La Couronne de Cuivre

-La chance est avec nous ! s'exclama le barde en déposant Victor au sol, dans un coin épargné par les reliquats digestifs des habituels résidents des lieux.
Le gamin, encore endormi, n'avait pu l'entendre. Et sa remarque était absurde, si l'on songeait aux événements de la matinée. Pourtant, Taliesin chassa cette pensée : ce n'était pas en se raccrochant aux drames qu'ils avaient vécu qu'ils iraient bien loin. Autant, dès lors, prendre ce qui leur était offert, sans arrières pensées.
Après s'être débarrassé des sacs, il rassembla un tas de combustible et battit du briquet. Des flammes ne tardèrent pas à s'élever, qu'il attisa du souffle, avant d'estimer que le feu avait assez pris pour qu'il puisse s'éloigner sans qu'il ne meure. Il récupéra alors le caquelon, rentra la tête dans les épaules et s'en fut affronter la tourmente, en rapportant une récolte de neige qui ne tarderait pas à fondre.
Enfin, il rejoignit le petit garçon qu'il se mit en devoir de réveiller. Le moment semblait opportun pour grignoter un morceau. Et si ses vêtements étaient aussi mouillés que les siens, il faudrait l'en débarrasser. Heureusement, ils disposaient de couvertures, de frusques de rechange. Le tout, espérait-il, relativement sec : les sacs de cuir devaient avoir bien résisté à la neige...

Lorsqu'il eut terminé ses préparatifs, l'elfe vint s'assoir près de l'enfant. Ce n'était sans doute pas une très bonne idée : il était tellement épuisé qu'il se demandait s'il pourrait se relever. Mais il éprouvait le besoin de se poser un peu. De parler, aussi, même si le gosse ne lui répondait pas.
-Tu vois, nous avons eu de la chance... fit-il en souriant. Nous disposons d'un toit, de murs, d'un feu et même de quoi manger. Et comme il est encore tôt... Nous pourrons dormir, aussi, à l'abri de la tourmente et le ventre plein.

Victor acquiesça, fixant un point invisible dans l'air devant lui. Sa respiration était régulière mais un peu sifflante. Taliesin avait l'impression qu'il dérivait, qu'il allait sombrer bientôt, qu'il ne faudrait pas tarder à se mettre en mouvement s'il voulait lui faire avaler quelque chose.
" On n'aurait pas dû l'enterrer, ton ami ?" demanda-t-il alors, de but en blanc, et sans le regarder.

Pris de cours, l'elfe demeura un instant bouche-bée. Puis, soudain mal à l'aise, il ne put réprimer une grimace douloureuse.
-Sans doute que si... murmura-t-il. Mais nous n'en avions pas les moyens, Victor. Ni le temps. Pas de pelle pour dégager la neige, creuser la terre gelée. Pas assez de forces, non plus. Et les paysans pouvaient revenir avec leurs chiens, ou les gardes de la mine...
Il lorgna les flammes, les ombres projetées sur les murs de la bergerie.
-Mais j'aurais trouvé le moyen s'il me l'avait demandé, tu sais. Quoi qu'il m'en eut coûté. Nous avons discuté, je lui ai proposé de faire ce qu'il voudrait. Il m'a juste demandé de m'assurer qu'il était mort, avant de partir, pour ne pas qu'on puisse à nouveau le capturer, lui repasser les chaînes dont il s'était libéré. C'était ce qu'il redoutait le plus, je crois... Pour le reste... Il m'a dit de m'occuper de toi. Et m'a conseillé une destination où nous trouverons de l'aide.
Belles paroles. N'en demeurait pas moins un cruel sentiment de culpabilité, une boule dans la gorge... Peut-être aurait-il dû le faire malgré tout...
Il avait été pragmatique. Il devait avant assurer leur survie. La survie de l'enfant, au moins. L'ensorceleur l'avait bien compris. L'avait même encouragé.
Et pourtant...

Victor acquiesça en silence, baissa les yeux sur ses genoux repliés, puis y posa la joue, avant de lâcher un profond soupir. Ses paupières papillonnèrent, il était sur le point de repartir.
" Moi si je mourrais, je voudrais que tu me brûles." fit-il en se redressant. " Comme ça je pourrais m'envoler."
Puis il referma les yeux et soupira. Une goutte de sueur coula le long de sa joue.

Le barde resta silencieux un instant, décontenancé. Au moins, il savait à quoi s'en tenir si malheur arrivait. Mais la seule idée de ce malheur menaçait de lui faire perdre pied, et, à toute force, il tenta de la chasser de son esprit.
-Tu ne mourras pas, Victor... murmura-t-il d'une voix rauque en serrant l'épaule de l'enfant. Pas avant de longues décennies. Pas tant que je serai là...
Vaines paroles. Conjurations aux dieux, aux hommes, sans poids, sans personne pour l'entendre. Mais qu'aurait-il pu dire d'autre ? Que pouvait-il penser d'autre, s'il voulait continuer, aujourd'hui, demain ?
Rien. Il devait se raccrocher à des chimères, nier le froid, l'hiver, les gardes et les paysans lancés à leur trousses. Les montagnes mortelles, devant eux. Songer seulement à la Lorien, au havre promis par Mélégorn. Songer qu'ils y arriveraient vivants, tous les deux.
-Je sais que tu es épuisé... reprit-il doucement. Mais il faut que tu manges. Pour reprendre des forces. Après, tu pourras dormir. Je ne t'embêterai plus, promis.
Il saisit le pain, dur comme de la pierre. Le déposa, opta pour ce qu'il restait de fruits au sirop.
-Tiens... fit-il en approchant le bocal des mains de l'enfant. Prends ce que tu veux.

Taliesin resta un moment à observer l'enfant endormi. Puis, avec un soupir, il se tourna vers le feu, vers leurs quelques provisions. Sa gorge était si nouée qu'il doutait de pouvoir avaler la moindre bouchée, mais il devait s'y forcer, pourtant : s'il se laissait aller, il ne tarderait pas à perdre toutes ses forces. Or, ses forces, il en aurait besoin. Demain peut-être plus encore qu'aujourd'hui.
Il grignota donc, sans grand appétit, puis rangea la nourriture dans un sac. Observa les bourrasques de neige, au dehors...
Et, tout à coup, sans crier gare, aussi brutal qu'implacable, un profond sentiment d'isolement, une horrible sensation de solitude s'abattit sur lui, le laissant comme sonné.
Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience du vide qu'avait laissé Mélégorn. Jusqu'ici, sans vraiment en avoir conscience, il avait pu compter sur lui, pu compter sur sa présence silencieuse mais rassurante. L'ensorceleur avait paru calme, toujours. Bien plus que lui, en tout cas. Et il disposait de ressources sans pareilles aux siennes. Le barde avait pu se fier à lui, à son jugement, savoir, malgré les doutes quant à ses méthodes, qu'il prendrait les bonnes décisions pour leur survie. Qu'au cas où lui-même faillirait, l'elfe tiendrait bon.
Et à présent... A présent il était seul. Seul pour affronter l'hiver, les montagnes, leurs poursuivants. Seul pour s'occuper d'un enfant malade, alors qu'il n'avait rien d'autre pour le soigner qu'un peu de nourriture, que quelques couvertures. C'était dérisoire.
Tout comme lui l'était. Et pourtant, il devait faire face. Compter sur ses seules ressources pour les amener à bon port.
Si loin...
-Gal... murmura-t-il. J'ai peur de ne pas y arriver.
Avait-il jamais été aussi seul ? Aussi démuni ? Non, probablement. Même à Fumeterre, il avait pu puiser dans les vestiges de sa fureur mourante pour retrouver la rôdeuse. A présent, plus de fureur, plus de colère. Plus rien d'autre que ce sentiment de vide. Ses chaînes, son collier le marquaient comme un paria, lui interdisaient de rechercher le recours des hommes. Et les elfes se cachaient derrière une muraille infranchissable, ou presque. Et quoi qu'ait pu en dire Mélégorn, rien n'assurait qu'ils leur viendraient en aide...
Arrête de penser ainsi, se morigéna-t-il faiblement. Arrête de tout voir en noir. Tu te fais du mal. Tu sapes toi-même tes forces.
Ils étaient vivants. Avaient de quoi se vêtir, se nourrir, se chauffer. S'il craquait, qui prendrait la suite ? Qui veillerait sur Victor, qui chercherait Galathée ?
Où était-elle, d'ailleurs ? Quel sort lui avait-on réservé, punition pour le seul crime de l'avoir aimé ? Il n'en avait pas la moindre idée. Mais avait une piste. Une destination après la Lorien.
Il n'avait pas le droit de baisser les bras. Se devait de tenir pour être digne de ce qu'elle lui avait offert. Ne renoncer que lorsque la dernière lueur d'espoir serait à jamais éteinte.
Oh, ça, ça ne devrait pas tarder...
Dormir, il devait dormir. Cesser de réfléchir. Il était épuisé, et la sagesse lui dictait de prendre du repos tant qu'il en avait le loisir.
La sagesse, n'est-ce pas ? Et dis-moi : qui fera le guet ?
Il déglutit péniblement, se passa une main sur le front. Lorgna au dehors, une nouvelle fois. Qui pourrait les trouver ici ?
Personne. Pas tout de suite, du moins.
Et il n'avait pas le choix.
Alors, après avoir alimenté le feu, il s'enroula dans une couverture, s'étendit près de l'enfant. Appesantit sur lui son regard embué.
Puis Taliesin ferma les yeux, espérant que le sommeil balaierait sur son passage l'émotion qui ne demandait qu'à déborder.

-Bon, et bien, si demain je ne trouve rien pour faire du feu, je sais déjà que je ne mourrai pas de froid grâce à toi... fit l'elfe en passant une main dans les cheveux humides du gamin.
En réalité, il n'avait pas le cœur à plaisanter. La fièvre épuisait Victor, le déshydratait, l'empêchait de reprendre pied. Il aurait aimé la voir baissé, voir refluer la maladie. Malheureusement, elle ne semblait pas vouloir relâcher son emprise.
Après avoir étiré sa carcasse transie, Taliesin commença à alimenter le feu, ne s'arrêta que lorsqu'une imposante flambée eut remplacé les quelques braises mourantes. Puis il tenta de réveiller le petit garçon : celui-ci avait besoin de repos, oui. Mais aussi de boire et de manger.
Il aurait tout le temps pour dormir, cette nuit.
Lui ferait de même. Du moins, il l'espérait. Il ne savait pas ce qu'il adviendrait, sil devait être contraint à une veille sans fin dans le silence de la bergerie, avec la tourmente qui se déchaînait au dehors.
Il y aurait là de quoi le rendre fou.

L'elfe tenta de concentrer ses pensées. Il devait trouver un moyen de faire baisser la fièvre de l'enfant. Il n'était en rien guérisseur, mais s'il cherchait bien, s'il fouillait dans sa mémoire, il devrait tout de même réussir à rassembler quelques bribes de savoir glanées ici ou là. Il n'était pas humain, ne souffrait pas de leurs maladies. Mais il avait quand même dû avoir de la fièvre, non ? Ses frères et sœurs oui, à n'en pas douter. Comment avaient fait ses parents ?
Les plantes étaient la solution la plus évidente. Malheureusement, il n'en disposait pas. En revanche, ce dont il disposait en abondance, c'était la neige. Immerger Victor dans la couche épaisse qui bloquait l'entrée de la bergerie aurait eu le mérite de le réveiller. Toutefois, le traitement lui semblait par trop brutal. Il devait trouver un compromis....
-Bon... dit-il enfin en redressant doucement le petit garçon. Tu n'as pas de bol, bonhomme : tu es mon premier patient. Alors il faudra que tu te montres indulgent... Moi, j'essaierai de faire de mon mieux. Et je suis sûr qu'on va bien s'en sortir.
Il lui sourit d'un air encourageant, repoussa du bout des doigts les mèches qui lui barraient le front.
-Première étape : il faut que tu te mettes tout nu, si tu veux bien. Ensuite, je t'aiderai à te laver. Évidemment, des poignées de neige ne valent pas un bon bain chaud, mais ça devrait un peu faire baisser ta fièvre. Et puis... Ce n'est pas pour dire, mais tu ne sens pas exactement la rose... Donc, ça fera d'une pierre deux coups !
Espérant que le gamin pourrait se débrouiller tout seul avec ses vêtements, il s'en alla remplir le caquelon de neige, puis rajouta un peu de combustible dans le feu et prépara une couverture afin d'y enrouler Victor sitôt l'opération terminée. Il n'était pas très sûr de lui, mais c'était la seule méthode à sa disposition. Dans le pire des cas, si elle ne les améliorait pas, elle ne pourrait guère empirer les choses....

-Tu es vraiment courageux... dit Taliesin en lui rendant son sourire. Moi, j'aurais envoyé paître le charlatan qui m'aurait proposé une telle torture...
Il fouilla dans l'un des sacs, en tira à nouveau leurs quelques provisions.
-Que dirais-tu de manger un petit quelque chose ? Je crains que le menu ne soit pas très varié... Et froid, de surcroît. Je n'ai rien pour accommoder les légumes, pour les faire chauffer... Mais je ne devrais pas me plaindre : quand on aura fini tout ça, il faudra que s'apprenne à devenir chasseur ou cueilleur. Décidément, cette petite virée m'aura poussé à développer des compétences variées...
Il secoua la tête, laissa l'enfant choisir ce qui le tentait le plus. Les victuailles lui paraissaient bien maigres pour affronter la traversée des montagnes... Mais il ne pouvait pas pousser Victor à la diète. Lui, par contre, pouvait se rationner.
-Si seulement on avait le pipeau, lâcha-t-il distraitement, comme un souvenir lui traversait l'esprit. On n'aurait même pas à préparer les petits déjeuners. Et, qui sait ? Peut-être était-il capable de s'occuper aussi du déjeuner, du dîner, de faire apparaître des lits, des chevaux...
Il sourit à nouveau. Oui, le cadeau de Belenn aurait été bien utile. Mais mieux valait prendre sa disparition avec humour. Ce n'était pas la pire perte dont ils avaient à souffrir...

" Je l'ai gardé." murmura Victor d'une petite voix étouffée. " Dans la poche intérieure de mon aube, là où on doit garder sa fortune, je l'ai mis là..."
Taliesin avait heureusement conservé les vêtements que l'enfant portait lors de leurs retrouvailles et il put vérifier les dires de Victor : en effet, il y avait une sorte de petit sac cousu sur la face intérieure de la robe, à hauteur de la taille. Il y trouva le pipeau de Belenn, ainsi que quelques piécettes, deux plumes d'oiseau, et un morceau de tissu bleu gris taché.

L'elfe, ébahi, resta un instant à contempler les quelques objets étalés devant lui. Il avait du mal à y croire, et pourtant...
Il se sentit gagné par une vague d'émotions diverses. Du soulagement, d'abord, car le petit instrument allait peut-être leur sauver la vie. De la gratitude, aussi, pour cette impulsion qui lui avait fait conserver l'aube de l'enfant après l'avoir changé. Quelque chose d'indicible, enfin, de poignant, qui lui fit monter les larmes aux yeux. Il voyait là les quelques possessions que Victor avait choisi de sauver, sa "fortune". Il ne savait pas ce que signifiaient pour lui le morceau de tissu, les plumes... Mais le pipeau était parmi eux, que ce soit juste pour la magie qu'il recelait... ou pour ce qu'il représentait.
Se redressant doucement, Taliesin s'approcha du petit garçon et le serra dans ses bras, déposa un baiser fugace sur son front.
-Les dieux m'en soient témoins, bonhomme, je ne sais pas ce que je ferai sans toi... murmura-t-il sans relâcher son étreinte. Tu nous sauves sans doute la mise, sais-tu cela ? Galathée sera fière de toi, tu peux en être sûr. Et je le suis aussi. Pour ça, pour le reste...

Victor sembla embarrassé par la brusque effusion du barde.
" C'est juste la flûte..." murmura-t-il d'une voix éteinte, un peu interdite, sans pour autant tenter de s'écarter.
Puis une seconde, infime, son regard se fit mutin et il sourit.
" C'est toi qui as d'la fièvre, je pense." ajouta-t-il.

Le barde, un peu gêné, conscient de s'être laissé emporter, relâcha l'enfant.
-Je crois aussi... Désolé...
Il fit tourner l'instrument entre ses doigts.
-Mais d'une part, elle est à toi... reprit-il. Et ensuite... Elle nous fournira de quoi manger une fois par jour, au moins. Ce n'est pas négligeable, surtout en cette saison où la nature offre peu de ressources... Et enfin, ce que tu oublies, c'est qu'il y a qua... trois autres morceaux qui ont des effets magiques. S'ils sont aussi utiles que "Premiers rayons", peut-être les choses seront-elles pour nous beaucoup plus faciles que je ne l'aurais cru.
Évidemment, la flûte ne changerait pas fondamentalement le péril du voyage qu'ils étaient en train d'entreprendre. Mais les petites touches de secours bienvenu qu'il leur apporterait les aiderait au moins à garder le moral. Et le ventre relativement plein.

Victor prit l'instrument des doigts du barde et l'examina. Il souffla dans le conduit, en délogeant un mouton de poussière qui s'envola dans l'air chauffé par leur petit feu.
" J'ai jamais réussi à jouer le morceau. Puis au Temple, je me suis fait taper sur les doigts, parce que je crois qu'un des clercs l'avait reconnu, tu vois, et il disait qu'on ne pouvait pas provoquer un dieu en chantant les louanges d'un autre."
Il grimaça.
" En fait, il était tellement fâché, le clerc, qu'il a marché dessus, sur le pipeau, puis ça marchait pas, il a pas réussi à le casser, alors il l'a jeté dans le brasero qu'il y avait dans la salle des novices, alors moi..."
Il posa une main sur sa joue, une seconde, comme s'il pouvait à nouveau palper le souvenir d'une gifle oubliée.
" Mais j'ai bien vu qu'il brûlait pas, alors dès qu'il est parti, j'ai sorti le pipeau du feu. Mais j'ai jamais voulu en rejouer. Et Ben et Soline ont été chics, parce qu'ils ont rien dit alors qu'ils avaient bien vu que j'avais été fouiller dans le brasero."
Il soupira.
" Tu vois ?"

-Je vois... répondit simplement Taliesin.
Ainsi, comme il s'en doutait, on l'avait enfermé dans un temple. Kanter avait conduit jusqu'au bout sa parodie de justice. Victor, le moins coupable de leur trio, s'était vu offert la chance de repartir sur une nouvelle voie. La voie du bien, selon leur ravisseur... Évidemment, pas celle de Lathandre à la trop grande mansuétude.
-A présent, rien ne t'empêche d'en rejouer si tu en as envie. Je pourrai même t'apprendre les autres morceaux, histoire que nous découvrions ce qu'ils produisent...
Il jeta un regard en coin au petit garçon : celui-ci ne semblait pas trop rechigner à évoquer son expérience au temple. C'était peut-être l'occasion d'en apprendre davantage.
-Quel était le dieu qu'on t'a demandé de servir ? s'enquit-il. Etait-ce Tyr ?

Victor releva les yeux sur lui et se fendit d'un sourire.
" Non, non, pas Tyr. C'était Oghma. Tu sais, c'est le patron d'Ithilion, c'est la grande cité de la connaissance. Le Temple c'était comme une immmmmmense bibliothèque avec plein de vieux livres dans tous les coins, et des parchemins, et des grandes cartes, et plein de bonshommes très sérieux avec la mine toujours pincée en train de prendre des notes. Et de la poussière partout... Moi j'étais juste avec les enfants, tu sais. Les petits orphelins de la ville..."
Il se tut une seconde, et son visage se ferma.
" Juste avec les petits orphelins." répéta-t-il à voix basse.

Taliesin manqua se récrier. Mais il demeura muet.
Un petit orphelin, Victor l'était, assurément : moins d'un an plus tôt, il perdait ses parents.
Mais il avait trouvé Galathée, depuis. Elle l'avait tiré du quartier martyrisé, abandonné un temps pour le sauver, lui. Puis était revenue, l'avait emmené.
Etait devenue sa mère.
Avant de disparaître, à nouveau.
Mais elle n'y était pour rien, cette fois. Cet enlèvement, cette séparation, cette solitude imposée à l'enfant, le barde en était la seule cause. Il était le seul objet de tous ses maux
Et quelle est la différence avec le premier départ de Galathée ? Tu en étais la source, également...
Il observa le petit garçon, mal à l'aise. Oui, sans doute, il était la cause de ses tourments. Jusqu'au massacre décidé par Nwalk qui avait vu la mort de ses géniteurs. Après tout, n'avait-il pas pour but de retrouver le Monstre, le tueur ?
Non, Mélégorn, il n'est pas mon fils. songea-t-il. Il est celui de Gal, mais pas le mien. Affirmer le contraire serait l'insulter, lui. Lui infliger une tare dont il n'a pas besoin...
Il poussa un profond soupir, observa le feu. Ajouta de quoi le nourrir, pour se donner contenance, un peu.
Il devait parler, pourtant. Taire ses doutes et rassurer l'enfant.
Un petit orphelin, il l'avait été, assurément. Mais ce n'était plus le cas, à présent.
-Tout ça, c'est du passé, mon grand... dit-il, s'arrachant un sourire. Tu n'es plus avec eux. Je te ramène auprès de ta maman.

Cette fois, Victor fut plus sensible à la déclaration du barde, et il se pelotonna contre lui, quelques secondes. Il ne dit cependant rien, ne verbalisa aucune angoisse, aucun espoir, le visage tourné vers le feu crépitant qui les réchauffait. Son coeur battait la chamade sous la couverture dont il était toujours vêtu. Il resta ainsi dans les bras de l'elfe pendant quelques minutes, avant de se dégager, sans pour autant s'éloigner.
" Alors tu sais jouer quoi d'autre ?" demanda Victor, d'une voix presque tranquille.

-Attends que je me souvienne des autres morceaux... fit Taliesin, accueillant avec gratitude cette occasion d'interrompre ses désagréables réflexions. Ah, oui, voilà. Il y a deux autres hymnes en l'honneur de Lathandre : "Semeur d'aube, Semeur d'espoir" et "Vaincre la nuit". Le troisième, pour changer de registre, et là je sens que tu vas adorer, est une chanson romantique ! Elle s'appelle "La princesse et le troubadour".
Quant aux "Damoiselles d'Eauprofonde", il les tenterait lorsque le môme serait endormi. Malgré le thème de la chanson, l'effet produit pouvait être utile... Il se devait donc de tenter l'expérience. Ce qui aurait également l'avantage d'assouvir sa curiosité...
Et dans le cas où la magie serait du genre indispensable à leur survie... Bah, il n'aurait qu'à raconter à Victor que la chanson avait un autre titre, un autre sujet... Il n'y verrait que du feu.
-Alors, pour quoi optes-tu ce soir ? s'enquit-il, souriant.

Victor fronça les sourcils, les bras croisés, veillant à bien garder la couverture sur son épaule.
" J'imagine que tu devrais jouer le truc pour vaincre la nuit, ça me paraît le plus indiqué." fit-il avec un sourire. " Enfin, j'imagine."
Taliesin s'exécuta donc, retrouvant assez rapidement les notes simples d'un hymne très connu, même dans les sphères non religieuses.
Il y eut un petit scintillement dans l'air devant eux, qui se condensa vers le sol en un nuage de plus en plus lumineux, et quelques secondes plus tard, ils se retrouvèrent avec une lampe-tempête à huile, allumée, posée en équilibre instable sur un caillou de la bergerie.

L'elfe fixa la lampe, incrédule, puis, sans crier gare, éclata de rire.
-Elle est bien bonne, celle-là... Vaincre la nuit avec une lampe. Très pragmatique ! Tout comme accueillir les premiers rayons avec un bon petit déjeuner...
Il souleva la lampe, l'examina de plus près, puis la déposa en un endroit où elle ne risquait ni de tomber, ni de s'abimer;
-Ce pipeau est un vrai outil de survie, on dirait, comme taillé pour les expéditions hasardeuses.. Tu vois, perdrait-on le briquet qu'on pourrait quand même faire du feu, désormais.
Il sourit largement.
-Bon, que dirais-tu de prendre les paris pour ce que feront apparaître les deux morceaux restants ? "Semeur d'aube, Semeur d'espoir", ça pourrait être... Du blé ? Ou de la bière, plutôt. Le houblon dont elle est faite est semé par l'homme... Et la bière, ça redonne le moral. Quant à "La princesse et le troubadour"... Là, j'avoue, je sèche un peu...
Mais pas pour les "Damoiselles d'Eauprofonde"... Il se demandait si ce n'était pas un lit qui apparaîtrait sitôt jouées les premières notes...