La Couronne de Cuivre

Il acquiesça.
-Effectivement, j'ai hâte de me débarrasser des oripeaux de maître Inglorion et je n'aurais rien contre grignoter un petit quelque chose...
Il s'éclipsa sans se faire prier, laissant entre eux les membres de la Réunion. Il se rendit dans sa propre chambre pour enfiler ses habits ordinaires, alla reposer la robe de mage dans la pièce des costumes puis descendit au rez-de-chaussée. Il dénicherait probablement dans la cuisine, outre de la nourriture, de quoi se débarbouiller. Quant à rendre à ses cheveux un aspect normal, c'était sans doute trop demander. Mais ça n'avait guère d'importance. Il préférait de loin trouver de quoi s'occuper l'esprit : on pouvait encore avoir besoin de lui, quoique la journée soit déjà bien avancée...

Ombeline était toujours dans la salle quand Taliesin y reparut, changé et en passe de se nourrir. Ybarra s'était éclipsée et il régnait un étrange silence dans le comptoir. La prêtresse d'Ilmater sourit au barde, embarrassée, ne sachant apparemment pas trop quoi lui dire. Elle finit par prendre une chaise plus près de lui.
" Je crois que je vais rester ici, dit-elle finalement. Ybarra m'a expliqué ce qu'était la Réunion... Au début, je pensais peut-être... vous demander pour aller à Luménis avec vous... Je sais qu'il y a là-bas un temple d'Ilmater, je pourrais retrouver les miens, mais... Finalement... Pourquoi partir quand il y a tant de souffrance à soulager. C'est ce que je pense, en tout cas. J'ai la conviction... que je n'ai pas croisé votre route par hasard..."
Elle haussa les épaules.
" Vous m'avez sauvé et vous m'avez menée jusqu'ici. J'ai bafoué mes idéaux pendant des veilles entières. A présent, je peux à nouveau les mettre en pratique. Pour ça, je vous remercie."

-Vos paroles me touchent beaucoup. Mais sans Kerun, je n'aurais rien pu faire... Et puis, je dois vous remercier, moi aussi : vous m'avez aidé à de nombreuses reprises, déjà.
Il lui adressa un sourire chaleureux.
-Je trouverais tout à fait légitime que vous souhaitiez vous rendre en des lieux plus riants, après toutes les épreuves que vous avez vécues - et pour lesquelles vous ne devez rien vous reprocher, puisqu'on vous a contrainte, puisqu'on ne vous a laissé aucun choix. Mais si vous renoncez à ce répit dans l'immédiat, vous pourrez vous l'accorder plus tard : la Réunion possédant plusieurs navires, les possibilités d'aller sur Helonna seront fréquentes. Et d'ici là... Votre présence sera extrêmement profitable à l'organisation. Vous pourrez secourir les malheureux à qui elle vient en aide, mais également ses membres. Compte tenu de ce qu'ils ont traversé récemment, ils ont grand besoin d'amour, de réconfort, et vous êtes la mieux à même de les leur offrir.

Elle opina du chef.
" J'espère que je pourrai aider... murmura-t-elle. Je suis une étrangère et ils ont déjà beaucoup partagé, mais ils paraissent ouverts... Et ils pourraient avoir besoin de renforts, si certains d'entre eux rentrent sur Luménis avec vous. Ybarra et Sedanius disaient que Perceval n'était peut-être plus capable de continuer, qu'il avait besoin de se ressourcer... Et puis ils ne sont pas certains que Kerun laissera ses hommes ici, après ce qu'il s'est passé... Pas que j'imagine me substituer à un agent secret, bien sûr."
Elle haussa les épaules. Guéric venait de rentrer.
" Te voilà de retour, Taliesin... murmura le halfelin, circonspect. Vous avez pu ramener le Luménien ?"

-Oui oui, il est dans une chambre, en haut, répondit-il. Le tirer de l'endroit où il était s'est révélé relativement facile, au final... J'en suis heureux. Mais j'espère qu'on ne tardera pas à me retrouver du travail : je ne dois surtout pas rester oisif !
Il dévisagea Guéric un instant.
-Si je ne peux plus être utile à la Réunion aujourd'hui, peut-être Constance aurait-elle besoin de moi ? Pour cirer le pont, repriser une voile, nettoyer la cale... Ou je ne sais quoi du même genre ?

Le halfelin hocha la tête.
" Il y a plein de choses à faire à bord, oui. Avec deux matelots en moins... Et la Liberté a souffert de sa traversée, comme chaque fois, c'est l'usure normale... Donc si tu veux donner un coup de main, tu es le bienvenu. Il faut aussi qu'on arrange les cabines pour le retour... et qu'on ménage des espaces pour accueillir Gauthier et Greta..."
Il se leva, fit signe à l'elfe de le suivre et ils gagnèrent la cour.
" On a décidé de les reprendre, mais on va quand même les garder enfermés, tant qu'on est à Melandis... On est retournés les voir et... ils n'ont pas l'air mûrs pour sortir. Constance pense qu'il faut les punir d'une manière ou d'une autre, pour marquer le coup, sinon on ne sait pas quel type d'initiatives ils prendront après... Je pense qu'elle a raison."
Guéric recula pour laisser Taliesin monter sur la passerelle devant lui.
" Peut-être qu'on les laissera nous aider pour la traversée. Cela permettra de voir un peu comment ils évoluent dans leur tête... Ils n'ont pas l'air de comprendre que ce qu'ils ont fait est grave. C'est ça qui est inquiétant."
Les mains sur les hanches, le jeune halfelin contempla le navire.
" Bon... Il est déjà tard, ce serait inutile d'entamer des travaux de peinture. Mais il faut contrôler les cordes et le gréement du grand mât, donc si tu as des envies de fille de l'air, c'est la chose à faire. Sinon, il faudra vider la cale et la récurer, mais je comptais demander à Perceval quand il a un moment."

Le barde croisa les bras et arbora une expression outrée.
-Je ne suis pas aussi gringalet que j'en ai l'air. J'ai survécu aux mines pénitentiaires de Gargouille, moi, monsieur ! Alors je pourrais, si je le voulais, vider la cale en un tournemain, sans même être essoufflé ! Cependant, les cordes étant en quelque sorte mon rayon, je vais m'occuper de celles du grand mât. Et je ne ferai pas que vérifier leur état, non : je les accorderai, afin que, quand souffle le vent, elles produisent une véritable symphonie !
Il sourit et, sans perdre plus de temps, s'attela à la tâche.

Le halfelin se contenta d'en rire et se mit au travail de son côté, contrôlant l'état du pont et des rambardes. La vérification du gréement du grand mât occupa le barde pendant un certain temps, tandis que le soleil déclinait déjà sur le port, et il put observer, d'un oeil distrait, le mouvement des navires sur la Houleuse et l'activité des quais voisins. Il repéra plusieurs cordes qui devaient être changées, deux accrocs dans la toile de la grand voile, des endroits où des insectes semblaient avoir attaqué le bois, notamment à la vigie. Il terminait son inspection quand Guéric le rappela d'en bas pour l'informer que le dîner était servi dans la salle à manger et qu'il était l'heure de faire une pause. La nuit était tombée mais, tout à son travail, il s'en était à peine rendu compte. Une lune gibbeuse et rousse brillait au dessus de l'eau noire et putride de la rivière.
" N'oublie pas de consigner précisément ce que tu as vu, fit le halfelin en l'accueillant en bas. Sinon tu auras tout oublié après deux verres de vin."
Ils regagnèrent la salle à manger où se trouvaient tous les membres de la Réunion, en ce compris Constance et Ombeline, à l'exception de Meloenn et Arion, sans doute repartis pour leurs pérégrinations nocturnes. Kerun n'était pas rentré non plus. Aliosha termina de remplir une assiette puis s'éclipsa. Elle avait l'air épuisée mais radieuse. Lena, en apercevant Taliesin, lui décocha un sourire amical et reconnaissant. Les autres le saluèrent comme il prenait place.

Appliquant les conseils du halfelin, Taliesin avait pris le temps, avant de rejoindre la salle commune, de coucher sur le papier le résultat de ses observations : dans l'absolu, reprendre tout à zéro le lendemain ne l'aurait pas dérangé, tant il était avide d'occupations prenantes. Cependant, le travail ne manquait pas et recommencer une tâche déjà accomplie ne serait guère utile à l'organisation...
Il ne sut que penser de l'absence de Kerun : était-ce un bon ou un mauvais signe ? Impossible à dire, même si son pessimisme viscéral reprenant le dessus, il imaginait l'agent secret s'acharnant en vain. Il préféra toutefois ne pas trop s'attarder sur le sujet et ne posa aucune question à Lena : si elle avait des informations à lui transmettre, elle le ferait. Il se contenta de donner le change et de mimer la bonne humeur, parce qu'à force de jouer la comédie, on se laissait parfois prendre au jeu. Il se concentra également sur le repas, fort bon comme de coutume. En revanche, il s'abstint de boire de l'alcool, craignant les affres dans lesquels l'ébriété risquait de le plonger...

La fin du repas vira à la réunion improvisée. Meloenn était ressortie jouer de la musique pour les nantis. Arion traînait dans les ombres. On n'avait pas de nouvelles de Kerun. Les prouesses de Taliesin furent saluées comme il se doit, Elliot avait repris connaissance et mangé déjà un peu. Il était déboussolé mais semblait déjà retrouver un humour caractéristique, son état était rassurant. Sedanius s'interrogea sur l'utilité d'user de la même couverture pour approcher le paladin des arènes. Même si Deverell n'était pas blessé, son maître était le genre de personnes qui pourrait se montrer intéressée par le produit proposé par Taliesin. Abel avait une entrée via une équipe de gladiateurs nains affranchis et Lena avait entendu dire qu'il y avait moyen de payer les services de certains des combattants soit pour une nuit, soit dans des buts de reproduction. Elle ne savait pas si le paladin entrait dans ce genre de combines. De son côté, Ybarra voulait savoir ce qu'on ferait de ces costumes d'Infortunés, qu'on avait repliés et rangés dans un coin de la pièce.

-Nous ne tarderons pas à comprendre à quoi ils peuvent bien servir, lui répondit Taliesin, sûr de son fait. Ce n'est pas la première fois que le pipeau procure des objets dont l'usage demeure obscur un certain temps. Mais ils finissent toujours par avoir leur utilité, je dirais même par se révéler cruciaux.
Concernant Deverell, réemployer le subterfuge qui avait fonctionné pour Eliott lui semblait hasardeux : peut-être serait-ce une bonne technique d'approche, oui, mais à moins que le paladin ne soit gravement blessé, c'est sur d'autres combattants que son propriétaire voudrait voir testés les produits, et les risques que le ruse soit éventée seraient grands, puisqu'une potion de soin était reconnaissable pour qui avait un œil exercé. De surcroit, avec cette couverture, il ne serait à aucun moment question de racheter le Luménien... D'autres méthodes lui semblaient donc préférables mais, en fin de compte, il s'en remettrait à la décision du groupe, dont les membres étaient bien mieux placés que lui pour décider de ce qui pouvait ou non fonctionner.

Ils continuèrent à palabrer sans prendre de décisions, et à nouveau, des sous-groupes se formèrent. Perceval félicita Ombeline pour sa décision de se joindre à eux, sans réaliser que Sedanius et Ybarra échangeaient un regard chargé au-dessus de sa tête. Abel et Lena persévérèrent sur le problème des arènes, jetant mille idées sur la table, et Constance entretint Guéric et Taliesin des réfections de la Liberté. Si le barde avait encore du temps dans les jours à venir, il restait pas mal de choses à faire. Le temps passait, la nuit s'étendait, Aliosha reparut, souriante, mais Kerun manquait toujours. Finalement, certains se levèrent pour aller dormir. Tout le monde semblait hésiter à le faire, en fait, mais il était tard, et Ybarra encouragea ses troupes à lever le camp et à prendre du repos. Constance, puis Perceval et Sedanius, Abel et Aliosha partirent, Guéric demeura, ainsi que Lena et Ombeline. Ybarra finit par convaincre l'Ilmate de monter à son tour, et ne restèrent plus que la drow, qui lisait à son bout de table, et le halfelin, qui lorgnait sa chope de bière avec lassitude. Tous deux semblaient attendre un signal du barde pour partir, mais Taliesin devinait qu'ils ne le feraient pas tant qu'il ne bougeait pas et qu'ils ne se laisseraient pas convaincre de l'abandonner derrière.

Quand il comprit leur manège, le barde se fendit d'un sourire mi-amusé, mi-embarrassé.
-Allons, vous ne devez pas vous inquiéter comme ça pour moi... Ce n'est pas la première fois que je suis rongé par l'angoisse : je sais donc comment me protéger. Et même si Kerun revient avec les mauvaises nouvelles auxquelles je m'attends, je n'aurais d'autre choix que de tenir bon. J'ai fait le serment de secourir Deverell et de me livrer aux autorités luméniennes. Or, je ne suis pas un parjure... De surcroît, je devrai informer Victor de vive voix... Bref, je ne ferai pas de bêtises, n'ayez aucune crainte.
Il se leva.
-Je crois m'être assez fatigué aujourd'hui pour pouvoir m'endormir rapidement. Et j'agirai de même demain : ne jamais rester les bras croisés, m'occuper en permanence la tête et les mains, c'est ce qui me réussit le mieux, dans de telles circonstances. Je compte donc sur vous pour me harasser de travaux divers et variés !
Il leur sourit à nouveau puis prit la direction de la chambre qu'il partageait avec Guéric.

I]Au moment exact où Kerun poussa la porte.[/I]
" J'espère que vous m'avez gardé à manger." fit l'agent secret avec une grimace.
Lena se leva et fila à la cuisine.
" Tu es un peu sale." remarqua Guéric, d'un ton faussement léger.
Kerun baissa les yeux sur le sang qui maculait sa veste et haussa les épaules.
" Tant que ce n'est pas le mien, ma foi."
Il attendit que Taliesin se soit rassis pour poursuivre.
" Désolé pour le délai, ça a été un peu plus compliqué que prévu... Et je n'ai pas de nouvelles claires. Apparemment, Galathée a fait partie d'un lot prévu pour les devoirs de travaux pratiques de jeunes mages en formation. Ces esclaves sont achetés par l'Ecole mais sont immédiatement revendus aux Disciples, comme ils les appellent, juste avant leur mois de congé, pour qu'ils puissent continuer à pratiquer à domicile. Donc, a priori, Galathée n'est pas restée à l'Ecole mais est tout de suite ressortie, direction... direction je ne sais pas où. Je n'ai pas eu accès aux registres, s'introduire dans cet endroit relève de l'impossible, et le préposé aux achats n'en avait aucune idée. Donc, je pense qu'on en revient à cette grande villa et son beau jardin."

-Merci pour ces nouvelles et pour tout le mal que tu t'es donné afin de les obtenir, Kerun, dit-il, sincère. Sur un plan pratique, elles sont encourageantes, puisqu'il sera plus facile de pénétrer dans une demeure du Havre Bourgeois que dans cette fichue école. Pour le reste...
Il n'acheva pas la phrase, se contentant d'un soupir. Les travaux pratiques du disciple auquel on avait remis Galathée avaient pu se révéler au mieux très éprouvants pour cette dernière. Et au pire... Peut-être était-elle morte depuis déjà bien longtemps. Peut-être étaient-ce ses restes que Lathandre avait localisés : on avait pu les enterrer dans le jardin, tout bonnement, espérant qu'ils fourniraient de l'engrais à un arbre vénérable ou à quelque massif floral...
Il frissonna. Penser à autre chose devenait impératif.
Plus facile à dire qu'à faire.

" Pour le reste, nous la trouverons, dit l'agent secret, avec un calme sourire. J'ai besoin de quelques heures de repos, puis je ressortirai."
Il passa deux mains sur son visage et se dérouilla lentement les épaules. Lena reparut avec une assiette et une chope qu'elle posa devant lui. Il sourit et donna la boisson à Guéric.
" Je ne bois pas d'alcool." se défendit-il à l'intention de la drow.
Celle-ci haussa les sourcils, avec une grimace à l'avenant.
" Ça existe ?
— Ça existe." répondit Guéric en secouant la tête, dépité.
La jeune femme sourit puis retourna vers la cuisine.
" Et ici ? Des progrès ?"

Si les recherches se concentraient sur le Havre, peut-être accompagnerait-il Kerun : là-bas, il pourrait se rendre plus facilement utile, et courrait moins de risques d'être reconnu, surtout s'il était grima grâce à un sortilège. Toutefois, avant qu'il n'ait pu pousser plus avant la réflexion, l'agent secret changeait de sujet, et il saisit la balle au bon :
-Sedanius, Perceval et moi avons récupéré Eliott. Il a été soigné et va déjà beaucoup mieux. Il se trouve dans une chambre du premier.
Et il sourit au Luménien, espérant que cette nouvelle lui mettrait du baume au cœur. Il méritait bien un peu de réconfort, après les épreuves des jours précédents et de la matinée, après tous les efforts consentis pour retrouver Galathée.

" Ah bon sang... murmura Kerun et il pinça les lèvres, comme s'il devait contenir son émotion. Je sais que perdre des agents fait partie du métier, j'en perds sans cesse, mais de cette manière..."
Il eut un geste avorté.
" J'irai le voir demain matin. Il faut que je discute avec lui pour déterminer s'il peut rester ici ou s'il veut rentrer."
Lena était revenue, elle lui tendit un verre d'eau pure qu'il but d'un trait.
" Nous ne lui avons pas dit... et il ne sait pas... que...
— Je sais. Je pense qu'il est inutile qu'il le sache, au moins dans un premier temps. Mais il doit savoir qu'il a été démasqué... C'est un risque important pour lui, si l'un d'entre vous venait à être capturé et le vendait pour ce qu'il est réellement... Il n'est sans doute pas prudent qu'il reste. En même temps, il a une certaine expertise, désormais... Je dois en parler avec lui et avec Ybarra."

-Je suis sûr qu'en discutant ensemble, à tête reposée, vous ne tarderez pas à trouver la meilleure solution qui soit, dit-il. Et n'aies crainte, nous n'oublions pas Calliope. Nous nous en occuperons dès demain, si c'est possible. Je suis tout prêt à participer à l'opération, d'ailleurs. Mais si tu penses que je peux t'aider pour la suite de l'enquête concernant Galathée, n'hésite pas à me le dire : comme il n'est plus question d'infiltrer l’École du Necronomicon, ma présence sera sans doute moins problématique... Enfin, dans tous les cas, l'important est que je m'occupe, et j'irai là où je serai le plus utile.
Il se leva.
-Je vais aller fumer une dernière pipe dans la cour : j'ai besoin de m'aérer un peu... Puis je monterai me coucher : la journée a été longue et forte en émotions...

Taliesin eut le temps d'allumer sa pipe et d'en tirer une bouffée avant que Kerun ne le rejoigne. L'agent secret s'arrêta à côté de Taliesin, lorgnant la Liberté un moment, les bras croisés, sans rien dire. Le Luménien était légèrement plus grand que le barde, nettement plus carré, ils étaient aussi dissemblables que deux elfes puissent l'être, probablement.
" Comment te sens-tu ?" finit-il par demander d'une voix calme.

-Tant que je travaille sans relâche, tant que je ne me laisse pas envahir par l'angoisse ou le pessimisme, je pourrai faire face, répondit-il franchement. Les autres vont me trouver bizarre en me voyant ne m'accorder aucune pause durant la journée, mais qu'importe. Parce que je ne dois vraiment pas penser à ce que je soupçonne. Sinon, je m'écroulerai, et je doute de pouvoir me relever.
Il se concentra pour exhaler un rond de fumée aussi régulier que possible.
-Et de ton côté ? s'enquit-il.

" Ça va mieux, répondit-il. Finalement, c'est moins difficile d'être ici que sur la route. J'ai une mission précise, des choses à faire, les vieux automatismes reviennent à la surface, et les gens de la Réunion me laissent travailler. Je suis ennuyé d'avoir été identifié, cependant, car je ne sais pas jusqu'à quel point je peux leur faire confiance."
Il soupira et poussa un caillou oublié du bout de sa botte.
" Merci d'être allé chercher Elliot. C'est un bon gars et il ne méritait pas un sort pareil. Personne ne le mérite."

-Je suis bien d'accord, et je suis convaincu que tous les autres pensent de même, désormais. Aliosha, Lena et Perceval étaient contre cette décision, et s'ils n'ont pas osé s'opposer à sa mise en œuvre, ils ont continué à se renseigner au sujet d'Eliott et de Calliope. Et tu as vu comme ils ont été prompts à nous soutenir, quand tu leur a appris que tes agents n'étaient ni des traîtres ni des espions, mais que tu les avais placés là pour les aider... Sedanius, un temps aveuglé par sa conception de la justice, a effectué un revirement complet : je l'ai entendu dire à Ybarra, tout à l'heure, qu'ils avaient fait quelque chose de très mal. Elle aussi à ouvert les yeux, semble-t-il. En fait, il n'y a guère qu'Arion qui m'inquiète.
Nouveau rond de fumée, un peu mieux réussi que le précédent.
-J'ai été heureux de pouvoir le secourir, tu sais. Vraiment heureux. Et pas seulement parce qu'aller le libérer m'a évité de penser... au pire. J'ai besoin d'être utile, d'aider autrui. Et je pense que ça ne tient pas juste au fait qu'il me faille expier mes fautes.
Il sourit faiblement.
-Bref, ça m'a fait beaucoup de bien. J'espère que je pourrai continuer à rendre de tels services dans les jours à venir.

" Tu le pourras certainement, Taliesin. Mais si tu le désires... Prends quelques heures de repos et allons tout de suite dans le Havre. Si nous repérons les maisons adéquates, Meloenn pourra nous dire lesquelles abritent des jeunes mages. Je ne connais pas ton aimée, mais nous n'avons nulle raison d'attendre encore pour lui venir en aide. D'autant qu'il nous faudra plus d'une nuit pour avoir fait le tour de ces énormes maisons... Cependant, si tu préfères, je peux continuer seul et te garder informé de mes progrès. Je le comprendrais parfaitement."
Il poussa un bref soupir.
" Quant à Arion, il faudra que je lui parle, ajouta-t-il. D'urgence, sans doute."

-Je suis de ton avis, pour Arion. Et là encore, si je peux t'être d'une quelconque utilité, n'hésite pas à me le dire. Quant à Galathée... J'ai envie d'enquêter, Kerun. Très envie. Simplement, j'ai peur de provoquer une catastrophe. Je sais que les chances de la retrouver vivante sont infimes, mais si elles existent, je ne veux pas tout gâcher en m'impliquant, en démontrant à nouveau ma propension à faire échouer les missions qui me tiennent le plus à cœur. Toutefois, je participerai si ma présence est nécessaire, ou si elle ne constitue pas un danger. En l'occurrence, je suis tout prêt à explorer le Havre Bourgeois en ta compagnie.

" Parfait, fit le Luménien en lui donnant une tape amicale sur l'épaule. Nous partirons d'ici trois heures. Ça te laisse le temps de te trouver une tenue adéquate et de te reposer un peu. Si je puis me permettre, je pense qu'une transe sera plus efficace que ce sommeil humain auquel tu sembles aimer t'adonner..."
Il eut un sourire, puis se rembrunit.
" J'ai viré Arion des services secrets moi-même. Je doute donc qu'il soit très réceptif à mon discours. Nous devrons sans doute le surveiller... Surtout moi. Je ne comprends pas que la Réunion l'ait recruté... Mais c'est un ajout récent. Elliot et Calliope m'en auraient averti, s'ils en avaient eu l'opportunité. Mais c'est ma cuisine interne... Nous sommes trop bons, dans les services luméniens : nous devrions éliminer les gens dont nous nous séparons, ce serait beaucoup plus sûr... Mais on est ce qu'on est. Enfin... Je vais te laisser te reposer."

-Je penserai toujours qu'il vaut mieux ne pas tuer quand on peut l'éviter. De plus, une bienveillance telle que celle qu'on croise à Luménis est si rare... Je suis heureux que la dictature ne l'ait pas totalement fait disparaître. Mais pour en revenir à Arion... Je pense qu'il veut vraiment se rendre utile mais que sa rancune envers les services secrets l'aveugle. Je crois que c'est elle qui a influencé négativement l'organisation. Il faudrait pouvoir le raisonner, car c'est désormais la seule source d'inquiétude, en ces murs. Comme je l'ai dit, j'aiderai, si je le puis.
Il vida sa pipe et écrasa les braises sous sa semelle.
-Bon, une tenue, donc... J'ai repéré une luxueuse robe de mage : ça pourrai convenir, non ? Jugerais-tu préférable des vêtements de bourgeois ? Quant à la transe, je vais voir ce que je peux faire. J'ai appris cette technique assez tardivement : ayant été élevé par des humains, j'ai naturellement adopté leur mode de repos... Celui des elfes, je ne l'utilise jamais spontanément.

" Je pensais que tu allais grimper sur les toits avec moi ! s'exclama Kerun, amusé. Un bon bourgeois qui traîne dans la rue aussi tardivement... Comment vas-tu le justifier ? Mais c'était peut-être une mauvaise idée, après tout... Nous serions plus efficaces au petit jour, avec une bonne couverture... Je suis certain que tu pourrais faire croire n'importe quoi à n'importe qui... A moins que..."
Son sourire s'élargit.
" Tu pourrais jouer le mage qui a perdu son familier... Ton chat noir qui s'est enfui, suite à une expérience qui a mal tourné dans ton laboratoire... Ce serait sûrement parfait ! Et Lena pourra te donner l'apparence adéquate."

-Grimper sur les toits ? Kerun, je ne suis pas un acrobate ! Je tomberai tôt ou tard, me cassant la jambe ou me rompant le cou. Quant à ton idée de couverture, elle est parfaite, mais je crains que les métamorphoses de Lena n'aient qu'une durée très limitée. Il faudrait qu'on lui demande ce qu'il en est.
Il rangea la pipe dans sa poche puis fit un pas en direction de la porte.
-Allons y immédiatement : avec un peu de chance, elle n'est pas encore montée se coucher. Si la solution que tu proposes n'est pas réalisable, pour une raison ou une autre, nous attendrons l'aurore pour en appliquer une autre. Cependant, ma présence ne doit pas être un handicap : si tu juges préférables de sauter de toit en toit, tu dois le faire. Je me consacrerai à une tâche pour laquelle je suis moins malhabile...

Quand ils eurent exposé leur idée à Lena, elle se montra enthousiaste et exigea de les accompagner... jusqu'à ce qu'elle réalise qu'elle avait déjà grillé le sortilège nécessaire au petit matin, lorsqu'ils étaient allés utiliser le pipeau.
" Est-ce qu'un déguisement serait suffisant ? demanda-t-elle. Après tout, tu l'as fait pour Elliot, et la nuit est tombée... Ça ne serait pas complètement idiot. D'autant que tu as toujours les cheveux noirs.
— Je n'ai aucune idée du nombre de mages elfes qu'on trouve en ville, dit Kerun avec une grimace. Mais avec tes pouvoirs de persuasion, les risques ne sont peut-être pas très élevés, effectivement."
Guéric, lui, ronchonnait devant sa bière.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences