La Couronne de Cuivre

Déchiffrer les indications muettes de Mornagest était pour Lothringen un exercice difficile qui lui faisait fréquemment craindre d'interpréter tout à fait de travers : ils n'avaient pas assez d'expérience l'un de l'autre pour pouvoir espérer se deviner à demi-mot. Apparemment, le guerrier attendait de lui qu'il prenne en charge la suite, et il appréhendait suffisamment cette dernière pour penser qu'il ne saurait comment s'y prendre. Il semblait bien disposé, cependant, mais le corps et l'esprit ne parlaient pas toujours d'une seule voix, et Lothringen était bien placé pour le savoir... Il voulut être à la hauteur de l'attente. C'était un rôle nouveau pour lui : lui avait-on jamais demandé son avis ou ses préférences, par le passé ? Et voilà que c'était à lui de servir de guide... Le désir de ne pas faire revivre à Mornagest ce que lui-même avait vécu l'obsédait, le rendant sans doute plus prudent et plus patient qu'un autre ne l'aurait été en la même situation. Trop, peut-être...

Non sans avoir battu le rappel des oreillers, il allongea son compagnon en arrière et, plutôt que de rester à califourchon, se déporta sur le côté. Un temps, il admira encore le corps de Mornagest dans la pénombre, son sexe bandé à l'extrême. Son propre désir était si intense que tout délai était une torture... S'allongeant à demi près de lui, Lothringen caressa la zone du bas-ventre quelques temps encore, puis tourna doucement son compagnon sur le côté pour reporter ses attentions sur les fesses, contre lesquelles ses mains aimaient s'attarder. Comme il voulait savoir si le guerrier était réellement prêt à l'accueillir, il laissa son majeur explorer l'orifice : le sphincter se contracta aussitôt pour expulser l'intrus, mais le doigt s'obstina, allant et venant, appelant l'index en renfort, cherchant, en somme, à se tailler un fief et à atteindre ce point mystérieux qui fait éprouver du plaisir, quoi qu'on en ait.

Préparé psychologiquement, Mornagest restait encore physiquement un pur dilettante dans ce genre d'exercices, et il fit un effort pour se concentrer uniquement sur les gestes de Lothringen, et laisser de côté ses craintes. Difficile, mais il parvint à focaliser son attention sur les sensations qu'il découvrait à mesure que le semi-drow explorait son corps, son intimité. Tout d'abord gênante, parce qu'il n'avait jamais connu rien de tel, l'impression d'agacement se mua progressivement en caresse plutôt apaisante, et il se détendit petit à petit, pour laisser son compagnon le préparer. Il gardait les yeux fermés, et essayait du mieux qu'il le pouvait de rester calme, mais sa respiration quelque fois saccadée trahissait son pressentiment. L'inconnu l'avait toujours inquiété...

Globalement, cela se passait plutôt bien. Bien sûr, il était tendu, dans tous les sens du terme, mais le guerrier arrivait à surmonter ses barrières traditionnelles pour découvrir de nouvelles choses. Et, simultanément, il arrivait à transposer certains des gestes que lui prodiguait Lothringen sur lui ; ses mains passaient délicatement sur ses fesses, à présent, non sans que ses mouvements soient de temps à autre plus hachés, lorsqu'il se contractait brièvement sous la surprise. Cela avait aussi tendance à s'estomper à mesure que le temps passait.

C'était long, mais cela évoluait plutôt dans le bon sens. Peu à peu, sous ses caresses de plus en fermes, de plus en plus appuyées, il sentait Mornagest perdre un peu de sa crispation. Les yeux du guerrier ne se rouvraient plus à la première alerte, il ne sursautait plus et commençait même, inconsciemment, à accompagner du bassin le mouvement régulier de sa main, un mouvement de va et vient lancinant et hypnotique comme celui d'un balancier. Ce n'était pas en vain. Le passage se faisait progressivement, imperceptiblement, plus large, et s'humectait.

Quand il estima que le moment était bon, le semi-drow s'allongea derrière son compagnon, sur le côté lui aussi, et commença de lui faire l'amour. Moins grisé que la première fois par son propre succès, il se montra aussi un peu plus soucieux de ce que ressentait son partenaire. Il avait repris d'abord le même mouvement que précédemment, avant de l'intensifier peu à peu. Il enlaçait Mornagest, tenait ses bras captifs dans son étreinte, et fermait les yeux. Le spectacle de l'abandon de son compagnon l'avait excité au-delà de toute mesure : il se sentait le roi du monde. Quand Mornagest lâcha un premier soupir contraint, il aurait ri au nez d'Ao. Puis il se laissa lui-même entraîner par le mouvement, et oublia de penser...

L'ivresse du moment lui fit oublier la douleur qu'il aurait normalement ressenti. Il était envahi d'un million de sensations, de sentiments différents, et il refoula les côtés désagréables dans un coin de son esprit, pour les maintenir solidement aliénés. L'excitation y était pour beaucoup, la satisfaction d'avoir pu franchir le cap, également. Un sentiment quelque peu absurde de fierté l'avait gagné, celle d'avoir pu remporter la bataille psychologique qu'il avait engagé depuis si longtemps, maintenant. Car il ne fallait pas s'y méprendre : l'attirance physique qu'il avait pour Lothringen avait débuté bien avant leurs retrouvailles à Melandis. Elle remontait, lointain souvenir, à leur escapade dans le bosquet des pierres...

Inconsciemment, il s'était accroché aux draps, les serrant dans sa main droite, sans que cela change quoi que ce fût. Il s'en rendit compte un peu plus tard, et lâcha prise, au sens propre comme au figuré ; il s'abandonna entièrement à Lothringen, se laissant mener, répondant uniquement au rythme que son compagnon imprimait, lent tout d'abord, puis plus insistant et frénétique ensuite. Le temps s'arrêta, le monde extérieur disparut. Ne restaient que ce lit, et leur union, pleine et puissante, douce et bestiale, égoïste et partageuse...

Un peu plus tard, ils reposaient tous deux en nage, cherchant leur souffle un long moment. Une fois son ardeur satisfaite, le semi-drow sentait une étrange torpeur l'envahir tout entier. Il ne résista pas, sachant qu'elle ne durerait qu'un temps. Il s'était retiré mais repoussa longtemps le moment de libérer Mornagest de son étreinte, comme s'il ne pouvait accepter que cela soit fini. Il le fit pourtant, par désir de pouvoir à nouveau lui faire face, le regarder.

Il contempla alors son compagnon, n'osant interrompre le silence presque solennel qui s'était établi entre eux. Son regard fuyait inconsciemment celui du guerrier, comme s'il redoutait son jugement... Il ressentait toujours une espèce de culpabilité rampante à son égard : la honte d'avoir pris manifestement plus de plaisir que lui, la honte de lui imposer un rôle quand ce dernier aurait probablement aimé être à sa place. Ce n'était pas parce qu'ils n'en parlaient pas que l'idée ne l'avait pas effleuré - par peur de remuer la boue de son passé, il avait fait le choix pour deux, simplement...

La pluie frappait inlassablement la toiture, bien audible à présent. Comme le feu faiblissait, Lothringen avait rabattu sur eux l'épaisse couette et caressait doucement les membres de son compagnon. Il ressentait une tristesse diffuse, une tendresse infinie, souhaitait parler mais ne savait de quoi, ni n'osait interrompre ce moment de grâce. En dépit de sa provisoire somnolence, il n'avait pas vraiment sommeil.

Un tourbillon s'était emparé de lui, l'avait englouti tout entier, l'avait broyé, mâché, et recraché, pour en ressortir différent, mué, métamorphosé. Il n'était plus le fier et froid guerrier nordique, ne s'attardant sur rien qui pouvait nuire à son simple désir de tuer. Il était devenu un être sensible, fragile, balloté par les sentiments, l'amour, la crainte de l'avenir et de la mort. La transformation avait commencé depuis belle lurette, et venait de marquer un tournant décisif, ce soir. Non par l'acte sexuel en lui-même, mais par ce qu'il représentait entre Lothringen et Mornagest ; un pacte mutuel, scellé pour l'éternité malgré la ténuité de leur relation à peine naissante et déjà tant secouée.

Alors que le semi-drow atteignit l'orgasme, serrant inconsciemment son amant plus fort contre lui, ce dernier perçut ce moment comme une libération autant qu'une peine inconsolable. Ces instants si durs, et pourtant si cruciaux et beaux, venaient d'arriver à leur terme, et ne renaîtraient que lors de leur prochaine et hypothétique rencontre, s'ils survivaient aux dangers qui les guettaient. Leur ébat était un havre avant la bataille, un réconfort si puissant et pourtant si menu au regard des difficultés à affronter...

Mornagest garda les yeux clos un moment, alors qu'ils étaient tous deux sous la couverture, rude mais chaude et épaisse. Il sentait Lothringen parler par gestes, caresser ses muscles soumis à rude épreuve, tant ils s'étaient contractés par intermittence pendant qu'il lui faisait l'amour. Soulagement, tristesse... antinomiques, tout comme sa propre personæ... cependant, il ne parvenait pas à définir ce qu'il ressentait précisément en ce moment. Il nageait en plein brouillard émotionnel, largué dans l'inconnu comme une goutte d'eau dans l'océan, incapable de retrouver son chemin. Et il ne savait que dire ; s'il y avait quoi que ce fût à dire.

Il ouvrit enfin les yeux et posa son regard sur ceux de son compagnon, qui paraissait envahi des mêmes interrogations que lui. Que pensait-il ? Que voulait-il ? Des questions si simples en apparence, mais ô combien insolubles. Finalement, il risqua un faible sourire, triste mais sincère.

Le flux de conscience de Lothringen était, plus encore qu'à l'ordinaire, un inextricable chaos. Osant enfin affronter le regard de son compagnon, il surprit son sourire et fit l'effort de le lui rendre - mais la mélancolie revenait déjà. Quel sens donner à ce qu'ils venaient de faire ? Ne se feraient-ils jamais l'amour qu'au moment de se quitter, lorsque l'angoisse de ne pas se revoir devient si forte qu'on ne peut plus lutter contre l'urgence d'avoir vécu ? Et ce sourire même... si sincère et si beau... N'était-il qu'un masque ? Comment le confronter au rougeoiement intense du guerrier dans la détection du Mal ? Pourtant, Lothringen ne doutait pas de ce qu'il avait vu, ce soir-là : Mornagest l'avait accepté, il s'était donné. Puisqu'il savait aimer, comment pouvait-il...? Le semi-drow devina qu'il n'avait sans doute pas fini de retourner cette énigme.

Comme il songeait à cela, sa main pressait inconsciemment l'épaule du guerrier. Ce dernier avait pris en si peu de temps une telle place dans sa vie. Sa folie douce. Ou meurtrière, parfois... Lothringen avait encore beaucoup de choses à apprendre sur lui.

« Je t'en prie. Je vais avoir tant de jours et tant d'heures pour profiter de ton silence... Dis quelque chose.» Il sourit. « N'importe quoi fera l'affaire. »

Le silence lui seyait pourtant bien. Peut-être parce qu'il n'avait rien à dire. Après un tel moment, d'une telle intensité tant psychologique que physique, y avait-il quoi que ce fût à ajouter ? Néanmoins, il comprenait l'envie de Lothringen. Bientôt, ils se sépareraient, ne se verraient pendant un temps qu'ils savaient déjà trop long. Seuls les courriers pourraient les remettre en contact, froid ersatz de communication en comparaison de leur rapport sexuel de l'instant passé !

"Qu'as-tu ressenti, la première fois que... que tu as fait l'amour avec un autre homme ?"

Les choses s'étaient passées très différemment pour le semi-drow, forcé d'avoir des rapports avec son maître. Il pensait cependant qu'il devait avoir eu autant de craintes que lui, avant que Lothringen ne vînt en lui...

Le visage du semi-drow se ferma, étouffant une fugitive expression de douleur. Le guerrier savait-il ce qu'il venait de faire ? Il n'avait vraiment aucune envie de se remémorer cela...

« Ce n'était pas de l'amour. C'était une punition, parce que durant son absence j'avais eu des rapports avec sa sœur Myalë. Je ne voulais pas. J'avais du respect pour mon maître, mais je sentais que... c'était déplacé. Je le considérais comme un père, et j'étais encore adolescent... Je ne voulais pas de ce genre de relation entre nous. Je me laissais faire, mais je ne voulais pas. J'avais peur. Une peur panique. J'étais aussi contracté que possible mais il s'est introduit quand même. Mille lames de couteau qui me déchiraient de l'intérieur. J'ai saigné. Sans compter les coups de boutoir répétés qui m'ébranlaient des pieds à la tête, m'abrutissant... Il y a eu un moment où j'ai même cru qu'il allait perforer ou briser quelque chose et que j'y resterais. Oui, ma première fois.»

Il lâcha un soupir tendu, comme s'il regrettait encore d'y avoir survécu.

Le lourd passé du semi-drow était toujours là, latent, et comme un imbécile, il venait de le faire ressurgir en l'éclair d'un instant. Certainement pas ce dont Lothringen avait besoin... trop tard pour faire marche arrière, de toute façon.

Il avait eu la chance de connaître sa première relation avec un être attentionné, et qui était lui-même passé outre des épreuves douloureuses. Un garant de tact, probablement. Et il balayait tout cela avec maladresse et inconscience. Il baissa piteusement les yeux, murmurant :

"Je suis un idiot. Pardonne-moi. C'est..." Il s'interrompit. Les excuses, les mots délicats, ce n'était pas son fort. Il n'avait jamais manipulé que les menaces, les insultes, les sous-entendus. Mais la tendresse dont il voulait faire montre durant leurs moments intimes trahissaient sa volonté inconsciente de changer cela.

"Je ne sais pas tellement où j'en suis... c'était... si étrange. Bien sûr, je... je n'ai pas subi cela. J'étais d'accord... et je crois que j'ai apprécié. C'est tellement différent que... un peu comme un nouveau plat, dont tu ignores complètement la saveur, il faut un peu de temps pour s'y habituer. C'est un peu ce que je ressens. Stupide, non ?" acheva-t-il avec un sourire gêné.

Le semi-drow eut un pâle sourire, heureux de pouvoir détourner son attention sur autre chose. Même si la comparaison avec la nourriture était un peu étrange, il comprenait ce que Mornagest voulait dire.

« Non, je comprends. Ce sont des sensations, des attitudes nouvelles, et au début, on en perçoit surtout l'étrangeté. L'animalité. Ou la proximité avec d'autres fonctions corporelles... On pourrait même se dire que nos corps d'hommes ne sont pas faits pour ça. Et pourtant, le plaisir finit par venir, par vous submerger comme une vague... Il m'a pris pas surprise, comme une trahison, après quelques semaines. Quand tu le connaîtras vraiment, tu le sauras. »

Il ferma les yeux. Se remémora quelle sensation c'était : moins fulgurant mais plus durable, plus profond, peut-être, et les sentiments éprouvés étaient différents eux-mêmes, même s'il n'aurait su les définir. Était-ce ce qu'éprouvaient les femmes ? Peut-être. Peu importe.

« J'aimerais pouvoir te donner ma place. C'est plus facile à appréhender... Mais pour l'instant, je ne peux pas. Trop de souvenirs. »

L'idée lui avait plus qu'effleuré l'esprit, il fallait bien l'avouer. Sa virilité était restée aux aguets un long moment encore après qu'ils eurent terminé leurs ébats, et une désagréable sensation de frustration l'avait accompagnée pendant quelques longues minutes. Leur conversation détournait son attention, et il n'y pensait plus tellement...

"Je comprends, tu sais. Ne t'en fais pas. C'est déjà... beaucoup pour moi, en une seule fois. Autant prendre le temps d'apprendre en douceur, je pense."

Cette simple évocation raviva la flamme qui couvait en lui, cependant, et essayer de penser à autre chose ne servirait à rien pour l'instant. Le corps avait quelquefois ses priorités.

Ce regain de vigueur passa tout à fait inaperçu du semi-drow, qui n'était pas allé rechercher sous les draps ce qu'il s'y passait. Il pensait encore à ce que Mornagest venait de lui dire, à ce que ces propos avaient d'apaisant pour lui. Mais la mélancolie ne manqua pas de revenir quand il l'entendit ainsi évoquer l'avenir de leur relation...

« Prendre le temps... Crois-tu donc qu'il joue en notre faveur ? » Sa main raffermissait sa prise sur l'épaule de Mornagest, comme pour mieux le convaincre de sa présence. « Ne t'y trompe pas, je souhaite que cela dure. Le plus longtemps possible. La prochaine fois, pourtant, paraît si loin... Que je voudrais placer une vie entière en cette seule soirée. »

Il esquissa un sourire d'excuse. Il était porté à l'inquiétude chronique et à l'angoisse, quand il s'agissait de leur relation, et en avait conscience. Estimant que c'était là le meilleur moyen de se faire taire, il embrassa alors son compagnon, simplement, sur les lèvres.

La tendresse du baiser de Lothringen lui permit de penser à autre chose qu'à sa fougue inutilisée, et il se consacra pleinement à la douceur de l'instant éphémère. Son esprit ne virevoltait plus dans tous les sens, seul le toucher était actif, ressentant chaque centimètre des lèvres du semi-drow.

Et, comme les meilleures choses avaient toujours une fin, leur baiser arriva à son terme, laissant Mornagest dans un état plus apaisé qu'à son début. Et cependant, il sonnait comme un glas, préfigurant leur prochaine séparation. Se détourner de cette pensée, même si elle prenait des atours de plus en plus réels...

"Ce n'est pas impossible, tu sais. J'ai beau être... pessimiste, parfois... je crois en nous."

Lothringen aurait aimé pouvoir en dire autant. Il *voulait* croire en eux, et ce n'était pas tout à fait la même chose. Tant qu'ils étaient ensemble, tout lui paraissait évident ; il avait l'impression de connaître Mornagest depuis bien plus longtemps que ce n'était le cas, de pouvoir vivre simplement à ses côtés comme ils venaient de le faire au cours de leur séjour sur Hélonna, et ce des éternités durant. Il sentait même que la compagnie du guerrier avait plutôt un effet bénéfique sur lui ; elle le forçait à sortir de lui-même, l'apaisait et ressuscitait une sensibilité à laquelle il n'avait que très peu fait appel, ces dernières années. Tant qu'ils étaient ensemble, il faisait mieux que d'y croire : il le vivait.

Mais c'était dans la séparation que tout se délitait. C'était le moment où le semi-drow commençait à douter, à se demander s'il n'avait pas inventé tout cela, ou surestimé l'importance de certaines phrases, certaines situations... C'était le moment où il se demandait ce qu'il pouvait peser face aux séductions de la cité du Chaos, et où il se rappelait à quel point Mornagest rougeoyait dans la détection du mal... Moment qu'il redoutait... Si proche à présent.

Il sourit aux propos de son compagnon.

"Bien que je sois plutôt pessimiste... toujours... tu verras que je ne lâche pas facilement l'affaire."

"Toujours pessimiste ? Et en général, tes impressions se vérifient ?" dit-il en plaisantant à moitié. Leur relation n'était pas engagée sous les meilleurs auspices, au vu de l'éloignement dont ils auraient bientôt à souffrir. Mais il voulait y croire. Et il espérait que son compagnon en faisait de même. Sinon, à quoi bon...

Il s'accrocherait, pour sa part. La distance, le temps, il mettrait cela en suspens entre chacune de leurs rencontres. Un vœu pieux, peut-être, mais... il sentait qu'il en était capable. Du reste, comment pourrait-il s'intéresser à quelqu'un d'autre ? Les gens qu'il côtoyait par obligation ou par hasard étaient d'une fadeur désolante par rapport à Lothringen, si piquant, mordant, et tendre, à la fois.

« Neuf fois sur dix, environ, répliqua très sérieusement le semi-drow. Hé, je ne suis pas devin pour rien. Je n'avais pas prévu notre rencontre, cela dit... Elle défie déjà toutes les probabilités, alors, il y a peut-être une chance.»

Il s'interrompit quelques instants, le temps de se rendre compte que Mornagest pourrait mal le prendre.

« Ce n'est pas tant que je n'aie pas confiance en nous qu'une façon de se protéger contre la déception. Plus l'on tombe de haut et plus l'on se brise... Je ne veux pas revivre cela. Peut-être allons-nous vers des lendemains radieux, qui sait ? ajouta-t-il avec un enjouement un peu forcé. Je ne demande qu'à avoir tort. »

Il n'était pas certain d'avoir dit ce qu'il fallait. Mais c'était ainsi qu'il le ressentait : plus l'on espère, et plus l'on souffre... Il verrait bien, le moment venu, ce que l'avenir leur réservait.

Il aurait pu mal le prendre, mais Mornagest n'était pas du genre susceptible. Mieux, il comprenait ce que Lothringen voulait lui dire, et approuvait d'ailleurs.

"J'ai déjà eu ma part de déception, moi aussi. Et... c'est vrai que c'est difficile de s'en remettre. Mais si... si l'espoir s'en va, que reste-t-il ?"

Le voilà qui philosophait, maintenant. Pourtant, c'était bien ce qu'il ressentait : de l'espoir. Car, en quoi diable pouvait-il placer ses attentes ? Son avenir à Melandis laissait entrevoir bien des choses. À moins qu'il ne meure tout simplement dans les prochaines semaines, il lui faudrait résister à bien des périls. Leur relation ne serait-elle pas un motif de se battre, de survivre, pour qu'elle se poursuive et connaisse une fin heureuse ?

Mornagest était parfois froid et cruel, mais il n'en restait pas moins doté d'un cœur et d'une sensibilité. Une sensibilité certaine, d'ailleurs.

Lothringen entendit moins de philosophie que d'inquiétude dans la voix de Mornagest, et il se morigéna intérieurement d'avoir été aussi stupide. Était-ce bien le moment de lui laisser entendre qu'il ne leur imaginait pas d'avenir, qu'il refusait d'y croire ? Attirant le guerrier dans ses bras, il le pressa longuement dans son étreinte sans rien répondre. Avant de se décider à ajouter :

« Il nous reste le présent, et il nous restera des souvenirs que plus rien ne pourra nous reprendre. Et, bien sûr, il nous restera à faire de notre mieux... Je ferai mon possible, Mornagest. Je t'écrirai et je reviendrai aussi souvent que je le pourrai. Il faudra que tu saches que même absent, tu occupes mes pensées... Ce n'est même pas une promesse. Juste que je n'ai pas le choix », conclut-il en souriant. A vrai dire, leur relation avait pris beaucoup de trop de place dans sa vie pour qu'il lui soit possible de faire autrement, l'eût-il souhaité.

Doucement, il répondit à son étreinte, en souriant lui aussi. Les gestes étaient communicatifs... Ses gestes. Sa tendresse.

"J'y compte bien. Tu sais... j'étais tellement impatient de te revoir, il y a quelques jours... alors que nous nous étions quitté si peu de temps auparavant. L'attente sera difficile, mais le souvenir de ces moments passés ensemble m'aideront à garder patience."

Lothringen était une véritable source d'inspiration pour le mélandien. Sur plusieurs aspects ; peut-être pas toujours les plus vertueux de sa personnalité, mais le semi-drow n'avait pas la prétention d'être parfait, loin de là. Cela aussi rajoutait à son charme : la justesse de son jugement sur lui-même.

Il passait lentement la main dans les longs cheveux de son compagnon, fermant les yeux à demi. La fatigue commençait à le rattraper. Il voulait s'enfuir, rester alerte, profiter encore...

A chaque fois que la main de Mornagest glissait dans ses cheveux, elle faisait naître des frissons qui lui couraient longuement le long de l'échine. C'était si agréable que le semi-drow, fermant les yeux, s'abandonna à cette étrange sensation de péril et de plénitude, de chaleur et d'électricité. Il ne voulait rien de plus que ce qu'il avait obtenu, et n'attendait pas davantage de l'existence que de pouvoir revivre des instants comme celui-ci. Pourquoi le lui refusait-elle, pour une fois qu'il était raisonnable...

Lentement mais sûrement, il se laissa glisser dans le sommeil.

Il resta encore un moment à caresser son compagnon, qui s'était endormi sans bruit. Cela l'apaisait, et il en avait besoin l'instant présent, pour sombrer lui-même dans le sommeil. Ses pensées vagabondaient, entre les moments qu'ils avaient passés ensemble, depuis leur première rencontre, jusqu'à ces quelques jours loin de tout - ou presque. Et l'avenir... de quoi serait-il composé ? Il s'imaginait tout et son contraire ; des lendemains qui chantaient, une fin brutale et rapide, une agonie longue et douloureuse... essentiellement, son imagination le poussait à s'inventer des situations cruelles et fatales.

Il ne se sentit pas tomber dans les bras de Morphée, et sombra dans un repos sans rêves, la tête non loin de celle de son compagnon.

Il s'était réveillé le premier, tandis que le jour s'infiltrait par fines rayures entre les lattes des volets. A ses côtés, le guerrier respirait calmement. Pour une fois, il aurait eu une nuit complète, sans cauchemar et sans agression... Veillant à ne pas déranger Mornagest, le semi-drow alla s'installer près de la fenêtre, dans un fauteuil, et repassa ses sorts. Celui de téléportation était de loin le plus pénible... Il y mit plus de temps qu'il n'aurait voulu, car il ne pouvait s'empêcher de songer que c'étaient là les derniers moments qu'ils passaient ensemble. La soirée précédente, en raison de ce qu'ils avaient fait, de ce qu'ils avaient dit, lui semblait avoir marqué un palier dans leur relation, au sens où ils ne pouvaient plus reculer. Mais quand donc, et en quelles circonstances, aurait-il l'occasion de revoir le nouveau chancelier ?

Une fois ses révisions finies, il se rapprocha du lit pour regarder encore son compagnon dormir, tandis que son esprit brassait les souvenirs de la veille, entre le bonheur et la perte... La matinée cependant s'avançait et s'ils tardaient encore, on finirait par refuser de leur servir le (petit ) déjeuner en salle. Il toucha légèrement Mornagest à l'épaule et murmura d'un air amusé.

"Debout, marmotte..."

Le guerrier fit un effort titanesque pour ouvrir les paupières, qui étaient réfractaires à ce mouvement. Il était si bien, dans ce lit douillet et chaud... pourquoi se lever ? Il parvint cependant à se redresser sur son séant, et à accommoder ses yeux à la lumière tamisée qui envahissait la chambre.

"Bien dormi ?", s'enquit-il en se levant enfin pour s'habiller, l'esprit à moitié encore endormi. Il avait dormi d'une traite, d'un sommeil doux et réparateur. Nul rêve n'était venu le troubler, du moins, aucun dont il pût se souvenir. C'était une bonne chose ; en général, ses songes tournaient davantage au cauchemar qu'autre chose, même si c'était moins prononcé que Lothringen, qui subissait toujours ce maudit sortilège...

Une crampe légère et familière au niveau de l'estomac lui rappela rapidement qu'il était bel et bien éveillé, et qu'il devait s'acquitter d'une tâche cruciale : manger.

« J'ai passé une très bonne nuit, sans réveil intempestif, sans rêve pénible. Un miracle. L'orage d'hier a dû nettoyer l'air, et la pluie battante est toujours une berceuse très efficace... »

Il souriait en disant cela. Les bras de son compagnon était une berceuse très efficace aussi, cela allait sans dire.

« Tu as plutôt bien dormi aussi, apparemment. Je me suis réveillé il y a une heure ou deux. J'ai profité du délai pour repasser mes sorts, mais je me suis dit que tu ne refuserais pas de prendre un repas ici. Leur cuisinier m'a convaincu de ses talents, hier soir. »

Et le semi-drow voulait en outre profiter un peu mieux de sa présence, partager un peu plus de temps avec lui. Cela allait sans dire aussi.

Il sourit à cette évocation, puis hocha la tête avec virulence. Il se sentait une faim de loup, à vrai dire.

"Content de savoir que tu n'aies pas fait de cauchemar... y a-t-il des périodes plus propices à d'autres ? Ou est-ce qu'ils surviennent de façon aléatoire ?"

L'heure de leur séparation approchait, et il sentait son cœur se pincer douloureusement. Chacun retournerait dans sa cité, et ils ne se verraient plus avant longtemps, probablement. L'attente serait une torture, et les courriers, un faible palliatif. Mais il était inutile de se voiler la face...

"Quand comptes-tu nous faire repartir ?" Une pointe de tristesse palpable dans la voix.

« Hé bien, il me faut d'abord te ramener à Melandis, puis repartir pour Manost... Enchaîner deux téléportations d'aussi longue portée serait une prise de risque inconsidérée. Je comptais glisser une nuit à l'ambassade entre les deux. Mais pour le choix de l'heure de notre départ, c'est quand tu voudras... »

Lothringen ne souhaitait pas vraiment que cela soit trop tard, cela dit. Il n'aimait pas ce genre de journée qui sent la fin, et où l'on ne peut rien faire d'autre que de tuer le temps en appréhendant l'arrivée de l'heure fatidique...

Mornagest avait fini de s'habiller et, laissant provisoirement leurs affaires dans la chambre, ils commençaient de descendre l'escalier menant à la salle commune de l'auberge.

« Quant aux cauchemars, c'est à la fois aléatoire et susceptible de survenir plus volontiers à certaines périodes... Il ne faut pas oublier qu'il y a quelqu'un qui lance ce sort, derrière. J'imagine qu'il y a la volonté de se rappeler régulièrement à mon bon souvenir, d'un côté... Et, de l'autre, une capacité exaspérante à déceler les périodes de faiblesse, de fatigue ou de doute, celles où le coup portera d'autant mieux. Je ne sais comment cela se fait. C'est comme s'il y avait une connexion entre nous, de telle sorte qu'il sait aussitôt quand je me trouve dans cet état. La conséquence d'une des nombreuses manipulations magiques auxquelles il m'a fait participer, je suppose... »

Il en parlait avec plus de distance que la première fois qu'il avait évoqué le sujet avec Mornagest, à Manost. En un sens, en parler, avec lui ou avec Eloern, entreprendre de s'exercer à lutter contre, même si ce n'était pas parfait, l'avait aidé à relativiser.

Il hocha la tête, puis répondit :

"Avec le temps, tu pourras sûrement mieux contrôler ce qui t'arrive... je ne doute pas que ce soit possible. Après tout, s'il arrive bien à manipuler tes songes... pourquoi pas toi ?"

Les limites de la magie lui étaient totalement inconnues, mais il supposait que si Eloern avait pu apprendre cela - même à supposer qu'il lui avait fallu de nombreuses années - Lothringen le pourrait également...

"Je pense que nous pourrions partir après avoir déjeuné*, sauf si tu as quelque chose d'autre à faire ici ? Pour ma part, je n'aurai besoin que des quelques affaires que j'ai apportées... et que je n'ai pas perdues dans l'aventure."

Cela se résumait à sa bourse, en fait. Ses vêtements étaient informes, déchirés, sales, et il n'avait plus d'équipement décent pour se battre. Il se ferait forger une nouvelle épée à Melandis. Ses finances pourraient le lui permettre, normalement...

* le matin, NdT

La remarque arracha un sourire au semi-drow. La rencontre des elfes n'avait pas laissé grand chose au guerrier, et son retour à l'Antichambre risquait de manquer un peu de pompe. Au moins avait-il pu racheter des armes à Aigues-Douces...

"Je n'aurai besoin que de mon sac et de ses mille trésors, et nous pourrons partir. "

Sans être un sac sans fond, celui de Lothringen était porteur d'un enchantement qui lui permettait d'y fourrer un arc, deux haches, un sceau de Manost, un livre de sorts, et une quantité impressionnante d'herbes, réactifs et ingrédients de sorts dont le semi-drow ne faisait que très rarement l'inventaire.

"...Non que cet endroit me déplaise, il a son charme. Mais ma vie est ailleurs", conclut-il en souriant. Cela faisait plus de deux semaines qu'il s'était éclipsé de Manost et il commençait à se demander ce qu'elle devenait. Même si la cité était paisible ces temps-ci, mieux valait ne pas renouveler trop souvent l'expérience...

En ce qui concernait Dorson et sa propre maîtrise de la magie, il préféra ne pas répondre. Certes, il avait sans doute le potentiel d'atteindre quelque jour une telle maîtrise... Mais la vie qu'il menait actuellement ne lui laissait plus beaucoup de temps pour étudier ni progresser. La magie ne se satisfait pas de l'amateurisme...

Ils étaient parvenus au pied des marches et l'aubergiste leur laissa choisir une table avant de prendre les commandes. Lothringen demanda, comme d'ordinaire, du lait de chèvre, des petits pains et du miel.

De son côté, le mélandien se décida pour du pain complet et de la gelée de framboises, qu'il affectionnait particulièrement. Il se contenta d'eau pour la boisson, en revanche.

Tandis qu'ils dévoraient leur repas, le silence s'était à nouveau établi entre eux. Ils n'avaient finalement pas besoin de parler beaucoup, sinon pour les points plus délicats... qu'ils avaient déjà évoqués à plusieurs reprises ; inutile d'y revenir, surtout si près de leur séparation. Autant se quitter sur une note optimiste.

"En parlant de téléportation... j'ai souvent entendu dire que nombre de sorts nécessitent des ingrédients particuliers, mais je ne me souviens pas de t'avoir vu en utiliser récemment... ma mémoire me joue-t-elle des tours, ou ce qu'on raconte est-il faux ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

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