupira, à nouveau.
-Pour le reste... Oui, je sais que c'est un terrain dangereux. Comme je le disais, perdre la foi est le pire des dangers qui nous guettent. Je serais tenté d'avancer que nous n'y préparons pas assez les nôtres, mais en même temps, comment peut-on se préparer à une telle chose ? L'évoquer parait presque sacrilège, l'envisager alors qu'on forme de jeunes pousses, ce serait presque les dissuader, nuire à leur épanouissement au sein du culte... Pourtant, ce n'est pas aussi rare qu'on le croit. Et c'est un problème qui m'a souvenant tenu éveillé la nuit, moi à qui on a confié tant de novices...
Il chercha une nouvelle fois le regard de son ancien apprenti.
-Je ne peux imaginer ce que tu ressens, Albérich. Quiconque ne l'a pas vécu en est incapable. Même quand, et c'est mon cas, l'on n'a jamais eu une foi aussi pure que l'était la tienne. Je peux à peine envisager à quel point le vide est douloureux, déstabilisant, à quel point il lamine, il use... Mais ce que je peux te dire, c'est que je suis prêt à tout entendre. Je ne te forcerai pas à parler, mais tout ce que tu auras envie de dire, tout ce que tu ressentiras le besoin d'évoquer, je l'écouterai. Je me sens totalement démuni face à l'épreuve que tu endures. Pourtant... Le doute ne m'est pas étranger, loin s'en faut. Ce n'est pas une chose qu'on nous encourage à mettre en avant, bien sûr, Alors que... Oui, alors qu'à mon avis, ce ne serait pas forcément une mauvaise démarche.

[Galathée]

" Je ne sais pas où j'en suis, Graham... Je suis dans un état de confusion permanente... Ce que je te dirais aujourd'hui... Je te dirai peut-être le contraire demain... Je suis venu à Erhedun pour essayer de faire un trait sur le passé, mais où que je marche, les souvenirs qui me viennent sont heureux, je ne veux pas les perdre, je voudrais m'y enfouir jusqu'à cesser de respirer... Je n'imagine pas m'approcher du temple, et en même temps, je crève d'en franchir l'entrée, d'aller m'asseoir sur l'un des bancs, de regarder la lumière... Même en hiver, elle pouvait être si belle, au travers des vitraux du toit, ou alors marcher dans le couloir qui mène à la salle d'exercices, aller sous le vieux figuier... J'ai envie de redevenir petit novice, que quelqu'un me prenne par la main et me réapprenne ce que j'ai perdu... Autrefois, j'ai été aussi vide, je ne m'en souviens pas... Je me dis qu'il doit y avoir moyen de retrouver la flamme, que si je l'ai débusquée autrefois... A d'autres moments, j'ai envie d'aller au Temple pour vous déciller, tous autant que vous êtes, naïfs et pétris de bonnes intentions, alors que Lathandre se fiche complètement de chacun d'entre vous... Pardonnez-moi, je ne le pense pas vraiment en ces termes. Je suis désolé."
Il prit une profonde inspiration.
" Parfois je brûle de jalousie. Je vois d'autres clercs qui rayonnent toujours, la désinvolture de leurs voeux, la puissance inaltérable de ce qui les habite... Parfois je me trouve bête et je pense aux mille chemins que j'aurais pu emprunter si mon père ne m'avait pas détesté. La plupart du temps, je prends conscience de tout ce que j'avais et de tout ce que j'ai perdu... Je sais que je me suis exilé du temple moi-même, mais... je n'aurais pas pu vivre vide au milieu de tant de lumière. Je me serais aigri peu à peu, et je ne suis déjà pas très vaillant..."
Son regard se perdit dans le vague.
" Je ne sais pas quoi faire de moi-même. Vous avez raison, j'ai vécu d'absolus. Aujourd'hui... quelle que soit la voie que j'emprunte, j'ai la sensation que ce sera une voie du dépit. Sans doute est-ce le destin de bien des hommes... Mais j'étais tout ce que je voulais être. J'étais pleinement heureux. Il y avait les jours fastes et les jours difficiles. Les défis à relever, les problèmes insolubles, les petites mesquineries de temple, les moments de désoeuvrement, les injustices à combattre... Mais aucune autre existence ne m'apparaissait enviable. J'ai la sensation... de m'être consummé. Je ne sais pas ce qu'il me reste. Beaucoup d'amertume. On ne bâtit pas une nouvelle existence sur l'amertume."

[Taliesin]

-C'est certain. Ou alors une existence douloureuse, néfaste pour soi, sinon pour les autres. Bien sûr, il est toujours possible de sublimer ces sentiments, de...
Il grimaça.
-Et voilà, je m'apprêtais déjà à faire ce que tu décrivais tout à l'heure, à envisager, béatement, les lendemains qui chantent. A te parler des deuxièmes vies sur lesquelles veille Lathandre. Mais j'ai l'impression que tout ce que je pourrais dire en ce sens serait obscène, au regard de ce que tu éprouves. Et je me sens d'autant moins légitime à te tenir ce genre de discours que... Que je crois avoir une certaine responsabilité dans ce qui t'arrive.
Il leva les mains, au cas où Albérich aurait songé à protester.
-Je ne dis pas cela pour que tu me rassures, que tu évoques mes qualités de mentor. Je te dis ces choses pour t'expliquer mon malaise, cette sensation d'être démuni qui m'habite... Peut-être n'est-ce pas très sage, peut-être devrais-je me montrer plein d'allant, plein de certitudes. Peut-être est-ce ce dont tu as besoin. Mais voilà, je ne me sens pas de jouer la comédie, et un homme de certitudes, je ne le suis certainement pas.
Il observa son ancien élève, et un mince sourire étira les commissures de ses lèvres.
-Te souviens-tu de l'énergie qui t'animait, à chaque fois que nous saluions l'aube ? De ce feu qui te traversait, paraissait émaner de toi ? Et... Des pauvres techniques que j'ai tenté de t'apprendre, pour le maîtriser, ne pas sortir épuisé de ces cérémonies ? Je crois qu'il y avait plus, ici, que ce que je croyais alors. Je crois qu'il y avait un symbole... Et que ce feu a fini par te consumer, comme tu l'évoquais. Je sais que les regrets sont illusoire, qu'il est aisé de se pencher sur le passé pour des reconstructions imaginaires, mais... Je ne peux m'empêcher de penser que j'aurais dû être plus attentif...

[Galathée]

" Non. Non, vous m'avez apporté énormément. J'aurais pu avoir une carrière de mystique, passer mon temps en prières et en transe spirituelle... J'étais transbordé, vous avez raison, mais... Mais vous m'avez arraché à cette communion extrême... Vous m'avez permis d'être un clerc utile. J'avais Lathandre, mais je n'étais pas absent au monde. Sans vous, je me serais peut-être consumé seul et sans raison, à peine adulte. Sans avoir rien fait, jamais, sinon contempler le soleil... Sort enviable pour qui croit sans failles. Avec le recul, je n'aurais pas voulu qu'il en soit ainsi... Quant à l'énergie qui m'envahissait... Vous n'êtes pas responsable du vide qui m'habitait avant mon arrivée au sanctuaire. J'étais creux et j'avais besoin d'extase. De sens..."
Il plissa les yeux, contemplant la surface terne de son thé.
" J'ai vu bien des novices dans cet état depuis. Les canaliser est toujours un défi... Il y a quelque chose d'infiniment émouvant et d'infiniment dangereux dans ce qu'ils traversent... Mais vous m'avez pris en main exactement comme il le fallait. Je ne vous en ai jamais voulu de le faire. Je n'ai jamais eu l'impression que vous m'arrachiez à quelque chose qui m'était dû ou qui était partie de moi-même. Non, je vous en prie... Ne regrettez pas vos méthodes."

[Taliesin]

-Pourtant, l'intensité de ce feu n'a pas diminué, tu as juste réussi à le canaliser, à l'employer à autre chose qu'à la contemplation... Et lorsqu'il s'est éteint, il n'est plus rien resté. C'est le danger d'une foi trop intense. Danger auquel on ne prépare pas assez nos clercs... En même temps, comment les y préparer ? Ce type de foi est vu comme une bénédiction. L'est sans doute, pour peu que rien ne vienne la souffler.
Graham secoua la tête.
-Il n'en reste pas moins que je ne sais pas comment t'aider, Albérich. Je brûle du désir de... de te prendre par la main, comme tu le disais tout à l'heure. De te réapprendre. Mais je n'ai pas l'impression d'en avoir le droit. Pour l'instant, le mieux que je puisse faire est de t'écouter, quoi que tu veuilles dire. Et même si ce sont des récriminations contre Lathandre : tu l'as fait tout à l'heure, t'en es excusé. Il ne fallait pas : ce que tu éprouves me paraît naturel. La colère serait justifiée même dans des cas bien moins graves. Je comprends cependant tes réticences : quand on a eu la foi comme tu l'as eue... On n'est pas habitué à ce genre de choses. Alors que si l'on est pétri de doute... C'est bien plus familier.
Il dévisagea Albérich.
-Dis-moi... Combien de fois as-tu douté, avant ces événements ? Combien de fois t'es-tu posé des questions sur Lathandre ?

[Galathée]

Albérich le dévisagea, pris au dépourvu.
" Je n'ai jamais douté de Lathandre." souffla-t-il. " Jamais."
Un frisson le traversa de part en part, comme si cette simple pensée était glaçante.
" J'ai douté de ma place dans son clergé, souvent... Ma foi n'en était pas diminuée, mais j'ai toujours eu conscience d'être un peu atypique... pas suffisamment flamboyant... pas assez sûr de moi... A ce niveau, Molwen n'a pas tort. Je n'étais pas l'aubemestre éclatant dont on aurait pu rêver... Mais j'avais la sensation de défendre les aspects fondamentaux de son dogme dans tous les aspects de prêtrise... de ma vie. Alors j'ai parfois... pensé que ma voie était chez un autre dieu. Chez Ilmater, vous le savez bien, nous avons eu des conversations à ce sujet autrefois... Mais ça ne m'a pas travaillé longtemps. J'ai toujours... senti Lathandre auprès de moi. Je l'ai toujours vécu avec moi. Je n'ai pas douté de lui quand nous nous sommes retrouvés exsangues après le coup d'état orchestré par nos supérieurs... Je n'ai pas douté de lui, pas une seule seconde, pendant toute la dictature morféenne. Ma foi n'a pas vacillé. J'avais confiance. Les lendemains ont été à la hauteur, en dépit de tout ce que nous avions traversé... Et puis je me suis senti trahi. J'ai fait ce que je pouvais... pour résister... Mais j'étais à bout de forces..."
Il se tut et ferma les yeux. La tension lui donna un léger haut-le-coeur.
" Je sais que les Sharites voulaient que je le haïsse de les laisser me faire ce qu'ils m'ont fait... Ils ont compté sur ma colère. Sur mon envie de vengeance. Envers eux, d'abord, mais aussi envers le dieu qui ne m'avait pas aidé..."
Il secoua la tête.
" C'est quand même incroyable, le pouvoir qu'on a dans les mains, dans la voix, tout ce qu'on peut réaliser, rendre la vie, guérir du mal, ouvrir le ciel... On a la sensation de puiser directement dans l'essence divine, d'être en contact, de jouir d'une faveur... Et il suffit de ne pas avoir ces mains... d'être privé de sa voix... pour que rien ne se passe. Comment est-ce possible ? Devient-on invisible à l'instant même où l'on ne peut plus communiquer par les voies établies ?"

[Taliesin]

-Oh non, on ne devient pas invisible... On est juste perdu, j'imagine. Sourd et aveugle aux autres formes de contacts qui peuvent exister. Seuls les clercs ont accès aux pouvoirs que tu décris. Pourtant, ce ne sont pas les uniques fidèles des dieux, sans quoi, ceux-ci seraient dans une fâcheuse posture. Les simples croyants ressentent autrement leur présence, ont d'autres liens, peut-être plus ténus, et encore... Différents, en tout cas. Mais les clercs y sont moins sensibles, à cause de cette présence divine qui les habite, de cette force mystique et magique qui leur est conférée... S'ils n'y ont plus accès, ils sont déboussolés. Ne voient plus le reste...
Il se frotta le menton, passif.
-T'es-tu déjà interrogé sur ton sauvetage, Albérich ? Sur la manière dont il avait été mené ? Sur les gens qui y avaient contribué ? J'imagine que ce n'est pas là pensée facile, que tu as pu même... leur en vouloir. Mais... La question me semble tout de même d'importance.

[Galathée]

" Pas vraiment." avoua le Luménien. " Je sais qu'ils ont été envoyés par le conseil. J'ai à peine eu le temps de les voir. L'armée m'a pris en charge dès ma libération et je n'étais pas vraiment en état... Mes souvenirs de ces jours sont confus. Et je dois avouer... Je ne leur en ai pas voulu de me sauver la vie, comment le pourrais-je ? Bien sûr... Les sacrifices qu'ils ont consenti en venant à mon aide ont rendu plus difficiles... ou impossibles... certaines décisions. Je ne pouvais pas négliger ce qu'ils m'ont offert. Je sais qu'il y avait ce barde, Taliesin... Et le rôdeur qui avait réglé les problèmes de Respelm. Puis une jeune femme que je n'avais jamais vue... Je me souviens mal. Et honnêtement... quand quelqu'un vous voit... comme ils m'ont vu... J'espère ne plus jamais me retrouver en face de l'un d'entre eux. Je sais qu'ils n'y peuvent rien. Je sais que je n'y pouvais rien. Mais néanmoins... Personne ne devrait avoir à rendre des comptes pour certaines choses... Même s'ils ne me jugeaient pas... Il y aurait dans leurs yeux... dans leurs souvenirs... Non. C'est mieux ainsi."

[Taliesin]

Graham acquiesça.
-Je pense comprendre ce que tu ressens. Cependant;.. Ces gens t'étaient-ils liés d'une quelconque manière ? Etaient-ils tes amis ? Vouaient-ils à Lathandre une vénération particulière ?
Il hésita.
-Je ne connais que peu de choses de cette libération. Les autorités luméniennes se sont montrées très discrètes en la matière. Mes questions ne sont donc pas des pièges, je n'essaie pas de faire dire des choses aux événements, puisque je les ignore. Mais j'ai tout de même l'impression qu'il y a peut-être quelque chose à lire, dans cet épisode. J'imagine que te retrouver, te secourir n'a pas été chose simple, compte tenu de la puissance de tes ravisseurs....