La Couronne de Cuivre

-Exemplaire, exemplaire, faut le dire vite : vous avez essayé de me voler mon dragon ! Mais malgré cela, je n'ai jamais eu l'intention de me moquer de vous. Je vous expose simplement la situation générale. Je peux, si vous le souhaitez, vous exposer certaines rumeurs, vous donner des détails à propos des cités sur lesquelles j'ai enquêté, vous parler des vieilles routes cachées qui permettent de traverser les marais en courant moins de risques ou encore des moyens qui existent pour éviter la confrontation avec les Paludiers. Enfin, avec les tribus pour lesquelles la négociation est envisageable...

" Je n'ai jamais entendu parler de ces... Paludiers. Qu'est-ce donc ? Des êtres humains ? Ah..."
Il secoua la tête.
" Mais vous allez aiguiser ma curiosité et ensuite, je serai frustré. Albérich n'aura sûrement aucune intention d'aller crapahuter dans les marécages... L'odeur déjà... Je n'ose imaginer."
Il jeta un coup d'oeil à la bouteille, se resservit, puis se carra dans son siège.
" Mais racontez-moi quand même... Ça ne peut pas faire de mal."

-Commençons par les Paludiers... Si je me souviens bien, à l'origine, le terme désignait uniquement les gens qui travaillaient dans les marais salants, sur la côte. Puis, par extension, il a été attribué à tous ceux vivant dans les zones sauvages des Landes, sans tenir compte de leur localisation précise ou de leur race - il y a des hommes, des elfes, des orques... Au final, leur seul point commun est leur organisation tribale. Pour le reste, on trouve parmi eux des groupes tout à fait fréquentables, comme celui dont est issue mon épouse, d'autres plus hostiles, d'autre encore, carrément belliqueux, s'adonnant au cannibalisme et à des rites innommables... Quand le son de leurs tambours résonne dans la brume, mieux vaut se carapater en quatrième vitesse...

Hubert haussa les sourcils.
" D'accord, des cannibales avec des tambours... Je vais être populaire, je le sens..."
Il sourit. Mais rien ne l'empêchait de se renseigner : c'était même plus sage, à bien y réfléchir. Il avait promis à Albérich de ne plus partir au hasard, après tout, il ne faisait que tenir ses engagements... Ça ne voulait en rien dire qu'il avait l'intention de les embrigader dans une aventure irréfléchie.
" J'imagine que les habitants des différents villages côtiers pourront me dire quel genre de Paludiers erre dans leurs environs... La version séduisante, ou la version massacrante."

Tobias grimaça.
-Ils vous le diront, oui... Enfin, dans une certaine mesure. Il faut reconnaître que les Paludiers ne font généralement guère d'efforts pour se lier aux habitants de la côte, mais, il n'empêche, ceux-ci ont tendance à tous les mettre dans le même sac, à tous les considérer comme des barbares sanguinaires. Il ne faudra donc pas prendre pour argent comptant tout ce qu'ils vous diront... Bon, et il y a aussi des exceptions, des villages entretenant de bonnes relations avec les tribus avoisinantes... Il n'y a pas de règle, en fait.
Le fermier hésita un instant, puis il reprit :
-Si d'aventure vous aviez besoin d'aide, de guides, bref, de gens connaissant bien l'intérieur des Landes... Rendez-vous aux Dents Grises. C'est un monument mégalithique, à une cinquantaine de lieues au sud de l'Estuaire et près de la mer, si bien qu'on peut, sans trop de mal, le rejoindre depuis la voie côtière. C'est un lieu de cérémonie pour la tribu de mon épouse, qui vit dans les environs. Ses membres se montreront méfiants à votre égard, mais non hostiles, et si vous leur parlez d'Ygrid, celle qui a épousé Tobias, ils deviendront très amicaux et accepteront de vous aider.

" Les Dents Grises et Ygrid. Je tâcherai de ne pas l'oublier. Merci, vraiment, pour ces informations, Tobias. Je doute que nous nous écartions de la route, même si vous me disiez que votre bibliothèque oubliée renferme un traité d'éducation écrit par Lathandre lui-même, mais on ne sait jamais ce qui peut se passer... Et puis peut-être qu'une fois le "gouverneur"... Je préfère, "régent", je dois dire, mais je pourrais me faire à "gouverneur"... Une fois que le gouverneur sera... là où il veut être... Peut-être me laisserai-je tenter par un petit voyage personnel..."
Il eut un sourire tranquille, étouffa un bâillement. Il était conscient de commencer à dériver et de raconter un peu n'importe quoi. Vu son gabarit, Tobias devait tenir l'alcool bien mieux que lui. Mais en réalité... Ça lui était parfaitement égal. Il n'était plus capitaine, sa réputation n'avait plus aucune importance, et d'abord, il ne faisait rien de mal, si ?
" Autre chose que je devrais savoir ? Je crois que je ne vais pas tarder à aller tester le tapis... Où sont vos garçons, d'ailleurs ? Ils sont foutrement solides, dites donc..."

Tobias jeta un regard sur la salle commune.
-Hum, Hans et Wilhelm discutent avec des damoiselles, Jonas avec un garçon de son âge... M'est avis que je n'arriverai pas à les faire monter tant que les autres seront là. Bah, qu'importe, ils ont bien mérité un peu de détente. Oh, j'allais oublier : le tarif est le même pour vous que pour le g... le régent. Vous prenez un lit, ou vous pourrez vous vanter d'avoir fait dormir les Ekhart à l'écurie !
Il redevint sérieux.
-Un dernier mot à propos des Landes. Jadis, les cités disparues étaient reliées par de solides routes pavées. Elles ne sont plus guère visibles aujourd'hui, enfouies sous la végétation ou les eaux stagnantes, mais elles sont toujours bel et bien là et elles constituent le moyen le plus fiable pour traverser les terres sauvages. Si vous vous retrouvez loin de la voie côtière, essayez de repérer leurs bornes, qui s'élèvent à environ 300 pieds les unes des autres. Ensuite, suivez-les : en général, elles suivent un trajet rectiligne. Enfin, quoi qu'il advienne, ne suivez jamais les lueurs des marais. Jamais; Même si elles ont l'allure de torches, de feux de camps... Ce sont des leurres, des pièges mortels.

" Je m'en souviendrai, dit le paladin, sérieux lui aussi. Mais plus vous me parlez de ces contrées, moins je pense que nous nous y enfoncerons... Elles me paraissent encore moins accueillantes que je ne le croyais... Je dois dire que je les avais imaginées plus... moins humides. En hiver, le danger doit être terrible de s'égarer dans une tourbière, de fouler un sol à peine gelé, traître, sans compter que la neige doit ensevelir ces précieuses bornes ou les métamorphoser... Je crois que si nous devions jamais nous y rendre... et je ne sais pas ce qui nous y pousserait... Nous n'avons plus l'âge de courir l'aventure pour le simple plaisir de l'émotion, je pense... Si jamais nous devions nous y rendre, je passerais d'abord par vos Dents Grises pour y quérir l'aide de quelqu'un d'expérimenté."
Il jeta un oeil sur la salle et sur ces adolescents increvables.
Je deviens vieux, songea-t-il. Où est le temps où je pouvais passer la nuit à chevaucher, la journée à combattre, la nuit suivante à boire et danser ? Manque d'entraînement, rien d'autre.
Puis une autre idée jaillit dans son esprit.
" Par hasard, Tobias... Vous ne jouez pas aux Hermines ?"
C'était un jeu un peu snob, mais le fermier n'était assurément pas un paysan ordinaire...

-Si si, j'y joue. Enfin, pus précisément, j'y jouais et je dois avouer que je n'étais pas très bon : la patience, les stratégie élaborées, tout ça n'a jamais été dans mon style. Non, mon truc, c'étaient les charges sauvages. Du coup, je gagnais rarement. Sauf... Sauf contre l'un de vos collègues, en fait. Un paladin avec qui j'ai fait équipes quelques mois, avant... heu... avant que nous décidions, d'un commun accord, qu'il valait mieux que chacun d'entre nous poursuive sa route... séparément. Lui, c'est la seule personne qui ne m'ait jamais, jamais battu.

Le paladin sourit. Est-ce que c'était une sorte de défi par personne interposée ?
" Ecoutez. Je suis apparemment relativement mauvais, moi aussi. Je sais qu'il est tard et que nous ne sommes plus très frais... moi en tout cas... Mais... Vous avez envie d'y jouer ? Je peux aller chercher le jeu sur la pointe des pieds... La seule chose que je vous demanderais c'est que... le résultat de la partie reste un secret entre vous et moi, quoi qu'il advienne..."
Hubert essaya d'anticiper son état d'esprit, dans le cas où il se ferait écraser par Tobias (chose qui, il devait bien l'avouer, était hautement probable). Difficile à dire : il était trop fatigué. Mais les humiliations successives que lui avaient infligées Albérich ces derniers mois l'avaient rendu philosophe. Tant que le Luménien n'en savait rien, après tout... Il survivrait. D'autant que Tobias sortirait de sa vie dès l'aube et ne pourrait pas parader très longtemps.

Le fermier hocha la tête.
-Très bien, allons y pour une... ou quelques parties. J'aime autant surveiller les garçons du coin de l’œil, au cas où... Quant au résultat, ne vous inquiétez pas, il restera secret. D'abord parce qu'il est probable que vous me battiez à plate couture, et qu'en bon fanfaron, je préfère taire mes défaites. Ensuite, parce que si, par un hasard extraordinaire, je triomphais, il serait dangereux pour moi de m'en vanter : les dieux n'aiment guère qu'on parade outrageusement après avoir reçu d'eux un petit coup de pouce...

Quelques parties ?! Tobias devait avoir un mode de jeu bien brutal s'il pensait pouvoir aligner ses Hermines plus d'une fois avant l'extinction des feux. A moins que les Ekhart aient vraiment l'intention de s'offrir une nuit blanche. Lui-même ne pouvait pas se le permettre... Sauf s'ils retardaient à nouveau leur périple d'un jour. Mais Albérich ne comprendrait pas et il risquait de changer d'avis à propos des Landes, s'il lui laissait trop le temps de réfléchir. Non, une partie suffirait.
" Je reviens. Et je prends les Blanches, j'espère que ça ne vous gêne pas, mais je n'ai jamais compris la tactique de base des Brunes..."
Il se leva, constata avec soulagement qu'il avait encore tout son équilibre, et grimpa rapidement au premier pour aller chercher le jeu. Une fois dans la suite endormie, il regretta qu'Albérich ait fermé la porte de sa chambre. Il avait une petite envie d'aller y jeter un oeil, juste par acquis de conscience, vérifier que tout allait bien, rien d'autre, mais s'il réveillait le Luménien en faisait couiner les gonds, il aurait bien du mal à expliquer sa subite intrusion. Aussi resta-t-il quelques secondes à écouter le silence, en vain, et se sentit curieusement bien, un effet secondaire de ce vin délicieux qu'on leur avait servi au dîner, sans nul doute. Il se prit à sourire. N'importe quoi.
Il attrapa le jeu d'Hermines et redescendit à l'étage inférieur, prêt à en découdre.

Une fois n'est pas coutume, Tobias s'était montré modeste, car il n'était ni aussi mauvais, ni aussi enclin aux charges inconsidérées qu'il ne l'avait laissé entendre. Entre les deux hommes, d'un niveau équivalent, débuta donc un furieux affrontement au cours duquel chacun déploya sans compter toutes ses ressources pour ne pas perdre la partie... et la face. Les sourcils froncés, le front plissé, le fermier tenta maints coups bien pensés qui auraient eu raison du paladin si celui-ci n'avait bénéficié d'un maître aussi doué qu'Albérich.
-Vous avez gagné, finit par soupirer Tobias. Ce fut une belle partie. Mes félicitations.
Il sourit et tendit la main à son vainqueur.
Autour d'eux, la salle était curieusement silencieuse, et un regard suffit aux deux belligérants pour constater qu'elle était déserte, hormis les trois fils Ekhart, à demi endormi sur un banc. Apparemment, ils avaient joué au moins une bonne paire d'heures...

Hubert eut bien du mal à ne pas sauter sur ses pieds pour pousser un cri triomphant. C'était la première fois qu'il remportait une partie en plus de deux mois, et, en réalité, vu qu'il n'avait plus joué depuis plusieurs années au moment où Albérich avait débarqué à Solarcis, la première fois depuis une éternité, tout simplement. Mais Tobias était digne dans la défaite, il se montra donc digne dans la victoire et lui serra la main.
" Vous êtes beaucoup plus doué que vous ne l'aviez laissé entendre. Ou alors je suis beaucoup plus mauvais. Mais je pense que vous êtes bon. Surtout si vous n'avez plus joué depuis des lustres. Je n'ai pas cette bonne excuse. Merci, en tout cas."
Il tourna les yeux vers les adolescents.
" Pauvres gosses, ils n'ont pas osé nous interrompre... Allons nous coucher... Le soleil va se lever beaucoup beaucoup beaucoup trop tôt..."
Il se remit péniblement debout et termina de ranger les pièces du jeu, avant de se diriger vers les étages. Restait la question épineuse des lits... qu'il allait falloir régler sans réveiller Albérich.

L'affaire se régla cependant sans le moindre heurt, sans doute parce qu'Hubert fut mis devant le fait accompli sans avoir pu ne serait-ce que protester. Lorsque, silencieux comme des ombres, ils furent parvenus dans la suite seigneuriale, Tobias jeta un regard autour de lui puis fit un geste : l'instant suivant, ses fils s'étaient installés devant la cheminée, tandis que le fermier lui-même prenait possession d'un fauteuil.
-Je vous souhaite la bonne nuit, capitaine, souffla-t-il en arborant un large sourire.

Le paladin, que la partie d'Hermines avait passablement épuisé, se contenta de hausser les épaules et de se replier dans la petite chambre. Qui était-il pour affronter et vaincre quatre Ekhart, après tout ? Même pas un dracoliche puant. Autant rendre les armes avant la défaite. Un paladin ne se rend pas mais ne s'écrase pas contre des remparts imprenables pour le plaisir des cicatrices, non plus.
Il se déshabilla rapidement et se glissa entre les draps frais de son lit, absolument satisfait de son sort. Le sommeil le fuit un certain temps, cependant, comme il ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur les jours à venir. Il ne s'en inquiéta pas, contemplant le plafond invisible dans les ténèbres, laissant questions, pensées, craintes et espoirs s'entrelacer dans son esprit sans tenter de les contrôler. Puis il finit par sombrer, sans heurts. Il savait que Lathandre veillait et c'était bien suffisant.

Sans le savoir, c'est à peu près au même moment qu'Albérich et Hubert émergèrent, éveillés peut-être par les rayons de soleil filtrant par les interstices entre les volets ou par la rumeur, lointaine et étouffée, provenant de la salle commune. Pour le reste, la suite était plongée dans le plus complet des silence, ce qui signifiait soit que les Ekhart dormaient toujours - et ne ronflaient point -, soit qu'ils étaient déjà descendus. En tout cas, une chose était certaine : devoir partager le tapis n'avait pas amené les fils de Tobias à se battre ou à causer quelque catastrophe. Leur fatigue avait du jouer, sans doute...

Albérich se sentait parfaitement reposé : il avait dormi comme un loir. Il n'avait aucune idée du bruit qu'avaient pu faire les Ekhart et Hubert en montant se coucher, n'avait aucune idée de l'heure qu'il était et constatait avec soulagement que le paladin n'avait pas eu l'idée lumineuse de l'arracher à ses couvertures. Il faisait jour, en tout cas. Mais il n'était pas pressé. Après tout, il n'avait aucune tâche sur le feu, aucune mission, aucune réunion, pas le moindre rendez-vous, pas d'urgence, pas de problème à résoudre, d'ego à apaiser, de crise à solutionner.
Je suis en vacances, songea-t-il, pour la première fois depuis qu'il avait été chassé — il fallait bien donner leur nom aux événements — de Solarcis.
Ça n'avait rien de réjouissant, tout bien considéré. Il avait été en vacances en hiver, au printemps, en été, déjà... Et pour la première fois de sa vie. Ce n'était pas ce dont il avait envie, il le savait, désormais.
Il soupira et repoussa les couvertures, décidé à aller jeter un coup d'oeil dans le petit salon, à pas de loups, pour ne réveiller personne...

Sitôt la porte de sa chambre entrouverte, Albérich constata que ses précautions étaient inutiles, hormis, peut-être, pour Hubert : car des Ekhart, nulle trace. Le petit salon était désert et si bien rangé qu'on pouvait douter que quiconque y eut passé la nuit. Seul signe d'une présence récente : on avait entretenu le feu qui crépitait joyeusement dans l'âtre.

Hubert émergea à ce moment-là, l’air passablement vaseux, et Albérich le dévisagea avec une grimace.
« Et bien, fit le Luménien. Tu ferais peut-être mieux d’aller tout de suite te recoucher.
— Parle moins fort, tu veux. » lui rétorqua le paladin en passant une main sur son visage chiffonné.
Albérich ne put s’empêcher de sourire.
« Ça sent l’infusion de bourrache… » fit-il.
Hubert secoua la tête.
« De l’eau me suffira… Où sont les Ekhart ? J’espère que Tobias ne s’est pas fait la malle sans mon courrier… Il est fichu d’avoir pris la tangente… Faut que je m’habille. »
Sans autre forme de procès, le paladin battit en retraite dans sa chambre. Ce fut alors le silence. Albérich compta jusqu’à dix. Jusqu’à cent. Puis poussa la porte, doucement. Hubert gisait face contre son oreiller, parfaitement endormi.
L'ancien clerc haussa les épaules, alla se changer, et gagna la salle de l’auberge.

Inondée par l'abondante lumière d'un soleil qui, depuis un certain temps déjà, s'était arraché à l'horizon, la vaste pièce bruissait d'une bruyante animation, quoique maintes tables fussent déjà libres : bien des voyageurs s'étaient, à coup sûr, lancés sur la route aux premières lueurs de l'aube. Les trois fils Ekhart, éparpillés dans la salle, discutaient avec des jeunes gens de leur âge, tandis que leur père, installé à la même place que la veille, achevait un plantureux petit-déjeuner. Ayant remarqué Albérich, le fermier lui adressa un sourire et un signe amical de la main.

Le Luménien se dirigea vers lui et s'installa à son tour gratifiant, au passage, l'aubergiste d'un signe.
" Bien le bonjour, Maître Ekhart, annonça-t-il. J'ose espérer que vous n'avez pas trop mal dormi... Je suis vraiment confus que vous ayez du vous contenter d'un fauteuil... Mais je ne peux pas croire qu'Hubert ne vous ait pas proposé le lit. J'en déduis donc que vous lui avez opposé des arguments qu'il n'a pas été capable de réfuter... dans l'état dans lequel il était à ce moment-là."

-Il a la gueule de bois ? s'étonna Tobias. Pourtant, hier, il paraissait juste éméché, non ivre mort... Enfin, j'imagine qu'on n'a guère le droit de beaucoup boire, quand on exerce les fonctions de capitaine du Rayon, si bien qu'il a dû perdre l'habitude de l'alcool... Du coup, je me demande si je ne vais pas coucher par écrit les informations que je lui ai données hier à propos des Landes : ce serait dommage qu'il les ait oubliées. Et puis, j'ai le temps, comme je dois attendre qu'il rédige et me remette une lettre... Sinon, pour en revenir à votre question, disons que j'ai utilisé avec lui les mêmes arguments qu'avec vous. D'abord parce qu'il n'aurait pas été normal que nous vous privions de vos lits, ensuite parce que d'âpres négociations au beau milieu de la suite vous auraient réveillé.

" Je ne sais pas s'il a la gueule de bois... En tout cas, il m'a eu l'air... Ah non... Le voilà."
Hubert les cherchait en effet du regard, l'air à peine mieux réveillé qu'un peu plus tôt, mais habillé, au moins. Quand il les eut repérés, il les rejoignit, gratifiant au passage Albérich d'un regard meurtrier. Celui-ci prit une mine scandalisée.
" Je n'ai rien dit." se défendit-il.
Le paladin ne répondit rien, manifestement peu convaincu, puis se tourna, affable, vers Tobias.
" Je suis heureux de vous voir. Je craignais que vous n'ayez quitté l'auberge sans ma chaleureuse lettre de recommandation."

-Vous parlez de la traitresse missive par laquelle vous escomptez bien m'écarter de toutes les opérations et vous attribuer toute la gloire liée à la découverte de notre ami le tas d'os ? Allons, messire capitaine, je ne serais jamais parti sans elle ! Je suis trop curieux de voir par quels moyens vous allez essayer de m'évincer... Ce sera un exploit si vous parvenez à être convaincant, vu la sévère gueule de bois dont vous souffrez.
Il se tut comme l'aubergiste approchait, portant un plateau débordant sous les victuailles. Comme la veille au soir, l'homme entendait manifestement gâter ses meilleurs clients.

" Quelle gueule de bois ?" demanda le capitaine.
Il se tourna vers l'aubergiste qui terminait de disposer leur pitance.
" Auriez-vous par hasard un parchemin et une plume ? Merci."
Il refit face à Tobias tandis qu'Albérich contemplait avec inquiétude les monceaux de nourriture qu'on leur avait apportés. Il espérait vraiment que l'aubergiste leur ferait un prix, sans quoi même si les villages de leur périple regorgeaient d'auberges, ils seraient forcés de bivouaquer dans la broussaille.
" Tobias, vous êtes un homme de peu de foi ! Je vous l'ai dit hier, je n'ai nulle intention d'essayer de vous évincer. Contrairement à ce que vous croyez, je suis capable de reconnaître une cause perdue, et je ne suis pas homme à m'esquinter en vain. Je garderai donc mon énergie, et ma verve, pour des combats que j'ai une chance, même infime, de remporter. Vous voulez couper la tête d'un dracoliche squelette des enfers ? Ma foi, vous êtes adulte ! J'aimerais juste m'assurer qu'il y a quelqu'un avec vous pour immortaliser l'instant."

-Pour immortaliser... Mais c'est une merveilleuse idée ! Qu'aviez-vous en tête, messire ? Un barde qui mettrait mon exploit en chanson ? Un peintre ? Un sculpteur ? Voire un mage qui capterait la scène et l'enfermerait dans une boule de cristal, afin qu'elle puisse être revue à l'infini ?
Il sourit de toutes ses dents.
-Allez, rassurez-vous, je n'ai aucune intention de tuer moi-même le monstre. Non, je compte simplement le capturer. Jonas m'a dit que je devrai m'en servir comme monture pour voler à votre secours, lorsque vous serez en mauvaise posture, en quelque point reculé des Landes...

Albérich ne put s'empêcher de rire tandis qu'Hubert portait une main désespérée à son front et se la passait sur le visage.
" Je crois que vous n'avez pas besoin de barde, vous ferez parfaitement l'affaire tout seul. Si vous survivez, cela s'entend. Mais en réalité, je pense que cette bestiole n'est pas bien dangereuse : vu sa constitution, même si elle vous gobe, vous vous retrouverez simplement prisonnier de sa cage thoracique, avec tout le loisir de la débiter en rondelles d'os. Par contre, la chevaucher doit faire diablement mal aux fesses."
Il attrapa un petit pain encore chaud et l'ouvrit en secouant la tête.
" Des cannibales, des tambours et Tobias Ekhart sur son dracoliche de compagnie. Notre périple s'annonce sous les meilleurs auspices.
— Puis-je en savoir plus sur les cannibales ? s'enquit Albérich tout en se servant une tasse de thé.
— Plus tard ?" proposa Hubert.
Albérich le dévisagea, soupçonneux, mais le paladin lui retourna une expression parfaitement neutre.
" Bon, ne trainons pas. Je voudrais que nous soyons à Valfrêne en fin d'après-midi."

-Si j'étais vous, je voyagerais au triple galop et essayerais d'atteindre le village en début d'après-midi, fit Tobias, très sérieux. Apparemment, on redoute pour aujourd'hui un nouveau blizzard, au moins aussi violent que le précédent. Toutefois, dans le cas où vous seriez pris par la tempête avant d'être arrivés à bon port, je peux vous indiquer une petite grotte bien tranquille sur le bord de la route...
Sur ces entrefaites, l'aubergiste arriva avec du parchemin et un encrier.

" Vous êtes gentil, mais nous allons galoper." fit Hubert avec un sourire narquois.
Il remercia ensuite l'aubergiste et se pencha sur le parchemin. Albérich l'observa du coin de l'oeil et il se produisit exactement ce qu'il avait craint depuis qu'il avait entendu parler de ce pli : Hubert resta pétrifié devant sa page blanche. Le Luménien décida de lui offrir un peu de temps et d'intimité en se tournant vers Tobias.
" C'est quoi, cette histoire de cannibales et de tambours ?"
Comme il l'avait supposé également, le paladin était bien trop concentré sur sa tâche pour prêter attention à ses paroles.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil