La Couronne de Cuivre

L'homme parut scandalisé.
" Mais je n'ai rien fait, moi ! s'exclama-t-il. J'ai juste répondu à une offre d'emploi ! Vous croyez que c'est facile de trouver un boulot convenable, à Mélandis ? Je fais juste mon travail, on fait tous juste notre travail. Maître Maebryn, bon sang, je l'ai vu deux fois, peut-être ! C'est pas moi qui décide qui est recueilli ou acheté !
— Et ce n'était pas la question de Belenn." grogna Kerun.
Le garde sursauta.
" On est relevés le matin, souffla-t-il en baissant les yeux. Les baraquements, ils sont... ils sont pas très loin... Après la chaîne, il y a encore le petit bâtiment des exports vivants, puis la conserverie, et ensuite c'est la bifurcation vers les zones de vie et de l'autre côté, l'expédition et les écuries. Mais vous allez pas pouvoir capturer tant d'hommes juste à vous deux. Et ils sont armés. Et les elfes, ce sont des faibles... ils ont peur, ils feront rien. Puis ils sont malades, alors... Non, ils feront rien."
Taliesin vit très clairement la fureur passer sur les traits du Luménien, mais rien ne sortit. Aucun geste. Aucune parole. Pour l'heure.

Le barde lui adressa un sourire goguenard.
-Tu vois, c'est justement parce que tes amis et toi pensez de telles choses que vous allez être balayés comme fétus de paille. Mais je ne vais pas me fatiguer à essayer de te convaincre : tu verras ce qu'il en est, demain. Et si tu y tiens vraiment, on te permettra de dire à tous les anciens prisonniers combien ils sont faibles, combien ils ne font rien. Ça va leur plaire. Oh oui, ça leur plaira beaucoup.
Il se releva.
-Bon, on le bâillonne et on se met à l'ouvrage ? demanda-t-il à Kerun. Nous avons jusqu'à l'aube pour démontrer notre faiblesse et notre incapacité à agir. Enfin, non : le plus amusant se déroulera en plein jour, c'est vrai. Toutefois, il y aura quand même de quoi nous distraire auparavant...

" On le bâillonne et je le fous à poil. Pour autant qu'il n'ait pas pissé dans ses chausses." répondit durement le Luménien.
Le garde le dévisagea une seconde, sans comprendre, tandis que Kerun se penchait sur lui. L'homme parut subitement terrorisé.
" Bouse, il a pissé, grogna Kerun avec un soupir. Heureusement que j'ai un plan de secours."
Il tendit le bâillon à Taliesin et se dirigea vers le garde inconscient, qu'il entreprit de dévêtir rapidement.
" On devrait les amener près des Ilmates. Ou alors on tape dessus un grand coup pour être sûrs. Je ne voudrais pas qu'avec leurs grands principes, ces clercs nous mettent dans la mouise."

Après avoir bâillonné le captif, Taliesin attendit que Kerun ait endossé sa nouvelle tenue avant de venir lui glisser à l'oreille :
-Surtout pas de violence inutile. Sinon, nous risquerions de perdre les Ilmates : tu as bien vu comme ils réagissaient... Non, si nous voulons les garder à nos côtés, nous devons impérativement leur prouver que nous sommes différents de Maebryn et de ses sbires. Cependant, je vais aller de ce pas les mettre en garde contre toute acte charitable irréfléchi : ils m'écouteront, je pense, surtout quand ils constaterons que nous n'avons fait nul mal à ces deux-là.

Kerun pinça les lèvres.
" C'est un risque énorme. Je connais précisément le nombre de personnes que j'ai tuées, Taliesin, et je me souviens du visage de chacune d'entre elles, mais je ne serais pas contre ajouter ces deux-ci. Les Ilmates ne sont pas fiables. Nous devrions peut-être... envisager de les neutraliser également, le temps de notre exploration..."
Il parut pensif.
" Je sais. Mettons les gardes ailleurs. Ne prévenons pas les Ilmates de leur localisation. Il fait noir, ils sont humains, ils seront forcés de rester dans leur salle, et ça nous évitera les mauvaises surprises."

Il secoua la tête.
-Non. S'ils ne peuvent pas constater par eux-mêmes que ces deux hommes sont sains et saufs, ils penseront que nous les avons tués. Ils croiront que je leur ai menti. Ce serait le meilleur moyen qu'ils se mettent à faire des bêtises. Je vais donc aller leur parler : je leur permettrai de venir ici, s'ils le souhaitent, pour qu'ils voient nos captifs. Ensuite, je leur ferai jurer de ne rien commettre d'imprudent en notre absence. Si j'ai le moindre doute concernant leur sincérité... Alors nous transporterons ces deux-là ailleurs.
Il regarda la porte puis ajouta :
-Oh, et si tu pouvais enfiler le tablier à celui que tu as dépouillé... Je suis certain que les Ilmates seront touchés en constatant que nous avons veillé à ne pas le laisser nu. Cela jouera en notre faveur.
Il sourit au Luménien.
-Mais ne t'inquiète pas, je pense que nous serons obligés de tuer certains gardes. Beaucoup, peut-être. Sans parler des extracteur, voire des assistants...

L'expression de Kerun s'altéra suite à cette dernière phrase.
" Tu te méprends, dit-il. Je n'ai jamais eu le désir de tuer qui que ce soit et je ne l'ai pas davantage aujourd'hui. Pas même ce Furvan. Je ne me laisserai pas aller à la vengeance. Je tuerai si c'est nécessaire, mais pas si cela ne l'est pas. Jamais."
Il pinça les lèvres et se détourna, manifestement troublé. Il attrapa le corps avachi du garde inconscient, le revêtit du tablier, puis le lia à nouveau.
" Voilà. Je vais t'attendre au croisement des couloirs. Ne traîne pas. Mais sois certain de ce que tu fais, nous n'avons pas droit à l'erreur."

Taliesin grimaça, embarrassé par la maladresse de sa propre remarque. Mais avait-elle été si maladroite, au fond ? Kerun n'avait-il pas clairement dit que tuer ces deux hommes ne le dérangerait pas, alors que ce n'était en aucun cas une nécessité absolue ? Non, peut-être avait-il bien fait de parler de la sorte, en fin de compte.
-N'aies crainte, ajouta-t-il, toujours murmurant. La précédente rébellion à laquelle j'ai pris part, dans laquelle j'ai exercé une portion du commandement, s'est soldée par une catastrophe. Je ne veux pas que cela se reproduise et je m'en remettrai donc à tes consignes : si je suis un chef lamentable, je crois pouvoir être un exécutant passable. Pour le reste, je ne compte pas, non plus, tuer si je peux l'éviter : j'ai succombé une fois à le vengeance aveugle, je sais où cela m'a mené. Cela ne se reproduira plus. Plus jamais.
Il soupira puis quitta la pièce pour rejoindre les Ilmates.

Les deux clercs s'approchèrent de lui dès qu'il franchit la porte de la pièce où ils s'étaient retranchés. Ombeline paraissait inquiète, les mots se bousculaient sur ses lèvres sans qu'aucun ne sorte, et Etienne lui tenait le coude.
" Devons-nous nous porter au secours des hommes que vous avez interrogés ? demanda finalement la jeune femme, d'une voix un peu coléreuse.
— Nous n'avons rien entendu, ajouta le vieillard. J'espère que vous avez pu obtenir les informations nécessaires... sans violence.
— Son ami est manifestement un assassin. Qu'espères-tu ?"

-Mon ami n'est pas un assassin, pas plus que je ne le suis moi-même, répondit-il en dissimulant son agacement. Et si nous avons bel et bien amené le garde conscient à nous apprendre tout ce qu'il savait, nous l'avons fait de la manière que je vous avais annoncée : par la menace, sans toucher à un seul de ses cheveux. Si vous doutez de ma parole, et bien... Suivez-moi, je vous amène les voir dans l'instant. Si le résultat de cette inspection vous convient, peut-être accepterez-vous que nous discutions ensemble de la suite des opérations.

Les deux Ilmates suivirent Taliesin jusqu'à la salle voisine, toujours aussi nauséabonde, où se trouvaient les gardes. Kerun avait, comme annoncé, vidé les lieux. Les clercs se portèrent au chevet des deux hommes, le plus âgé contrôlant l'état de celui qui était inconscient, la jeune femme posant une main réconfortante sur l'épaule de l'autre.
" Je vais soigner celui-ci par prudence, dit Etienne. L'inconscience peut cacher un traumatisme profond et la mort survenir sans que l'on puisse l'anticiper. Frapper un homme assez fort pour qu'il s'écroule est rarement sans séquelles.
— Est-il vraiment nécessaire de le garder bâillonné ? interrogea alors Ombeline. C'est douloureux et extrêmement humiliant. Cet homme n'est manifestement ni mage, ni clerc. Il respirerait mieux sans ce tissu immonde."

Les deux insoutenables veilles passées dans cet enfer les avaient rendus fous. C'était la seule explication.
-Si vous le permettez, j'aimerais que nous discutions d'abord, dit-il, mêlant douceur et fermeté. Si vous voulez bien me suivre...
Il regagna aussitôt le couloir, d'où il resta à les observer bien en face, attendant qu'ils le rejoignent. Quand ils l'eurent fait, quand ils se trouvèrent à nouveau dans la pièce où les deux clercs s'étaient précédemment retirés, Taliesin poussa un profond soupir.
-Je vous présente d'avance mes excuses mais, le temps nous faisant défaut, je suis contraint de me montrer assez direct... commença-t-il. Vous avez commis une grave erreur en montrant votre bienveillance à cet homme. Désormais, il n'hésitera plus à en jouer. Si vous lui ôtez son bâillon, il appellera aussitôt à l'aide, conscient que vous ne tenterez rien pour le faire taire. Autre possibilité, plus probable encore : il ne criera pas mais se plaindra de ses liens trop serrés, du sang qui circule mal dans ses mains, dans ses pieds. Vous le détacherez alors... et il s'enfuira pour donner l'alarme. Ce qui se passera ensuite ? Dans le moins pire des cas, si nous ne sommes pas pris avant un certain temps, des combats éclateront, les morts se compteront par dizaines parmi les gardes, que nous ne pourrons plus capturer, et surtout parmi les elfes : Maebryn et ses sbires ne feront aucun quartier, eux. Dans le pire des cas, si Calanon et moi sommes pris immédiatement, nous subirons aussitôt l'extraction, opération durant laquelle vous devrez prêter votre concours ; puis ces lieux retrouveront leur ancien usage, des hommes, des femmes et des enfants seront dépecés vivants, tandis que d'autres, plus nombreux encore, iront à la chaîne, tandis que vous-mêmes serez comme auparavant réduits à l'impuissance...
Il les regarda tour à tour droit dans les yeux.
-Est-ce cela que vous voulez ? Êtes-vous prêts à prendre ces risques, à endosser la responsabilité de voir tant d'êtres tués, torturés, pour réconforter un homme bien vivant, à peine malmené, un homme qui a qualifié de "travail convenable" le fait de rester les bras croisés, indifférent, alors que retentissaient les cris des suppliciés ? Sachant que, quand il a agi, c'était uniquement pour lier certains d'entre eux sur ces tables d'opération...

Les deux clercs demeurèrent pétrifiés, frappés par la véhémence des propos du barde.
" Ilmater dit que la souffr... commença le vieux clerc.
— Mais il a raison, le coupa la jeune femme, vive. Pour nous, voir souffrir une seule personne... est douloureux. Mais c'est notre lot. Et vous avez bien sûr raison. Nous ne les libérerons pas, vous avez notre promesse. S'ils doivent être soignés... s'ils doivent être soignés, nous aviserons. Nos pouvoirs sont limités et nous devons les conserver pour ceux qui en ont le plus besoin, ceux qui le méritent. Nous avons suffisamment bafoués nos voeux ces derniers jours."
Sa virulence coléreuse parut scandaliser Etienne, mais il finit par opiner du chef.
" Bien sûr. Nous soulagerons ceux qui doivent l'être."

-Vous n'êtes pas responsables de ce qu'on vous a obligés à faire, dit-il, apaisant. Et malgré tout, vos actes ont contribué à rendre un peu moins ignobles ce qui s'est perpétré dans ce bâtiment.
Il sourit.
-Ce qui ne se perpétrera plus jamais. A moins que nous ne trouverions un lieu mieux protégé, cet endroit nous servira de base et, grâce à vous, le bien qu'on y prodiguera effacera le mal qu'on y a commis. Nous vous amènerons tous ceux qui ne pourront ou ne souhaiteront pas combattre. Certains seront malades, d'autres terrifiés : ils auront besoin de votre réconfort, de votre amour. Nous vous confierons aussi nos prisonniers, et vous serez libres de les soigner, si vous le souhaitez. Le jour venu, comme je l'ai dit, vous ne serez plus contraints par qui que ce soit, nul ne vous imposera de venir en aide à certains plutôt qu'à d'autres. Vous aurez toute lattitude d'agir à votre guise, selon votre conscience.
Il recula d'un pas.
-Je dois partir : nous avons beaucoup de travail avant que l'aube ne vienne. Si d'aventure nous trouvons un enclave plus propice à nos desseins, nous reviendrons pour vous y conduire, vous et les deux gardes captifs. Sinon... Et bien, cet édifice ne tardera pas à abriter des êtres que nous ferons tout pour préserver de la violence et de la souffrance.

Les paroles de l'elfe touchèrent cette fois les deux clercs, Taliesin le lut dans leurs yeux et dans leurs expressions.
" Merci, dit d'ailleurs Ombeline.
— Nous vous attendrons. Qu'Ilmater guide vos pas et soulage à jamais la souffrance en ces lieux." dit Etienne en regagnant l'intérieur de la pièce.
Ombeline le regarda un moment puis se tourna vers Taliesin.
" Nous allons, avec votre permission, les changer de salle. L'odeur dans la cellule de Calanon est vraiment atroce."
Elle semblait avoir retrouvé son calme.
" De plus, les images qu'elle évoque... J'aurais voulu pouvoir le soulager, vous savez, mais ils ne me l'ont pas permis. Ils ne l'auraient jamais permis. Aujourd'hui, il a l'air d'agir comme s'il ne s'était rien produit... Comme si son corps n'avait aucun souvenir de la souffrance indicible... Je ne le comprends pas."
Elle secoua la tête.
" Je voudrais venir avec vous. Je sais que c'est impossible, que vous voyez dans la nuit et que vous avez cette... agilité qui nous fait défaut, à nous, les humains..."
Elle soupira.
" Revenez-nous vite et dans la lumière."
Puis, elle lui pressa l'avant-bras, et retourna à son tour à l'intérieur de la pièce.

-A tout à l'heure, lui lança-t-il, affichant plus de confiance qu'il n'en éprouvait réellement. D'ici là, prenez soin de vous.
Sur ces mots, il tourna les talons et rejoignit Kerun à l'endroit convenu.
-On peut y aller, annonça-t-il. Je suis convaincu qu'ils ont compris la situation et qu'ils ne feront aucune bêtise. Nous n'avons donc à craindre nulle mauvaise surprise de leur part.

Kerun parut sceptique, mais se garda bien de le contredire.
" Bon... Je t'ai gardé cette lame."
Il lui tendit l'épée courte de l'un des gardes neutralisés.
" Elle est mal équilibrée, mais tu te débrouilleras, je suppose..."
Il fit un geste en direction de la droite.
" Là au bout se trouve une double-porte. Elle est close en ce moment et il y a un garde juste de l'autre côté. Si on ouvre la porte dans son dos, il s'en rendra compte, mais si l'un d'entre nous le contourne par l'extérieur, il devrait y avoir moyen de l'attraper."
Il regarda le barde.
" Nous allons essayer de les neutraliser, mais que ferons-nous ensuite de tous ces prisonniers hostiles ?"

-C'est ceux qu'ils ont trompés et tourmentés qui décideront de leur sort, dit-il. C'est le plus juste. De surcroît, en avoir épargné le plus possible jouera en notre faveur. Maebryn a si bien mené sa barque, il a si bien su jouer sur le désir de ces gens de croire en leur chance que ceux-ci le vénèrent, qu'ils sont persuadés que tout, dans le Refuge, a été fait pour leur bonheur. Nombre d'entre eux rechignerons donc à voir la vérité en face, préférant nous considérer comme des menteurs, des agents de Melandis... Il nous faudra donc leur présenter des preuves et, surtout, montrer que nous ne sommes ni des manipulateurs, ni des meurtriers sanguinaires. En ne tuant pas quand nous pouvons l'éviter, en les laissant décider du destin de ces prisonniers, nous aurons plus de chances de les convaincre que nous n'entendons pas substituer notre propre loi à celle de ce monstre.

" Très bien. Mais rappelle-toi que tous ces elfes sont mélandiens, dit-il. Nous ne contrôlerons pas leur haine."
Il pinça les lèvres.
" As-tu une préférence ? Les gardes voient dans le noir aussi bien que toi et moi. Je pense qu'il est peut-être préférable que je sorte et que tu te tiennes prêt à la porte pour l'escamoter vers l'intérieur..."
Il le regarda.
" Je pourrais essayer de t'enseigner quelques techniques de base en désarmement, mais je ne suis pas certain que nous en ayons le temps..."

-Non, effectivement... Mieux vaut donc que tu sortes, que tu l'assommes et que je l'escamote. C'est la meilleure répartition des rôles, je crois. Parce que sans la magie, niveau discrétion, je suis loin de tarriver à la cheville...
Il sourit.
-Mais je n'y peux rien ! Les bardes ne sont pas censés passer inaperçus. C'est même tout le contraire !

" Nous formons une bonne équipe, Taliesin, lui dit alors Kerun, posant un instant la main sur son épaule. Nous allons réussir."
Puis, sans autre forme de procès, il s'éloigna par le couloir transversal, vers la porte que Furvan et Trent avaient franchie plus tôt dans la journée. Le barde pouvait encore visualiser aisément la disposition des lieux et estimer le temps qu'il faudrait à Kerun pour contourner le bâtiment et s'approcher du garde. Il put ainsi gagner l'extrémité du couloir en temps utiles et, quelques secondes plus tard seulement, la porte s'ouvrit sur le Luménien. Il tenait son adversaire, bien conscient, plaqué contre sa poitrine, une main sur la bouche, l'autre le ceinturant.
" Un p'tit coup de main ne serait pas de refus." commenta-t-il avec le sourire.

-Avec joie ! répondit-il.
Ligoter et bâillonner le soldat ne fut guère difficile, vu tout le matériel à leur disposition.
-On le met avec les autres ? s'enquit-il quand ce fut chose faite. Oh, et on devrait aussi prendre de quoi faire un balluchon : à force de récupérer toutes leurs armes, on aura assez de matériel pour équiper toute une armée. Ce qui tombe bien, puisque telle est notre intention !

Ils conduisirent le troisième garde auprès des Ilmates qui avaient, contre toute attente, décidé de réinvestir leur propre cellule. Elle ne suffirait sans doute pas à contenir tous les prisonniers, mais dans un premier temps, elle était remplie de paille fraîche et constituait une zone de "stockage" appropriée. Taliesin put constater que les deux premiers gardes étaient toujours solidement attachés. Ensuite, ils regagnèrent la nuit. Kerun lui désigna la porte puis lui indiqua comment, aisément, ils pouvaient se glisser dans l'ombre de la palissade au point opposé de l'enclos et y rester pour approcher, chacun par un côté, les deux hommes en faction. Comme le Luménien l'avait suggéré, les gardes semblaient ne se douter de rien et faisaient de bien piètres cerbères. Les deux elfes surgirent de l'ombre à la même seconde, agirent de concert, et si Kerun était un rien plus délicat dans sa technique de désarmement, le résultat obtenu fut quasiment le même.
" Tu l'as mis dans le chou ! s'exclama Kerun avec un sourire. Tu as de la force, malgré ta petite carrure !"
Le sien gigotait sans espoir contre sa poitrine et l'agent l'entrava aisément avant de le jeter sur son épaule comme s'il se fut agi d'un vieux tapis. Taliesin dut traîner le sien par les aisselles.
Ils se retrouvèrent donc à nouveau devant les portes, dont ils soulevèrent la barre sans difficultés.
" Bon... Par où, maintenant ?"

-On a deux options... La première serait de suivre le chemin indiqué par le garde et de nettoyer, au fur et à mesure, les secteurs près desquels nous passerons : si je me souviens bien, il y aura successivement la chaîne, l’endroit où ils enferment ceux qu'ils appellent les "exports vivants", la conserverie puis un croisement menant d'un côté aux secteurs de vie et de l'autre, aux écuries ainsi qu'au lieu d'où partent fluides et organes. A mon avis, la plupart de ces zones sont peu surveillées, hormis peut-être les "exports vivants", s'ils y maintiennent des prisonniers durant la nuit. Et bien sûr les baraquements qui, eux, constitueront un gros, très gros morceau.
Il soupira.
-L'autre option serait de partir dans la direction inverse, d'aller libérer les malades de la Maison de Vie et capturer les assistants qui pourraient se trouver à leur chevet. La Maison des Jeux où ils font subir des tests aux gosses sera quant à elle vide, je pense, même si on peut toujours y jeter un coup d’œil. Toujours par là, il y a les enclaves réservées aux différentes sous-races de captifs. Cependant, avant de retourner dans celle des solaires, où on a le plus de chances de trouver au moins un allié, il nous faut des preuves.
Il soupira.
-Je serais presque d'avis de sécuriser les alentours, de nous débarrasser des gardes isolés et de sauver les malheureux que l'on expédie en vie je ne sais où, lesquels pourraient témoigner en notre faveur auprès des autres elfes. Cela me semble réalisable : après tout, on s'en tire bien, à nous deux ! Mais peut-être serait-ce trop présomptueux de poursuivre ainsi ? Bref, je m'en remets à ta décision.

" Honnêtement, de ce que j'en ai vu... J'aurais tendance à prendre le risque d'aller directement au plus dangereux. Nous avons besoin d'un des assistants ou d'un extracteur pour savoir exactement à quoi nous en tenir. Nous pouvons contourner la chaîne, elle ne fonctionne sans doute pas la nuit, et nous arrêter aux exports, si cela te tranquillise. Saboter leurs installations pourrait avoir du sens, si nous doutons de pouvoir terminer à temps... Ou alors nous nous séparons..."
Il sembla songeur.
" Je pourrais partir seul vers les baraquements tandis que tu retournes chercher du renfort chez les elfes... Je suis certain que nous trouverons toutes les preuves que tu voudras à la conserverie. Rien de tel qu'un coeur d'elfe en sauce pour convaincre les plus hésitants..."

Le barde grimaça.
-Je ne sais pas si ça marcherait, comme preuve. Les sceptiques nous accuseraient de l'avoir prélevé nous-mêmes plutôt que de croire que... Kerun, sincèrement, qui pourrait croire à une telle abomination, sans avoir tout le système sous les yeux ? C'est pour cela que j'aurais préféré que nous leur amenions un témoin, bourreau ou victime. Avec peut-être un ou deux organes pour étayer leurs propos...
Il se mordilla la lèvre inférieure, indécis.
-Je ne veux pas que nous nous séparions, finit-il par ajouter. S'ils capturaient l'un d'entre nous, l'autre serait aussi à leur merci. Personnellement, je ne pourrais pas ne pas me rendre, s'ils te menacent... Bref, restons ensemble. Passons près des exports vivants pour vérifier s'il y a des personnes à sauver là-bas. Puis allons voir les baraquements : s'il paraît vraiment impossible de réussir à nous seuls, nous y reviendrons avec des renforts. Je proposerais bien de jeter notre dévolu sur les esclaves mais... Je ne sais pas s'il y a d'anciens combattants parmi eux.

Kerun haussa les épaules.
" Très bien. Allons vers la chaîne et l'export vivant. Nous aviserons ensuite. Je continue à penser que les elfes ne sont pas aussi stupides que tu le crois, mais il est vrai que je n'en ai rencontré absolument aucun."
Ils s'engagèrent donc dans les sous-bois le long du chemin, circonspects. Kerun avait pris la tête et se déplaçait en silence, comme un fauve embusqué. Il était à mille lieues des affres dans lesquels Taliesin l'avait retrouvé plus tôt dans la journée. De temps en temps, il s'immobilisait et ils écoutaient alors le silence, ensemble. Un oiseau de nuit chantait quelque part dans les hauteurs. Le vent soufflait, froid, agitant les ramures des grands arbres. Rien d'autre. Aucun cri. Aucun pleur. La quiétude tranquilles des ténèbres dans un endroit oublié et endormi. Ils finirent par atteindre l'enclos suivant et Kerun fit signe à Taliesin de l'attendre. Il se faufila jusqu'à la palissade puis disparut dans l'ombre. Il demeura absent de longues minutes avant de revenir en arrière.
" C'est la chaîne, je pense. Je n'ai vu ni entendu personne. Je propose que nous continuions notre route."

Il acquiesça.
-Très bien. Même si nous libérons des malheureux dans le secteur suivant, nous pourrons les inciter à avancer silencieusement. Je ne pense pas qu'ils se feront prier : ils seront trop heureux d'échapper à leur sort et de rejoindre l'abri que nous leur promettrons.
Il doutait cependant que quiconque soit encore enfermé dans le bâtiment des exports vivants. Les sbires de Maebryn ne devaient tirer leurs victimes des enclaves qu'au matin, en même temps que celles vouées à l'extraction ou à la chaîne.

Taliesin ne s'était pas trompé : le petit bâtiment des exports vivants était désert. Il contenait de grandes caisses percées de trous, matelassées d'étoffe, qui lui rappelèrent son voyage vers Gargouille aux mains de Gabriel Kanter. Elles étaient vides et propres, comme neuves, en tailles diverses. Une seule portait déjà une inscription : la livraison était prévue pour une adresse à Melandis, à l'intention d'une personne manifestement d'origine drow. Kerun trouva cela relativement ironique, mais ils n'avaient pas de raison de s'attarder dans la petite cahute, hormis pour y décider de la suite des opérations.
" Toujours décidé à affronter les assistants ?"

-Tu veux dire les assistants... et les gardes, les extracteurs ainsi que tous les autres employés de Maebryn qui ne travaillent pas de nuit, corrigea-t-il. M'est avis qu'ils logent sinon dans le même bâtiment, au moins dans des constructions voisines. Les capturer tous ou en prendre un seul ne sera pas chose aisée... Cependant, même si cela s'avère impossible dans l'immédiat, nous aurons repéré les lieux, ce qui n'est pas mal. Nous pourrons alors opter pour une autre option, comme la Maison de Vie : des assistants doivent rester aux côtés des malades en permanence.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Le Refuge de Solossë