La Couronne de Cuivre

Il se demanda s'il serait reparti avant que les trois jours ne se soient écoulés. Les moissons... Il était fatigué rien que d'y penser. En même temps, ce serait un bon entraînement pour ce qui l'attendait à la ferme...
-S'échauffer ? fit-il. Dans l'absolu, c'est une bonne idée. Mais là, maintenant, tout de suite, je crois que j'ai déjà assez chaud comme ça...
Ce qui était la pure vérité.
-Non, à mon avis, le mieux, c'est qu'on fasse... des devoirs. Vous voulez que je vous aide à réviser la géographie ou le calcul ?
Et de leur dédier à tous un sourire innocent.

Il reçut une grande éclaboussure d’eau en plein visage, puis Max lui sauta dessus et entreprit, avec sérieux et force, de le chatouiller.
« Venez les mecs ! Montrons-lui, à cette engeance fiélonne ! »
Taliesin dut bien constater que le corps de Gérold était terriblement sensible à ce genre d’attaque et dut, malgré lui, demander grâce. Max était plus costaud que lui.
« Ce genre de proposition scandaleuse doit valoir une punition ! s’exclama Antonin, qui s’était levé pour observer la scène : Max à califourchon sur son comparse.
— Pour l’exemple ! ajouta Max. Que proposes-tu, fiélon ? »

S'il avait dû céder face aux chatouilles, il n'entendait pas faire de même face à des menaces verbales : son amour propre de barde en aurait pris un sacré coup...
-Ce que je propose ? Et bien, si vous ne me relâchez pas immédiatement, je dirai au maître d'école que vous adoreriez qu'il remplace la sortie de l'après-midi par des cours normaux, de calcul si possible, et qu'il nous donne des tas de devoirs pour qu'on puisse réviser le soir !
Vu sa situation, pareille tirade n'était sans doute pas très indiquée mais voilà... On ne se refait pas.

" Une écrevisse dans le caleçon ! proposa Thyll, peu impressionné.
— On lui enlève tous ses vêtements et il doit rentrer tout nu chez lui ! ajouta Antonin.
— Hihi, ça c'est gênant... gloussa Henri.
— Je propose qu'on raconte dans tout le village qu'il veut devenir novice parce qu'il est amoureux de l'elfe !"
Un silence suivit cette déclaration.
" Ça c'est vraiment trop dégueu, Max."

Taliesin éprouva un vif élan de compassion pour la petite elfe, en butte au rejet de gamins qui n'avaient rien de méchant mais qui se montraient idiots face à la différence. Il ne savait pas comment le vrai Gérold aurait réagi mais lui ne pouvait abonder dans leur sens : ç'aurait été trahir celle qui, un siècle plus tard, allait devenir son ami. Non, le mieux était sans doute de faire en sorte que la conversation dévie.
-Vous voyez que je vous ai trouvé une chouette activité : m'inventer une punition ! A mon avis, vous devriez m'en remercier en ne me faisant rien du tout... déclara-t-il, avec son sourire débordant d'innocence.

" Ah, il nous détourne de la paresse, ce monstre !" s'exclama Max en le libérant.
Les autres rirent et s'écartèrent. Thyll regagna son ruisseau, Antonin reprit sa sieste, Henri retourna à sa pile de cailloux.
" Tu vas moissonner chez qui, finalement, Gérold ?" lui demanda alors Max, qui s'était adossé à son arbre, songeur.

Une nouvelle fois, il n'eut pas à jouer la comédie pour afficher une expression embarrassée.
-Je sais toujours pas, répondit-il. Ou alors ma mère me l'a dit un matin et j'étais encore tellement endormi que je n'ai pas retenu l'information... Je lui redemanderai.
En réalité, il espérait que la femme le lui dirait spontanément. Et il se demanda, par la même occasion, par quel moyen elle pouvait bien subsister à leurs besoins, puisque, apparemment, elle n'avait pas de champ à elle...

" J'espère que tu pourras aller avec Henri et moi chez Maître Firmin. Ce serait quand même dommage qu'on t'envoie de l'autre côté du bled...
— Aymeric va peut-être te réquisitionner pour l'encensoir, ou je ne sais quoi, intervint Antonin sans bouger un orteil.
— Y'a pas d'encensoir chez les Chauntéens, fit remarquer Henri d'un ton docte.
— Ça dépend si tu deviens novice avant ou après le début des moissons, à mon avis, dit Thyll en sortant une nouvelle écrevisse du ruisseau. Si t'es toujours des nôtres, c'est la p'tite elfe qui va lui servir d'assistante, et tu devras moissonner comme tout le monde."

Le barde tomba des nues. Ainsi, ils estimaient possible qu'il devienne novice avant les moissons, c'est à dire... dans les trois jours à venir ? Étaient-ils sérieux ou déliraient-ils complètement ? En tout cas, il se voyait mal entreprendre cette démarche : ce qu'il vivait ne semblait pas être réellement un songe, et s'il était là pour aider Valaellyn, il ne pouvait pas décemment interférer dans le destin de celui dont il occupait l'enveloppe charnelle. Ce genre de décision lui revenait, à lui et à lui seul.
-Il faut que je trouve le bon moment pour en parler à ma mère, et je sais pas quand ce sera, le bon moment... répondit-il, gêné.

" Faut te lancer, puisque tu es décidé." dit Henri, songeur.
Max rit joyeusement.
" Tu hésites, alors, finalement ? Je savais que tu hésiterais ! Ha ha ha ! Je le savais !
— C'est à cause de sa mère, t'as pas compris.
— Tu pourras encore nous filer les réponses, quand tu seras novice ? Ou bien ce sera considéré comme un péché ?"

Bon sang, mais qu'est-ce qu'ils avaient à l'enquiquiner avec ça ? N'existait-il aucun autre sujet de conversation ? Sans doute que si mais, étant tout juste arrivé dans le village, ne connaissant pas ces gamins le moins du monde, aucune idée ne lui venait à l'esprit. Peut-être finiraient-ils par passer d'eux-mêmes à autre chose ? Il l'espérait.
-Novice, c'est comme apprenti : je devrai apprendre, pas être tout de suite parfait, et j'aurai donc droit à l'erreur. Et à mon avis, filer un petit coup de main à ses amis, c'est pas une erreur bien méchante.

" C'est Chauntéa, pas Helm." remarqua Thyll, qui venait de piéger sa troisième écrevisse.
Antonin, cette fois, ne répondit rien. Seul le mâchonnement de son épi de blé indiquait qu'il ne dormait pas. Max décida de grimper plus haut dans le saule. Henri attaquait son huitième dessin de cailloux. Le vent, chaud, soufflait dans les arbres du bosquet. L'ombre était agréable, un oiseau chanta dans les hauteurs. Taliesin devait se rendre à l'évidence : il avait hérité d'un groupe de paresseux satisfaits.

Ce qui l'arrangeait plutôt. Car il ne savait pas vraiment ni ce qui leur plaisait, ni ce que l'on pouvait faire dans un périmètre raisonnable. De surcroit, leurs questions sur son futur noviciat, leur rejet de Valaellyn, ses propres interrogations quant à la manière dont il pourrait aider la petite elfe - ce qui était la raison de sa présence ici - lui avaient ôté tout allant. Bref, il se contenta de s'adosser à un arbre et de laisser son esprit dériver tout en essayant de goûter la quiétude du lieu, du moment.

Alors qu'il profitait tranquillement de l'instant présent, du soleil, du chant des oiseaux, Taliesin entendit un petit craquement derrière lui. La première fois, il n'y prêta guère attention, la seconde, pas davantage, la troisième fois, il lui parut clair que quelque chose se déplaçait, avec prudence, dans le sous-bois. Se retournant, pensant peut-être surprendre un animal, il eut tout juste le temps de voir quelque chose disparaître derrière le tronc rayé d'un bouleau. Mais le tronc était étroit et la créature, malgré sa taille menue, nettement plus large, aussi reconnut-il aisément Valaellyn. Elle demeura figée, comme si elle espérait passer inaperçue, ce qui était mal parti, compte tenu de la couleur de sa robe, rouge écarlate.

Il ne pouvait pas signaler sa présence, puisque ses camarades auraient forcément mal réagi. Il ne pouvait pas, non plus, se contenter d'attendre, car ils finiraient bien par remarquer l'elfe, et plutôt tôt que tard. Bref, la seule et unique solution qui lui vint à l'esprit, peut-être par déformation professionnelle, fut d'attirer l'attention sur lui.
-Ouah, je m'endors... lâcha-t-il. Et c'est pas une bonne idée, parce que si je roupille maintenant, je me coucherai encore plus tard que d'habitude et donc, demain, le réveil sera pas simple... Hum, ça vous dérange si je révise ?

" Réviser ?! Tu plaisantes !??? Gérold !" s'exclama Antonin.
Il s'était redressé sur son séant.
" Bon sang d'bousier, tu as été ensorcelé, c'est ça ?
— On dit que les clercs font ça, parfois.
— C'est les bardes, qui ensorcèlent.
— Thyll, hum...
— Oups, pardon, Gérold, je ne voulais pas...
— Tu vas réviser quoi ? Où ça ? On t'ennuie à ce point-là ?"

Il adressa un clin d’œil à Thyll, pour bien lui montrer qu'il n'était nullement vexé. Puis il se tourna vers les autres.
-Je pensais réviser de la géo, la, maintenant, tout de suite, et à voix haute pour vous en faire profiter. En plus, sous savez quoi ? Si demain on est tous au point, Aymeric nous fera découvrir des trucs beaucoup plus passionnants que les grosses villes et les fleuves ! On passera aux 277 cités de taille moyenne et aux 495 rivières d'Helonna ! Vous imaginez le bonheur ?

" Je propose qu'on le ligote à un arbre et qu'on le bâillonne." dit Antonin, songeur.
Max l'observa depuis son perchoir.
" Il court plutôt vite.
— Je vais rentrer chez moi, remarqua Henri. Mon père doit m'attendre.
— Moi aussi, ajouta Thyll. Plutôt les blés que les rivières. Sauf pour la pêche aux écrevisses."
Antonin soupira théâtralement.
" Vous êtes tellement pas drôles que vous n'êtes pas drôles."

Il soupira à son tour.
-Quoi ? Je propose de réviser et votre seule réponse, c'est est de fuir ? vous devez être vraiment crevés, les gars !
Il leur sourit.
-Mais allez, je plaisantais... J'avais juste peur qu'on se rendorme tous et qu'on se réveille pile au moment de rentrer, ce qui aurait été triste...

" Si on allait à la cabane, dit alors Antonin. On n'y a pas travaillé depuis un certain temps... Je crois qu'il nous reste un peu de corde.
— J'avais mis des planches de côté, remarqua Thyll. Je vais aller les chercher en ramenant mes écrevisses.
— Fais gaffe de pas te faire capter, fit Max, avec une grimace.
— Moi, faut vraiment que je rentre. Sinon je devrai travailler jusqu'à la nuit noire. Mais si quelqu'un vient avec moi, je peux lui refiler ce qu'il reste du matin."
Il jeta un petit regard en coin à Taliesin.

Devait-il comprendre qu'Henri avait pour habitude de fournir un goûter à la petite bande... ou qu'il tentait d'aider Gérold à sa manière ? Il n'aurait su dire mais, réflexion faite, la seconde hypothèse lui sembla peu probable : quoique pas très riche, pour le moins, la mère de ce dernier pouvait entretenir un intérieur convenable, fournir à son enfant des vêtements propres et en rien loqueteux, payer l'obole au temple de Chauntéa... Bref, ce n'était pas la misère noire. Et dans tous les cas, il se voyait mal opposer au garçon une fin de non recevoir.
-Je t'accompagne, si tu veux, lui répondit-il, amical.

" Vous faites pas choper !" s'exclama Antonin.
Henri lui leva les pouces, puis entraîna Gérold hors du bosquet. Ils filèrent à travers champs, au milieu des coquelicots, des bleuets et de hautes herbes jaunies. Des criquets s'éparpillaient sous leurs pas et mille insectes bourdonnants dansaient dans l'air chaud. Au loin, des nuages noirs se massaient, signe qu'ils auraient droit à un orage en fin de journée.
" T'as vu que l'elfe nous espionnait, de nouveau ?" demanda Henri alors qu'ils se rapprochaient du village.

Après une seconde d'hésitation, il opina du chef.
-Oui. C'est pour ça que j'ai parlé de révisions : pour pas que les autres la remarquent.
L'occasion était toute trouvée pour tenter de sonder un peu Henri quant à son opinion à ce sujet.
-Et c'est pas vraiment de l'espionnage. Elle doit vachement s'ennuyer, à être toujours toute seule, alors voilà, elle essaie de voir ce comment on s'occupe... Je crois qu'on ferait pareil, à sa place, non ?

" Peut-être. Mais elle avait pas l'air d'avoir fort envie qu'on s'approche, au début, vu qu'on était que des sales humains. C'est un peu tard pour changer d'avis, dit Henri avec un haussement d'épaules. Puis tu as vu comme elle grandit super lentement ? Elle était déjà comme ça quand on avait cinq ans, je me souviens. La petite barre, sur le chêne, elle a à peine bougé. Elle est bizarre. Je sais bien que c'est une elfe, mais quand même... C'est comme si on lui avait lancé un sort pour qu'elle reste toujours identique. Puis qu'elle parle pas, ça arrange pas les choses."

-C'est sûr. Et moi aussi, je la trouve bizarre.
En disant cela, il n'avait pas l'impression de trahir Valaellyn car pour de jeunes humains, une elfe devait effectivement sembler très, très étrange.
-Mais d'un autre côté... En fait, j'ai un peu réfléchi à tout ça, et... C'est quand même une petite fille, non ? Alors c'est un peu rude, je trouve, de lui faire payer une bêtise pendant des années et des années. Je veux dire, on en fait tous, des bêtises, parfois même des grosses, et on est bien contents que les autres nous pardonnent... Et puis... Imagine si on était recueillis par des elfes, qu'on ait trop peur pour aller vers leurs enfants et que eux, du coup, ils nous traitent de monstres et tout pendant super longtemps... Ça serait très dur pour nous, je pense.

" Peut-être. Mais bon... C'est une fille, aussi. Ça fait quand même deux problèmes." dit le petit garçon avec un haussement d'épaules.
Ils étaient de retour dans le village. Ils galopèrent jusqu'à la boulangerie, mais Henri fit signe à Taliesin de rester dehors. Il entra ensuite dans la petite maison et le barde entendit des échanges de paroles. Une minute plus tard, une fenêtre s'ouvrait au-dessus de lui et Henri lui lança un sac de toile.
" Amusez-vous bien ! souffla-t-il. A d'main !"

-Merci Henri ! Bonne fin de journée et à demain !
Il le salua d'un geste de la main, tourna les talons et détala au grand galop - l'avantage de cette enveloppe charnelle, c'est qu'il débordait d'énergie... Avec un peu de chance, il aurait donc rejoint les autres avant qu'ils ne soient partis, ce qui serait mieux, vu qu'il ignorait tout de l'emplacement de la cabane. Dans le pire des cas, cependant, peut-être parviendrait-il à suivre leurs traces...

Lesté de son pain, Taliesin regagna rapidement le bosquet sous le soleil estival. Les autres enfants avaient cependant déguerpi. Il décela rapidement leur piste fraîche dans l'herbe couchée : ils étaient manifestement partis vers la forêt plus vaste qui s'étendait plus loin. C'était la forêt de la chaumière où il avait habité dans son autre vie. Une piste y menait, de terre, un simple chemin que les humains avaient probablement tracé à force de s'y rendre pour chasser et couper du bois. Ses comparses l'avaient manifestement rejointe, et Taliesin aperçut leurs silhouettes dans le lointain : Antonin et Max. Thyll n'était probablement pas encore revenu de sa ferme. De Valaellyn, nulle trace.
Il les rattrapa peu avant l'orée du bois et ils pénétrèrent ensemble à l'intérieur, suivant toujours la voie des bûcherons. Des souches fraiches la bordaient, mais au-delà, la forêt était sauvage et sombre, beaucoup plus que dans ses souvenirs. Les buissons étaient épais, les arbres nombreux, serrés, aux branches intriquées. Mousse et champignons colonisaient la pénombre, au milieu de troncs tombés, pourrissants. Il y avait une odeur prégnante d'humus et il faisait nettement moins chaud qu'au dehors. Taliesin nota que Max et Antonin s'étaient rapprochés l'un de l'autre et qu'ils semblaient vaguement mal à l'aise, même s'ils continuaient à deviser comme si de rien n'était.

Taliesin devait bien l'avouer, il était lui aussi quelque peu impressionné. Peut-être était-ce parce qu'il découvrait les lieux à hauteur d'enfant, ou à travers des yeux humains qui peinaient à percer les ombres du sous-bois ? c'était plus que probable. Néanmoins, le caractère presque primitif de la forêt devait également jouer : elle n'avait pas grand chose en commun avec la Lorien enchanteresse de ses souvenirs. Souvenirs sans doute idéalisés, à bien y réfléchir... Quoi qu'il en soit, ils suivaient une sente et ne courraient par conséquent aucun risque de s'égarer. Dès lors, pourquoi s'en faire ?

A cause des bêtes sauvages, sans doute.
En effet, ils marchaient depuis un moment quand ils entendirent un fracas quelque part sur la droite, un vacarme de branches brisées, comme si quelque chose de très gros s'était brusquement retourné dans le sous-bois. Sans se concerter, Max et Antonin se mirent à courir droit devant. Taliesin comprit rapidement pourquoi : la cabane se dressait non loin. Elle était perchée dans un arbre, un imposant hêtre pourpre, qui devait être centenaire. Une corde à noeuds y étaient suspendue et ils grimpèrent rapidement, l'un après l'autre, comme de petits écureuils. Le jeune corps de Gérold suivit sans peine, jusqu'à une plateforme imparfaite, située à environ quatre mètres du sol.

La Couronne de Cuivre

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