La Couronne de Cuivre

-Va pour la trêve, alors... murmura Taliesin, désolé que la sinistre réalité ait si brutalement investi l'intérieur de la cabane, jusqu'ici joyeux et préservé.
Il se leva, vérifia l'état de l'infusion et en remplit un bol qu'il apporta à l'enfant.
-Allez, bonhomme, bois ça. Normalement, ça devrait éviter que tu ne t'enrhumes. Je dis normalement, parce que je ne suis pas aussi bon herboriste que ta mère.
Il soupira, s'assit près du petit garçon.
-Je sais qu'elle te manque. Elle me manque aussi. Enormément. Mais il faut qu'on pense à ce qu'à dit Méli : elle est vivante, et, même si ça sera dur, nous la retrouverons. Il faudra juste qu'on se serre les coudes, quitte à multiplier les trèves dans la guerre éternelle entre les hommes et les elfes, qu'on ne se décourage pas...
Il sourit.
-Et qu'on n'hésite pas, d'ici les retrouvailles, à faire les imbéciles si l'occasion s'en présente. Gal est plus sérieuse que moi, tu sais ça... J'espère d'ailleurs que tu ne lui raconteras rien de cette soirée, sinon, je suis un barde mort.

Victor renifla deux fois, comme pour contenir ses larmes. C'était peut-être simplement le contrecoup obligatoire de son expédition dans la neige, mais c'était peu probable. Il releva un regard rougi, éclairé d'un faible sourire, vers le barde, puis s'appuya contre lui.
" Ça dépend combien tu me paies." murmura-t-il d'une petite voix. " Enfin, note, je te dois déjà beaucoup. Tu as gagné, je ne dirai rien."
Il soupira, goûta l'infusion et fit la grimace, mais se fit un devoir de l'avaler toute entière, les yeux perdus dans les flammes vivaces de leur petit âtre improvisé. Le vent faisait craquer les planches disjointes du cabanon, et ça et là, on apercevait le ciel au travers des trous du toit. La fatigue s'était emparée du petit garçon, insidieuse, et Taliesin remarqua qu'il était en train de s'endormir, littéralement, assis sur son banc.

Le barde lui toucha doucement l'épaule.
-Allez, bonhomme, pour dormir, tu seras mieux sur une couchette. Prends celle du fond : le toit est à peu près intact, au dessus, ça t'évitera de mauvaises surprises s'il se met à pleuvoir. Je crois que tu as assez été mouillé pour la soirée...
Lui-même ne s'attarderait guère : c'était une chose de veiller à deux, quand on avait l'âme légère. Une autre de demeurer seul avec ses soucis, dans le silence. Taliesin n'en revenait pas que l'atmosphère ait pu à ce point se transformer, en seulement quelques instants, passant de la folie douce à ma mélancolie latente. C'était bien là le signe que malgré tout leur courage, toute leur volonté, ils ne pouvaient pas toujours faire semblant...

Victor acquiesça, silencieux. Il était redevenu le petit garçon qu'il était toujours derrière ses airs bravaches. Il sourit cependant à Taliesin, avant de battre en retraite vers l'arrière de la cabane, toujours emmitouflé dans sa couverture. Il fouina dans son sac avant de demander à l'elfe s'il pouvait lui emprunter une chemise. Apparemment, il ne lui restait rien de sec ou de propre. Puis, ainsi vêtu, il alla se coucher. Il se retourna pendant plusieurs minutes, faisant grincer sa couchette, puis finit par s'immobiliser et le silence retomba sur l'abri précaire des voyageurs.

Le barde ne put pas se coucher aussi vite qu'il l'aurait voulu. D'abord, il lui fallut achever d'effacer les traces de leur soirée animée, puis faire ce qu'il pouvait pour les chausses et la tunique de l'enfant. Avec l'aide d'eau chaude et de savon, il parvint à les rendre relativement propres et les mit à sécher près du feu : au moins, Victor n'aurait pas à paraître seulement revêtu de feuilles à Loth Imarhil.
Morose, oppressé par le silence de la cabane et les hurlements du vent dans la gorge, l'elfe s'apprêtait à se glisser sous ses couvertures lorsqu'un détail lui revint à l'esprit : Mélégorn avait précisé qu'il devait brûler la dernière page de ses notes avant de les remettre à Halderion Polfinn.
Il fouilla donc son sac à la recherche des documents. Il n'en lirait rien. Pas même ce qu'il détruirait. Il n'était pas un charognard qui se repaît des mémoires d'un défunt compagnon de route.
Puis il se coucherait, enfin. En espérant que le sommeil ne tarderait pas à venir.
Et que la pluie l'épargnerait. Il y avait un trou particulièrement gros, juste au-dessus de sa couchette...

Il ne plut pas, mais le vent violent secouait la cabane avec fracas. Ce qui réveilla plusieurs fois le barde en sursaut finit cependant par s'intégrer à ses songes obscurs, craquements, sifflements, bourrasques au creux du monde ouaté qu'il s'inventait pour reposer. Il faisait froid mais les couvertures étaient épaisses et la bise se calma en milieu de nuit, les laissant enfin reposer dans un silence imparfait.
Taliesin s'éveilla dans un petit matin gris, suite au grincement caractéristique, déjà, de la porte de l'abri. Tournant la tête, il comprit que Victor était sorti. Puis une odeur douceâtre lui frappa les narines, le ramenant des mois en arrière : l'enfant avait aussi souillé son lit.

Taliesin poussa un soupir. Victor n'avait plus été victime de semblable incident depuis le jour de la mort de Mélégorn, après le terrible combat contre les paysans et leurs chiens. Et s'il tentait de se souvenir d'un accident nocturne... c'était des mois en arrière qu'il fallait remonter.
Se demandant ce qui avait pu provoquer la réaction de Victor, s'il s'agissait de leur conversation du matin précédent, sur sa fragmentation, ou de l'évocation de Galathée, juste avant d'aller au lit, l'elfe s'arracha aux couvertures et se mit en devoir de ranimer le feu. Le petit garçon serait probablement gelé, à son retour...
Dans tous les cas, s'il voulait parler, discuter... Il pourrait compter sur lui. La forêt était proche, à présent. Ils n'étaient pas à quelques heures près.
Et quand bien même l'auraient-ils été : le barde aurait pris le temps.

Victor reparut un peu plus tard. Il n'était pas aussi glacé que l'avait craint le barde car il s'était changé avant de sortir. Il tenait la chemise humide de Taliesin sur un bras et il l'installa devant le feu avant de pousser un profond soupir et de venir rejoindre l'elfe, embarrassé. Il n'avait cependant aucune intention de dissimuler son accident.
" Tu crois que si on laisse comme ça, quand on rappellera la cabane, ce soir, le lit sera trempé aussi ?" demanda-t-il d'un ton faussement dégagé.

Le barde lui adressa un sourire réconfortant.
-Je ne crois pas, non : la cabane a l'air d'être différente à chaque fois. Bien sûr, je ne sais pas si c'est la même qui change seulement de forme, mais même si c'était le cas, tu ne dois pas t'inquiéter : je te laisserai la deuxième couchette.
Il dévisagea l'enfant, un instant.
-Est-ce... Est-ce que quelque chose ne va pas, bonhomme ? Un souci particulier ?
Il soupira. Etait-il bien placé pour recevoir ses confidences ? Sans doute que non. Toutefois, il se devait de lui faire l'ouverture...

Victor secoua la tête.
" Non. Rien de spécial. Rien que tout ce qui se passe... J'imagine que j'ai dû faire un cauchemar, je ne sais plus. Je voudrais qu'on reparte vite, si ça ne t'ennuie pas. Je voudrais qu'on retrouve Galathée."
Il sourit douloureusement.
" Je sais que c'est pas pour demain, et qu'il y a encore beaucoup de chemin. Mais raison de plus pour ne pas traîner... Parce que même si Méli dit qu'elle est encore vivante, parfois, on retrouve des gens vivants et on se dit qu'ils auraient été mieux morts."

Taliesin acquiesça. Il ne savait pas ce que Méli lui avait dit concernant la rôdeuse. Sans doute pas autant qu'à lui... Mais le gamin était aussi inquiet que s'il savait tout.
-D'accord. Nous allons nous remettre en route. Une chose, juste, avant...
Il lorgna le feu, ne sachant trop comment tourner la phrase. Finit par décider de se lancer : inutile de perdre du temps à trouver la formule exact. Il n'était décidément pas très doué, en la matière;
-Je sais que par le passé... Nous n'avons jamais beaucoup discuté. Que ce n'était pas à moi que tu te confiais. Et... je sais aussi que je ne te pose pas beaucoup de questions. Parce que je n'ai pas envie de t'ennuyer, de te forcer à dire ce que tu veux taire... Mais... Voilà, je voudrais juste que tu saches que, si tu en ressens le besoin, tu peux me parler. De tout. Quel que soit le moment. Ça ne me dérangera pas, au contraire : j'en serai heureux. Je ne suis pas certain de pouvoir toujours t'être utile, mais... t'écouter, au moins, je peux. Volontiers.

Victor pinça les lèvres.
" Je sais bien. Tu ne dois pas t'en faire. Simplement... Parler... Ça ne va rien changer, hein. Je sais bien que tu veux aussi qu'on retrouve Galathée. Et qu'on va faire ce qu'il faut. Mais ça ne va pas la ramener plus vite pour autant. C'est juste que... Je m'inquiète, c'est tout. Toi, je t'ai retrouvé assez facilement, parce que Kanter m'avait dit où tu étais allé. Mais elle... Et on est encore si loin de Luménis... C'est plus facile de... En même temps, on ne peut rien faire, alors s'inquiéter ça sert à rien. Mais la nuit... Enfin..."
Il haussa les épaules.
" On peut que se remettre en route."

Il hocha la tête, à nouveau.
-Oui, je sais. La nuit, ce n'est pas évident. Je connais ça aussi.
Il se leva, posa, un instant, la main sur l'épaule de l'enfant.
-On va se remettre en route. D'ici peu, nous serons chez les elfes. De là, j'imagine que nous gagnerons la vallée du Nirvana. On repassera peut-être par Hautépine... Ensuite, direction Luménis. On n'y sera pas tout de suite, mais le temps passera vite, au final. Le plus dur du voyage est peut-être derrière nous.
Sur un dernier sourire, il se mit en devoir de ranger leurs affaires. Pas le temps de faire sécher les couvertures humides : ils le feraient le soir venu. Et si elles n'étaient pas sèches au moment du coucher, il donnerait les siennes à Victor et dormirait près du feu, dans son manteau.

Ils reprirent donc leur route, franchissant le pont de pierre et laissant le torrent derrière eux. La route s'écarta de la rivière, mais le frémissement, s'il décrut, ne les quitta plus de toute la journée. Même invisible, l'onde les suivait, les accompagnait, promesse d'une forêt de plus en plus proche. Ils n'y parvinrent cependant pas le jour-même, et il leur fallut à nouveau s'en remettre au pipeau pour trouver à loger : il leur fournit une cahute similaire à la précédente, toujours branlante mais abritée, avec son âtre froid mais achalandé, ses couchettes grinçantes (sèches et propres, en faisant abstraction de la punaise en maraude) et son toit de planches disjointes.
La soirée fut tranquille, Victor était très fatigué et peu disert. Ils se couchèrent après une légende que Taliesin improvisa au coin du feu, mais l'enfant s'endormit sur ses genoux avant la fin, et l'elfe le porta jusqu'à son lit.
Le lendemain, ils repartirent de bonne heure et parvinrent au pied des monts un peu avant la mi-journée. Le ciel était blanc, les arbres étaient gigantesques. Malgré l'hiver, la Lorien conservait un petit air spectral, ou féérique, dans l'enchevêtrement de ses troncs, ses buissons de houx et ses rochers moussus, qui mit imperceptiblement Taliesin à l'aise.

Taliesin poussa un soupir. Un soupir qui n'était pas que de soulagement. Celui-ci était bien présent, évidemment : ils avaient survécu aux montagnes, le plus dur du périple était derrière eux. Ils gagneraient bientôt Loth Imrahil... Et c'était là l'objet de son inquiétude. ils y seraient probablement bien accueillis, on accepterait peut-être de le débarrasser de ce fichu collier qui lui enserrait toujours le cou, infamant. Mais il y aurait cet amour contre lequel l'avait mis en garde Méli. Cet amour qui l'affaiblirait, qui rendrait peut-être sa quête vaine à ses yeux, trop risquée... IL faudrait à nouveau interragir avec les autres, surtout, sortir de sa seule relation avec Victor qui, jusqu'ici, c'était déroulée au mieux, pleine d'entraide et de confiance. Il leur faudrait apprendre à se fier aux autres, à nouveau... Tout en restant prudents. Mais si le peuple du Griffon était présent, les choses seraient sans doute facilitées...
Ils quittèrent le chemin, s'engagèrent à travers bois pour gagner les berges de la rivière, toute proche. Puis ils se mirent à en suivre le cours. La cité elfe était au bout du chemin, se découvrirait face à eux d'ici quelques jours... Une poignée, peut-être.
Et ils se pouvaient qu'ils croisent des elfes avant cela.

Après avoir suivi la rivière, dans un terrain assez difficile, de rochers, de trous et de passages plus marécageux, pendant près d'une heure, ils débouchèrent soudainement sur... la piste qu'ils avaient quittée un peu plus tôt. Celle-ci, après des vagabondages qui resteraient secrets, venait rejoindre l'onde et semblait continuer vers les profondeurs de la forêt. Victor, évidemment, se moqua joyeusement de son compagnon.
Ils progressèrent d'autant plus vite que la route s'élargit bientôt, et un balisage de bornes en pierre apparut sur les côtés, à intervalles réguliers. Taliesin reconnut des inscriptions en elfique, mais la langue était un peu différente de celle qu'il connaissait. Loth Imaril était annoncée, les montagnes également. Ils étaient indéniablement dans la bonne direction. Cependant, la route semblait peu fréquentée, car la couche de neige qui la couvrait, si elle n'était pas épaisse, n'était marquée que des pas, rares, d'animaux sauvages qui l'avaient traversée.

Taliesin accepta de bonne grâce les moqueries de l'enfant. Il n'avait de toute façon pas la moindre excuse. Il s'en souvenait, à présent : l'éclaireur du peuple du Griffon lui avait bien dit que la route suivait la rivière... Il ne chercha donc pas d'excuse fallacieuse, ne prétendit pas avoir voulu faire montre de prudence ou leur avoir ménagé un peu d'exercice pour compenser leur oisiveté future. Au contraire, il prit le partie d'en rire et y alla de ses propres sorties sur ses piètres qualités de rôdeur.
Les bornes lui avaient cependant révélé qu'il ne s'était pas trompé : la ville n'était pas toute proche, et ils ne l'atteindraient certainement pas ce jour là. L'après-midi finissant, il se mit donc en quête d'un lieu où dresser le camp. Il se demandait si le pipeau, cette fois, leur offrirait une cabane : sous le couvert des arbres, ils craignaient moins la neige... Peut-être, alors, auraient-ils juste un feu. Il était curieux de voir, en tout cas.

Le pipeau opta pour une voie médiane et leur offrit une tente. Comme ils étaient en forêt, cependant, ils ne reçurent ni feu, ni bois, juste un toit de toile huilée et deux matelas déroulés munis de couvertures épaisses.
Victor trouva l'initiative musicale des plus satisfaisantes et annonça qu'il avait l'intention de faire une sieste avant de s'attaquer aux réjouissances de la nuit. Il se rua donc à l'intérieur de leur abri, s'étala comme un bienheureux dans les couvertures et poussa un soupir de contentement.
Leur halte les avait menés dans un petit bois mixte où les conifères et les feuillus s'imbriquaient, troncs endormis pour l'hiver, branches couvertes d'aiguilles, offrant un couvert acceptable et une protection contre le vent et les éléments. La rivière coulait juste à côté d'eux, son frémissement à la fois tonitruant et parfaitement intégré à l'environnement.
Le seul réel souci était que le pipeau avait choisi une tente d'un beau rouge vif. Un peu détonnant, mais pas dramatique... Sans doute.

Taliesin secoua la tête, amusé. Si Victor s'assoupissait maintenant, il ne s'endormirait pas facilement, lors de la veillée. Celle-ci s'annonçait donc longue et animée, ce qui n'était pas pour lui déplaire, loin s'en fallait. La présence de l'enfant, bien éveillé, à ses côtés l'empêcherait de trop penser, de trop s'inquiéter.
En attendant qu'il émerge, l'elfe s'en alla dans les environs pour leur constituer une bonne provision de bois puis alluma un feu nourri qui repoussa les ombres, les faisant danser sur les troncs des arbres voisins. Puis il s'approcha de la mule, compagne docile et courageuse de leur équipée, pour la panser soigneusement. Une fois la bête étrillée et disposant de suffisamment de nourriture, il se mit en devoir de veiller à leur propre pitance, constituant un repas avec le peu de provisions qu'il leur restait. Là encore, cuisiner lui évitait de trop songer à demain, et il déploya des trésors d'ingéniosité pour leur mitonner quelque chose de bon, changeant un peu de l'ordinaire.
Restait à savoir si ce serait au goût du petit garçon...

En réalité, Taliesin fut forcé de réveiller Victor car la sieste du petit garçon prit les dimensions d'un véritable sommeil de nuit. Il émergea donc vaseux de sa torpeur, les yeux bouffis et la bouche pâteuse, d'une humeur un peu grincheuse. Il ne fit cependant aucun reproche à l'elfe, se traîna hors de la tente et alla se rafraîchir le visage dans la neige. A peine plus vif, il vint s'asseoir près de la flambée, en fixa les flammes, le regard troublé, avec un léger sourire, avant de se tourner vers son compagnon.
"*Ça sent bon... C'est quoi ?"

Taliesin se rengorgea ostensiblement.
-Et bien, jeune monsieur... commença-t-il du ton précieux emprunté par certains maîtres d'hôtel - les plus insupportables, la maison du Rôdeur égaré a le plaisir de vous offrir sa plus célèbre recette : Les délices mêlés de fond de la besace. Un merveilleux jambon de pays roulé aux fruits de saison, pommes, poires et noisettes tendres à souhait, le tout nappé d'une incomparable sauce au beurre salé, caramel et coriandre. Nous ne doutons pas un seul instant que vous trouverez ce chef d'œuvre culinaire à votre goût.
Il s'assit, sourit largement.
-En fait, j'ai pris ce qu'il restait au fond du sac, j'ai touillé, et violà le résultat.

Victor sourit doucement.
" Je dois dire que je préfère la version "touiller dans le fond du sac". Sinon je ne saurais même pas comment tenir ma fourchette !" fit-il avec un début d'entrain, alors que l'elfe lui tendait son assiette.
Il reprit du poil de la bête en mangeant, le résultat des expérimentations gastronomiques de Taliesin était une réussite, même si des ingrédients un peu plus frais auraient sans nul doute encore amélioré sa saveur. Ils terminèrent avec un léger goût de trop peu, mais ce n'était plus de la gourmandise que de la faim.
Il s'était remis à neiger mais les arbres leur offraient une protection appréciable, tanguant dans le souffle d'un vent qui ne parvenait pas jusqu'à eux. Victor s'appuya contre l'épaule du barde, une fois les assiettes rincées dans la neige.
" Tu ne me laisseras pas tout seul chez les elfes, hein ?"

Taliesin le dévisagea un instant, pris au dépourvu; Avec la bonne humeur revenue de l'enfant, il ne s'était pas attendu à un tel début de conversation. Mais il n'allait certainement pas se dérober : si Victor avait besoin d'être rassuré, il le rassurerait; Et plutôt deux fois qu'une.
-Je ne te laisserai pas tout seul, promis. Sauf si tu me le demandes. Ce qui n'est pas impossible : il y aura sans doute d'autres enfants, et ils feront de bien meilleurs compagnons de jeu que moi...
Son sourire disparut, et il se fit plus grave.
-Je n'y crois pas, mais... Si les elfes rechgnaient à accueillir un humain, s'ils voulaient te cantonner à certaines zones, ou même te refuser l'entrée... Je resterai avec toi. Il n'est pas question que j'accepte un traitement différent du tien : nous sommes sur le même bateau. Et ça ne changera pas, tu peux me faire confiance.

Victor hocha la tête.
" En même temps... Vous allez sûrement avoir des choses à discuter entre adultes... et si les elfes ont des coutumes... Ce serait stupide de ne pas les respecter, par principe, tu ne crois pas ? Le plus important c'est de retrouver Galathée."
Il acquiesça à sa propre intervention, grave.
" Mais c'est gentil de dire ça."
Il glissa sa main dans celle de l'elfe.
" Je pense qu'ils seront comme toi. Puis Méli les a peut-être déjà prévenus."
Un sourire fendit son visage sérieux.
" Je suis un peu intimidé. Je suis jamais allé chez les elfes. Jamais chez les nains, non plus. Mais les elfes... Ils ont toujours l'air tellement... Ça se passera bien."

Le barde lui rendit son sourire.
-Si ça peut te rassurer... Je suis intimidé, moi aussi. Cela fait très longtemps que je ne suis pas entré dans une ville elfe. Et je n'ai jamais beaucoup fréquenté mon peuple, par le passé : mes parents adoptifs étaient humains, mon maître elfe, oui, mais voyageant sans cesse, parmi toutes les races, toutes les cultures... Au final, je crains de ne pas être très elfique, dans ma manière de vivre, de penser, d'agir... L'ami qui m'a donné le pipeau et la graine s'en est d'ailleurs amusé... Alors, tu sais, leurs coutumes me seront sans doute presqu'autant étrangères qu'à toi. On les apprendra ensemble. Et de toute façon, on ne compte pas s'attarder...

" Mais toi, tu es un elfe. Et un elfe du soleil, en plus, c'est Galathée qui me l'a dit. Et ce sont les mieux, non ? Ils vont d'office te respecter, tout ça. Vallaelyn, elle m'avait dit qu'il n'y en avait pas beaucoup sur Hélonna. Que c'était surtout des elfes sauvages et des elfes de la lune..."
Il sourit à nouveau.
" En plus, tu vas sûrement taper dans l'oeil de toutes les demoiselles, je te connais. C'est toujours comme ça, partout. Quand on a quitté la prison, tu étais un peu déplumé, mais maintenant, tes cheveux repoussent, tu as repris pas mal de poids chez la vieille gnome... Ça va être joli !"

Taliesin grimaça un instant, se demandant si ce n'était pas là l'amour qu'avait évoqué Méli, mais retrouva bien vite son sourire.
-Et bien, je dirai à toutes ces charmantes dames que mon cœur est pris, que ma dulcinée m'attend, que je ne pense qu'à elle, et elles ne pousseront pas plus avant leurs minauderies. Par contre...
Il toisa Victor de haut en bas, gentiment goguenard.
-Par contre, ce qui m'inquiète, c'est toi. Vu l'effet que tu as eu sur une demi dragonne, je n'ose imaginer l'émoi que tu suscitera chez toutes les petites elfes. Quand nous repartira, tu laisseras une foule de malheureuses éplorées... ou sera suivi par une cohorte de soupirantes refusant de t'abandonner. Comme tu le disais, ça va être joli !

Victor haussa les épaules d'un air hautain.
" Les filles, ça m'intéresse pas. Même les elfes, d'ailleurs. D'ailleurs, elles diront que j'ai un gros nez, et que je suis trop gras, et puis les filles de mon âge, chez vous, elles sont encore dans leurs langes ! Et je vais pas me trimballer une nana de 30 ans, tu imagines l'horreur ! Brrrr, rien que d'y penser... Les filles, ça s'excite pour des bêtises, comme les chansons romantiques, et les fleurs, et les petits animaux poilus avec des grands yeux larmoyants. Beurk. Si je les intéresse, je vais être vraiment inquiet, tu sais..."
Son regard se perdit dans le vide.
" Par contre, les dragons, même les demis, ça c'est terrible ! Tu sais, Méli, elle peut se transformer en dragon, elle me l'a dit ! Bon, pas encore maintenant, mais elle pourra. Elle sera... incroyable ! Avec des griffes, et des ailes immenses, puis elle crachera du feu... ou de l'acide... ou je sais pas ce qu'elle crachera, d'en fait, mais tous les méchants auront peur d'elle, et moi je pourrai aller sur son dos et quand son ombre passera sur les campagnes, les gens diront : voilà Victor et Méli, prenez garde ! C'est pas du tout la même chose, tu vois."

-Ben ça... lâcha l'elfe, les sourcils haussés.
Mais plus que le regard dans le vague de l'enfant, ce qu'il nota, ce fut son envie de voir la dragonne capable de se transformer. Malheureusement, la vie de semblables êtres était longue, sans commune mesure avec celle des humains, et leur enfance prenait beaucoup plus de temps, paresseuse, à l'instar des jeunes années elfiques... Victor ne pourrait sans doute jamais assister à la métamorphose...
Le temps. le barde n'y avait guère prêté attention, jusqu'ici. Après tout, il n'était pas pressé. Les choses n'ont pas la même signification lorsque l'on a des siècles devant soi. Cependant, à présent qu'il s'était lié à des humains, il savait qu'il en ressentirait le passage. En mesurerait les ravages...
Bien sûr, il se garda d'évoquer cette idée, et s'arracha plutôt un sourire enjoué.
-En tout cas, c'est une chance que Méli nous aime bien. Je ne sais pas pourquoi elle voulait nous aider - enfin, avant qu'elle ne te rencontre - mais si elle est toujours dans de semblables dispositions, les choses seront forcément plus faciles.
Il hocha la tête.
-Quant à Victor le barbare lanceur de boules de feu et Méli la dragonne, j'avoue que ça impose le respect. Nul doute que j'écrirai un jour le récit de vos exploits. Et je le narrerai, le soir, à la veillée, dans la grande salle commune de notre future auberge.

" Je veux un droit de regard sur ta ballade avant que tu ne commences à la faire circuler..."
Victor se tourna vers lui.
" Vous allez avoir une auberge, Galathée et toi ? Pourquoi personne ne me dit jamais rien ?" demanda-t-il, un peu outré. " Cela dit, je vois ce que tu vas faire toi, tu feras à manger, les lits, la lessive, la vaisselle, tu chanteras des chansons pour divertir le client, mais Galathée elle va faire quoi ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les Rocheuses du Dragon

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

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