La Couronne de Cuivre

Il lui fallut quelques minutes avant de trouver la force de se redresser. Il glissa les jambes hors des draps, posa les pieds sur les lattes du plancher, lesquelles craquèrent pour le trahir, et observa d’un œil un peu effaré le tremblement de ses genoux. Il finit par se stabiliser et maugréa intérieurement. Avant cet épisode, il était en passe de retrouver une certaine forme : tout était réduit à néant. Il se sentit ankylosé et fébrile, son estomac vide gargouilla de protestation, et il n’était pas certain de voir très net. Il resta assis sur le lit, à écouter le fredonnement d’Ada à l’étage inférieur, et la gêne fut le premier sentiment qui l’envahit. Depuis combien de temps était-elle là ? Combien de jours avait-il été malade ? A cause de son irrationalité, de sa bêtise, il avait forcé la vieille femme, qui ne lui devait rien, à le veiller comme un enfant. A peine arrivé à Combeloup, il causait déjà des problèmes aux braves gens qui l’avaient accueilli. Ils finiraient par le jeter dehors, à ce rythme.
Penaud, il se leva sur des jambes vacillantes et entreprit de dénicher une robe de chambre dans la penderie voisine. Ensuite, il irait présenter ses excuses, livide, à la halfeline.

Il finit par trouver ce qu'il cherchait. Cependant, se vêtir fut la seule partie de son projet qu'Albérich put mettre à exécution : des pas ne tardèrent guère à se faire entendre dans le couloir et, avant qu'il n'ait pu quitter la chambre, on toquait à l'huis. Ada entra sans même attendre de réponse, et toisa l'ancien aubemestre avec sévérité.
-Au lit, dit-elle d'un ton qui ne souffrait aucune réplique. Ou au moins, assis sur une chaise. Vous devriez pourtant savoir qu'on ne se lève pas comme ça dès son premier réveil lucide. A moins, bien sûr, que vous ne soyez pas lucide. Ou que vous vouliez ajouter à vos maux une mauvaise chute. Mais dans ce cas-là, vous vous débrouilleriez tout seul pour vous soigner, je vous préviens.

L’ancien clerc obéit immédiatement, et s’assit sur le lit, en proie à un léger vertige. Ses jambes flageolaient, Ada avait raison, il ne serait probablement pas arrivé jusqu’en bas indemne. Il avait faim, il se sentait sale, et il osait à peine regarder la halfeline.
Il se demanda à demi pourquoi son organisme n’avait pas profité de l’occasion pour capituler. Ça aurait été une porte de sortie facile, sans culpabilité pour personne. Mais il était intégré à une communauté, désormais. Il soupira et se frotta le front d’une main tremblante. Il se demanda s’il avait déliré dans sa fièvre, s’il avait eu des propos incohérents ou justement trop compréhensibles… Il frissonna en songeant à la marque des Sharites sur son épaule.
« Je suis désolé. » finit-il par croasser de sa gorge sèche. « Je ne voulais pas vous causer de soucis. »

-Ça, il fallait y réfléchir avant... répliqua Ada du tac au tac. Je ne sais pas si à Luménis l'on regarde mourir son prochain sans lever le petit doigt, mais apprenez que ce n'est pas le cas à Combeloup.
Elle l'observa un instant, le regard pénétrant.
-Nous allons avoir une longue discussion, tous les deux. Une très longue et très importante discussion. Mais je suis magnanime : je vais vous laisser un répit. Attendre que vous ayez mangé et que vous vous soyez reposé encore un peu. D'ailleurs, patientez un instant : je vais vous chercher de la soupe. Elle doit être à point, maintenant.
Et elle disparut à nouveau, non sans avoir, un instant, adouci son expression par un sourire en coin.

Il n'y avait pas à protester : Ada avait parfaitement raison de le tancer. Il s'était comporté comme un imbécile. Et quel que fut le contenu de la discussion à venir, Albérich ne pouvait s’y soustraire qu’en prétendant se rendormir. Il n’en avait pas la force, pas vraiment l’envie, non plus. Il était fatigué de louvoyer et de se soustraire. Il ferait donc exactement ce que sa garde-malade exigeait de lui. C’était reposant, finalement, d’avoir quelqu’un qui prenait les décisions à sa place pendant quelques temps. Il se remit au lit, calant l’oreiller contre le mur, et s’emmitoufla. Il avait froid. La toux l’ébranla à nouveau et il constata qu’il était encore un peu fiévreux.

La halfeline reparut quelques instants plus tard. Son plateau était chargé d'un bol de soupe fumante - l'aspect était peu ragoutant, mais l'esthétique n'était sans doute pas son intérêt premier -, d'un morceau de pain et de l'inévitable infusion aux désagréables fragrances. Elle déposa le tout sur la table de chevet, rapprocha une chaise du bord du lit, et s'y assit.
-Vous vous sentez assez en forme pour manger tout seul ou vous voulez un coup de main ? s'enquit-elle. Et pas de fausse gêne : ça fait trois jours que je vous nourris.

« Je vais me débrouiller. » fit-il, avec un demi-sourire un peu contrit.
Trois jours. Il faudrait qu’il trouve une manière de la rembourser, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait bien faire pour éponger une telle dette. Il se sentait comme un gosse prit en défaut, attendant qu’on le gronde. Les yeux de la halfeline, même si elle était fondamentalement bienveillante, le brûlaient. La soupe était épaisse, il la mangea lentement, veillant à n’en rien renverser. Il sentit immédiatement l’effet positif sur son corps fatigué.
« Je n’ai pas réfléchi… Je ne suis pas accoutumé aux rigueurs de l'hiver en pleine nature... » commença-t-il pour se défendre.

Ada secoua la tête en un implacable signe de dénégation.
-Ne me racontez pas d'histoires. Ne vous racontez pas d'histoire. En ville ou au cœur de la nature, le froid est aussi mordant, et, en dehors des ivrognes, je ne vois aucun citadin, en pareille saison, rester sciemment assis dehors, des heures durant. S'endormir sous la neige est synonyme de mort certaine, on en prévient les enfants dès le plus jeune âge, ici comme ailleurs.
Elle soupira.
-Le fait que vous l'ayez quasiment fait est significatif. Celui que vous soyez finalement rentré aussi. Peut-être est-ce la seule chose encourageante dans toute cette histoire.

« Il n’y avait pas de réelle intention, Ada. » murmura-t-il. « J’étais perdu dans mes pensées et je ne me suis pas réellement rendu compte de ce que je risquais. J’avais envie de regarder tomber la neige… »
Il se frotta les yeux du bout des doigts.
« Je n’avais pas prévu de rester des heures dehors. J’étais fatigué et un peu… un peu déprimé. Il en faut peu pour déconnecter un moment du réel. La pluie m'a arraché à ma torpeur et je suis rentré me coucher. »

La halfeline secoua la tête, à nouveau.
-Consciemment, vous n'aviez peut-être aucune intention. Inconsciemment, en revanche... Je ne sais pas. Ce comportement me paraît trop étrange pour ne pas revêtir un sens profond, qui, peut-être, au moins en partie, vous échappe à vous-même. Et non, on ne décroche pas si facilement du réel. Pas si on n'a pas une envie sourde de lui échapper.

L’ancien clerc la dévisagea une seconde, un peu embarrassé.
« J’aurais dû être plus franc avec vous. » dit-il alors. « Je ne vais pas bien. Je le sais bien. J’ai quitté Luménis pour essayer de retrouver une certaine paix avec moi-même et ça ne va pas prendre une veille… ça va peut-être en prendre mille. Mais je ne suis pas suicidaire. »
Il la regarda dans les yeux en prononçant ces derniers mots, conscient d’essayer de se convaincre lui-même par la même occasion.
« Je suis désolé de vous impliquer malgré vous dans mes difficultés. Je vous suis redevable de vous être occupée de moi. Vous n’avez pas à vous charger davantage. Et si je venais à échouer dans ma tentative… J’en serais le seul responsable. »

Ada haussa les épaules.
-Un jour, peut-être, je vous raconterai pourquoi j'ai suivi sire Eudes, premier du nom, dans son entreprise insensée. Je vous expliquerai pourquoi tant de gens l'ont sont venus ici, également. Peut-être cela vous aidera-t-il.
Elle lui tendit l'infusion.
-Je ne suis pas certaine que le suicide ne vous tente pas. Du moins, encore une fois, qu'il ne vous tente pas de manière inconsciente. Et que vous le vouliez ou nom, vous êtes ici, parmi nous. Vous vous êtes installé dans notre communauté. Vous en faites partie. Que vous décidiez de vivre ou de mourir aurait donc des conséquences pour nous.
Elle le fixa de son regard pénétrant.
-Mais peut-être que le plus important n'est pas la décision en elle-même. Peut-être le plus important est-ce de prendre cette décision. Vraiment. Qu'elle qu'elle soit. Et vous hésitez encore. Tant que ce sera le cas, rien ne sera possible.

Aussi sensée soit-elle, la réponse d’Ada était rude, et Albérich demeura silencieux un instant. Il avait l’impression d’avoir compromis son installation à Combeloup, d’avoir attiré l’attention de la plus mauvaise manière, et il se sentit las. Il but lentement l’infusion que lui avait préparée Ada, de plus en plus oppressé au fur et à mesure que passaient les secondes.
« Dans ce cas… » murmura-t-il. « Je m’efforcerai de prendre une décision. »

La vieille halfeline le dévisagea longuement, silencieuse.
-Encore faut-il être en état de prendre cette décision... fit-elle d'une voix douce. Or, sauf votre respect, vous ne me semblez pas en état. Il y a... Trop de choses en vous. Qui vous hantent. Vous me semblez engagé dans une éternelle fuite en avant. Vous ne réglez pas les problèmes, vous essayez... de les dépasser. De les fuir. En vous inventant une nouvelle identité. En remisant le passé. En venant vivre parmi des inconnus, comme si l'homme nouveau que vous êtes pour eux... vous transformera en homme nouveau pour vous même.
Elle sourit tristement.
Malheureusement, on ne dépasse pas le boulet attaché à sa cheville, Albérich. On le tire avec soi, où qu'on aille. Et... Ou que vous alliez, ce que vous avez en vous vous suivra. Sauf peut-être si vous le laissez sortir, une fois pour toutes. Ce qui peut impliquer de le regarder en face, de l'affronter... Dure épreuve. Mais il n'y a pas d'autre voie. Le temps ne fait rien à l'afaire, parfois.

« Je sais. » dit-il simplement, avec une pointe d’amertume. « Et je me rends compte que venir ici était une erreur. Je dois faire face à ce qui me hante, mais je n’en ai pas la force. Chaque fois que je soulève un coin du voile, je manque m’écrouler. J’espérais… retrouver un aplomb suffisant pour parvenir à affronter les événements plus posément… Mais je suis sans cesse miné, vous avez raison… »
Il soupira, secoua la tête, les lèvres serrées.
« Pour l’instant, je n’en vois pas la sortie… Monter au combat quand on est blessé, c’est difficile. Mais je ne peux pas guérir alors que la guerre fait rage. Peut-être n’y a-t-il pas de décision à prendre, Ada. Peut-être mes options sont-elles plus limitées que vous le pensez. Vous partez du principe que tout est toujours bon à s’avouer. Mais peut-être ma seule planche de salut est-elle le refoulement et l’oubli… Laisser la poussière se déposer, engloutir les choses… Bien sûr, il y aura toujours un risque de faille, un risque que les souvenirs reviennent et m’envahissent… Mais j’ai cessé de prétendre que j’étais fort et capable, je ne me suis jamais inventé d’histoires à mon propos, je n’ai jamais imaginé être un stoïque héros. Je ne suis pas en état d’affronter quoi que ce soit. »

Ada grimaça.
-Vous ne le serez jamais, si vous ne faites pas quelque chose très vite. Refoulez, et vous pourrirez de l'intérieur, comme ces arbres d'apparence saine alors qu'ils ne sont que mort en sursis. Vous croirez peut-être avoir oublié. Avoir retrouvé de l'aplomb. Mais ce qui vous ronge refera surface, tôt ou tard. Et ce ne sera pas une faille qui apparaîtra dans votre carapace. Ce seront des centaines de failles qui la feront voler en éclats. Et vous avec.
Elle se cala sur sa chaise, comme si elle avait l'intention d'y rester des heures.
-Est-ce que c'est ce que vous voulez, Albérich ? Vraiment ? Ne préféreriez-vous pas une autre solution ? Une solution extrêmement douloureuse. Insupportable, peut-être. Mais qui, au moins, vous fera avancer. Quelle que soit la destination.

Il la dévisagea, puis acquiesça lentement. Il n’avait pas de doute sur ce qui se produirait. Il serait détruit, immanquablement. Mais elle avait raison : cet état de non-existence devenait insupportable et la comédie trop lourde à jouer. Elle le dédouanait, quoi qu’il advienne. Il ferma les yeux un instant et songea à sa mère. Il aurait donné n’importe quoi pour pouvoir retrouver la chaleur de son étreinte, la confiance absolue qu’il avait en elle, en sa capacité à tout arranger. Elle était morte, elle aussi. N’y avait-il pas là une certaine tendance ?
« Très bien. » murmura-t-il. « Je ferai ce que vous me suggérez. »

Ada acquiesça.
-Bien. Je crois sincèrement que c'est la meilleure solution.
Elle planta son regard dans le sien, l'y ancra, à tel point qu'Albérich eut l'impression qu'il n'aurait pu s'en détacher, l'eut-il tenté.
-Je ne suis rien, pour vous, reprit-elle. Juste une étrangère. Et vous êtes un étranger pour moi. Mon jugement ne devrait donc pas compter, à vos yeux. Peu importe que je vous approuve ou vous désapprouve, que je vous soutienne ou vous condamne. Il n'y a pas d'enjeu, vous n'avez pas à arborer un masque, à me mentir, à tenter de me séduire ou de me prouver quoi que ce soit. Je ne compte pas. La seule personne qui doit compter, c'est vous même. Pour vous-même.
Son regard se fit encore plus intense, comme si la vieille halfeline essayait de lire dans les tréfonds de son âme.
-Alors, vous pouvez me parler. Librement. Me dire tout. Absolument tout. Ce que vous ressassez, ce qui vous ronge et vous détruit de l'intérieur. Vous pouvez tout me dire... Et vous le ferez. C'est la seule solution. Personne ne conviendra mieux que moi, puisque je ne compte pas. Je serai juste... un miroir. Vous pleurerez. Vous hurlerez. Vous aurez peut-être des poussées de violence. Contre vous ou contre moi. Mais vous irez jusqu'au bout. Quoi qu'il en coûte. Votre n'avez pas le choix des armes, Alberich. Juste celui de la lice. Cette chambre vous convient-elle ? Préféreriez-vous être ailleurs ? Nommez le lieu qui vous plaira. N'importe lequel. A Combeloup, en Hélonna, sur Féérune ou au-delà. Peu importe. Nommez ce lieu, et nous nous y rendrons. Dans l'instant.

Albérich demeura pétrifié, empli d’une terreur sourde en même temps que d’une fascination irrépressible. Sans doute ne s’agissait-il que d’une façon de parler. Il avait envie de lui dire qu’il avait besoin d’aide, pas simplement d’un mur où épancher sa douleur, qu’il ne guérirait pas d’exprimer l’insoutenable. Mais Ada ne visait qu’à l’arracher à son inertie, même s’il devait, ensuite, sombrer. Elle avait raison, en cela. Il pouvait laisser aller sans crainte : plus rien n’aurait d’importance. Mais il se sentait si faible, encore, si fébrile. Il n’était pas certain de pouvoir aller très loin dans son état. Et il avait peur d’elle, de son implacabilité. Tout ça parce qu’il s’était endormi sous la neige…
« Laissez-moi un peu de temps… » souffla-t-il à voix basse.

-Non, dit Ada, douce mais ferme. Vous voulez reculer pour mieux sauter. Mais si vous reculez, ce sera pour mieux fuir, en réalité. Encore. Et je ne vous laisserai pas le faire. De toute façon, il est trop tard : les choses sont déjà en marche...
L'ancien aubemestre se sentit pris d'un vertige. Qui n'alla pas en s'atténuant, bien au contraire.
-Nommez un lieu... fit la voix de la halfeline, paraissant davantage résonner dans son crâne qu'à ses oreilles désormais bourdonnantes.

Il ne pouvait plus se dérober et l’ordre impérieux de la halfeline s’imposa à son esprit fragile. Une myriade de lieux s’agitèrent dans sa mémoire, mais il ne savait pas par quel bout prendre ce qu’il avait sur le cœur et sur l’âme, d’autant qu’il n’était pas certain de percevoir la totalité de son trouble. Il ne voulait pas retourner à la Tour, ni dans aucun des trous noirs où on l’avait plongé. Ces endroits lui couperaient tout espoir, toute parole, il n’était pas prêt. En réalité, comme il peinait à suivre les mouvements désordonnés de sa pensée, il n’y avait qu’une seule possibilité, le point focal obligatoire de son existence, là où tout commençait et tout s’achevait, irrémédiablement.
« Au sanctuaire de Lathandre, à Luménis… » murmura-t-il finalement, sans être certain d’avoir parlé à voix haute.

-En route, alors... répondit Ada, dans un souffle.
Il y eut un petit bruit sec, comme si elle avait claqué des doigts, et ce son se répercuta en échos démultipliés tandis que le vertige qui habitait Albérich se faisait chute. Il tombait, oui, et pourtant ne bougeait pas : il voyait toujours, rivés aux siens, les yeux de la vieille halfeline. Ces yeux gris clair, immenses, lumineux, de plus en plus immenses et lumineux à chaque instant. De plus en plus animés, aussi, comme s'ils étaient peuplés de nuées nébuleuses qui, peu à peu, envahissaient le monde. Engloutissaient Albérich.
Les brumes. Autour de lui. En lui. Partout. Les brumes de Combeloup.
Puis elles s'étiolèrent, se déchirèrent, se dispersèrent, Révélant un ciel blanc, des arbres parfaitement taillés, des massifs de fleurs colorées...
Il était assis dans l'herbe, au cœur des jardins du sanctuaire de Lathandre. Partout, les signes des soins attentifs de Garance étaient visibles. Face à lui, le temple se dressait, majestueux. En comparaison, la vieille Ada semblait minuscule, mais les lieux ne l'impressionnaient en rien. Elle souriait, paisible. Attendait manifestement la suite.

Albérich se leva lentement, hypnotisé par la silhouette du temple. L’émotion le prit à la gorge et il ressentit son mal du pays avec une acuité nouvelle. Il ne serait pas débarrassé de cet endroit avant des siècles. Il n’en serait jamais débarrassé. Sans réfléchir, il gagna le petit sentier qu’il connaissait par cœur, celui qui se glissait derrière les rhododendrons, longeait les parterres de belles de jour, passait entre les lilas, pour atteindre le banc blotti sous son cerisier, avant de repiquer vers le Temple et sa baie ouverte sur l’est. Il l’avait emprunté mille fois, pour réfléchir ou deviser avec Marcus, avec Tybert, avec d’autres encore. L’hiver n’avait pas de prise sur les lieux, il flottait un parfum léger de fleurs nouvelles dans l’air frais, et il porta ses pas jusqu’aux marches du parvis, s’immobilisant
« C’est ma maison. » murmura-t-il. « J’habitais ici. Je n’étais jamais seul. »
Il n’avait pas vérifié si la halfeline l’avait suivi, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Quelque part, rationnellement, il était persuadé de délirer au cœur de sa fièvre. Mais il était aussi là, devant le temple. Son temple.
« Je n’ai jamais voulu m’élever dans la hiérarchie. J’étais heureux de servir Lathandre, je n’avais besoin de rien de plus. Mais le culte… le culte a tant souffert, ces dernières années. Je n’aurais jamais pu me défiler. »
Il secoua la tête.
« Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est que… C’était toute ma vie. Ça aurait été toute ma vie même si j’étais resté un simple Semeur d’Aube. C’était le sens et la voie, c’était le sel, aussi… Je ne crois pas… Je n’étais pas un illuminé sans regard critique… Mais ce que je trouvais… me convenait. Il y avait là une force… et une morale… J’étais satisfait. C’est étrange. Satisfait. Complet. J’étais chez moi. »
Il ferma les yeux un instant.
« Et il n’en reste rien. Que le vide. Retrouver une raison de vivre, à mon âge, alors que tout était organisé autour de la même chose… Je ne sais même pas par où commencer. J’avais des certitudes et elles sont en poussière. J’aurais pu prétendre que rien n’avait changé, que j’avais toujours la foi… J’imagine que la moitié des clercs qui errent dans ces couloirs révèrent à peine leur dieu, qu’il s’agit pour eux d’un boulot comme un autre, qu’ils le louent juste assez pour qu’il leur prête un peu de son énergie divine… Mais moi… Je n’aurais jamais pu rester sans lui. Surtout à la place que j’occupais… En perdant la foi j’ai perdu tout ce que j’étais. Il ne me reste rien pour reconstruire. »

Ada ne dit rien. Elle l'avait suivi en trottinant, ne prêtant guère d'attention sur le décor environnant, concentrée sur le clerc, sur ses paroles. Mais comme il ne semblait pas sur le point de s'arrêter, de se taire, elle n'intervint pas. Elle était juste là, attentive, un peu étrange et déplacée. Parfaitement à l'aise, toutefois.

Il demeura cependant silencieux pendant quelques minutes, scrutant la baie comme s’il s’attendait à en voir déboucher quelqu’un. Puis un frisson l’ébranla des pieds à la tête.
« J’ai été impliqué dans un conflit qui ne s’adressait pas vraiment à moi, en tant qu’individu. Ce n’était pas personnel. Ils me l’ont répété chaque jour… »
Il eut un léger sourire amer.
« En même temps, qui étais-je, sinon l’émanation d’une fonction ? Je n’ai jamais rien fait pour moi-même. Maintenant que j’ai tout le temps, je réalise qu’il n’y a rien derrière le rôle que j’avais endossé. Une coquille creuse, sans but, sans aucun élan… Je n’avais pas d’activité en dehors de mon dessein de clerc, de conseiller… Comment aurait-on pu vouloir détruire une personne qui n’existe pas ? »
Il recula de quelques pas, retourna vers le parc du temple, s’immobilisa pour l’embrasser du regard.
« J’aurais pu continuer à servir Luménis, j’imagine. Il y avait là quelque chose à faire… Mais je me sentais… je me sens toujours… privé de toute légitimité… Et comment faire renaître une grandeur, changer les choses, quand… quand c’est l’espoir qui nous fait défaut ? J’ai perdu beaucoup, mais j’ai conservé, je crois, mon intégrité. Je ne voulais mentir à personne. Continuer… continuer aurait été un simulacre… Et j’avais peur, aussi. Et honte de ce que je suis devenu. »
La brise était agréable, il la sentait sur son visage. Le poids de la fièvre s’était levé, il se sentait presque léger, malgré ce qui lui comprimait la poitrine.
« Les Sharites voulaient instiller la colère en moi, jusqu’à la haine, jusqu’à la trahison. Je ne pouvais pas prendre le risque de rester à Luménis. Désormais, ma faculté de nuire à la cité est nulle… si je devais… si je m’avérais incapable de… »
Il s’interrompit.
« Avec le pouvoir que j’avais, le danger était immense. »
Il se tut un instant.
« Ou bien était-ce surtout de la lâcheté… Je ne suis plus rien. Je suis en sécurité. Je suis hors d’atteinte. Quantité négligeable. Plus personne ne peut me faire du mal. »
Il se tourna vers Ada, les yeux noyés.
« Je n’en sais rien. »

Elle le dévisagea, sans particulièrement chercher à accrocher son regard. Elle fixait plutôt ses traits, son expression. Ecoutait, aussi. Toujours. Mais si Albérich voulait quêter une opinion auprès d'elle, savoir ce qu'elle pensait de ses dires, il en fut pour ses frais : la face ridée de la vieille halfeline ne reflétait aucun sentiment. Juste de la concentration, de l'attention. Visiblement, elle ne comptait pas intervenir, interférer dans son monologue.

Il se souvint de ce qu’elle avait dit. Miroir. Silence. Elle ne l’aiderait en rien, il devrait faire le chemin seul. Il se détourna, repartit vers le parc, fit quelques pas sur le sentier, puis le quitta et foula l’herbe tendre, piquetée de pâquerettes et de jeunes pissenlits. Garance leur ferait tôt ou tard la guerre. Des buissons de myosotis grignotaient la base de jeunes arbustes soigneusement entretenus. Au milieu d’une des pelouses se trouvait un gros chat endormi, qu’Albérich identifia comme étant le matou du garde-manger, auxiliaire de choc dans la lutte contre les rongeurs. Il présentait, alangui, sa panse au soleil.
Le soleil. Il s’immobilisa et leva les yeux, mais ne trouva qu’un ciel blanc.
« Quelques jours avant que les choses ne se précipitent, une femme est entrée dans ma vie. »
A qui parlait-il ? Jusqu’ici, il ne s’était pas formalisé d’expliquer à Ada ce dont il parlait. Elle n’avait demandé aucune explication. Il parlait pour lui-même.
« Je n’avais jamais eu de femme dans ma vie. Je veux dire… Jamais ressenti quelque chose d’approchant. De toute façon, il n’y avait pas de place. Il n’y en avait pas davantage quand elle s’est glissée en moi. Pas de place, pas de temps… Détourné soudain des choses qui faisaient mon quotidien. Je pensais pouvoir gérer les deux de front. L’amour, le devoir, j’avais assez d’énergie, même si les nuits étaient courtes. »
Il s’interrompit, le souffle court, et sentit les larmes lui envahir les yeux, puis rouler sur ses joues. Brusquement, il s’assit dans l’herbe et se laissa pleurer, fixant les arbres fleuris d’un regard aveugle. Ce serait toujours l’hiver, désormais. Mille printemps, mille étés, toujours l’hiver.
« J’ai cru que Lathandre me punissait de l’avoir, un instant, relégué au second rang. Il avait dû prendre l’habitude d’être unique et absolu dans mon quotidien… » souffla-t-il. « Et qu’il l’avait écartée, irrémédiablement, avec violence. »
L’amertume perça dans sa voix.
« La vérité est différente. Lathandre n’en a simplement jamais rien su, rien pensé. Lathandre n’a jamais été là, et je me suis leurré pendant trente ans. Et peut-être que les Sharites espéraient que j’en vienne à haïr le dieu qui m’a porté pendant tout ce temps… Peut-être. Mais c’est surtout moi que je hais, d’avoir été naïf et stupide, et tellement présomptueux, surtout, tellement présomptueux… d’avoir cru, ne fût-ce qu’un instant, que ma médiocre existence pourrait jamais intéresser un dieu. »

Silence. Impassibilité. Attention. C'était tout ce que renvoyait la vieille halfeline. Elle n'avait pu manquer les larmes, l'amertume. Elle ne s'en était pas émue un seul instant. Immobile, presque figée, on aurait pu la prendre pour quelque statue de cire. Ou pour l'un de ces étranges portraits qui, illusion d'optique ou facétie du peintre, paraissent vous lorgner, vous suivre du regard lorsque vous vous déplacez. Elle aurait pu ne pas être là : ça n'aurait rien changé. Ou presque.
Et c'était cependant ce presque qui faisait toute la différence : même muette, sa présence était un aiguillon, un rappel, un avertissement. Elle signifiait qu'Albérich ne pourrait s'arrêter en cours de route. Que s'il était tenté, on l'en empêcherait. Que ce qui était en train de se jouer irait jusqu'au bout.

Mais soudain, il se rebiffa.
« Tout ça ne sert à rien. Je connais cette histoire par cœur ! » s’exclama-t-il. « J’ai eu mille fois le temps de me la rejouer ! Vous la raconter me laissera encore plus à vif, et toujours aussi seul ! Pourquoi devrais-je me l’imposer ?! Pourquoi souffrir encore si la réponse à tout ça est irrémédiablement le vide ? Comment savez-vous que la méthode que vous m’imposez est ce qui est bon pour moi ? Est-ce juste parce que je vous dérange ? »

Ada accusa le coup sans broncher. Les larmes ne l'avaient pas toucher : l'agressivité ne sembla pas davantage l'atteindre. Elle se contenta d'observer Albérich, impassible.
-Peu importe le pourquoi, dit-elle enfin. Peu importe ce qu'il en ressortira. Vous allez continuer, et c'est la seule chose qui compte.
Son ton était tranquille, presque paisible. Mais elle n'avait aucun besoin de le hausser : la conviction dont il était empreint était plus qu'indéniable. Impressionnante, presque.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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Re : [Lieu] Combeloup

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