La Couronne de Cuivre

Les hydres ne combattirent heureusement pas jusqu'à la mort, ni même jusqu'à la blessure grave, ce qui parut soulager Baptiste dont le visage presque figé laissait de temps en temps transparaître un spasme. Victor fut évidemment déçu. Marius ne disait rien, toujours caché par ses doigts. Titus s'était assis à l'écart et bavardait avec quelque chose d'invisible, ou qui n'existait peut-être pas du tout.
Les hydres quittèrent la place sous les acclamations du public, et elles furent remplacées par un groupe de petites fées ailées, aux vêtements multicolores, qui se mirent à chanter et danser en effectuant des figures aériennes de plus en plus complexes et demandant une parfaite synchronisation. Ce spectacle laissa Victor circonspect, Baptiste beaucoup plus détendu, tandis que Marius n'avait pas bougé d'un iota. Lola s'agitait en cadence, comme si elle brûlait de rejoindre la farandole. Titus, lui, jeta un coup d'oeil rapide puis reprit son conciliabule avec les poussières en suspension dans l'air.

Ou avec des insectes, peut-être ?
Vu la variété des spectacles qui se donnaient ici, peut-être finirait-il par y en avoir un susceptible de lui plaire. Dans le cas contraire, il l'amènerait dans un lieu plus sylvestre, plus tard.
Mais déjà, les quatre autres auraient probablement de quoi se satisfaire de cette virée sur la Place des Merveilles. Et lui aussi.

A la ronde des fées succédèrent un concours de tir à l'arc et une démonstration de vol d'oiseaux aux queues en serpentins colorés, puis plusieurs créatures féroces vinrent impressionner la foule — et surtout les enfants qui se trouvaient au premier rang — une manticore, un griffon tout à fait noir, un serpent au corps tellement long qu'on n'en voyait pas la fin. Ensuite, des êtres-arbres vinrent chanter... et leur chant s'éternisa. La foule commença, petit à petit, à se disperser.
" Ça va durer un moment, dit Lola. On peut en profiter pour faire un somme."

La foule n'était guère respectueuse vis-à-vis des êtres-arbres. D'un autre côté, il fallait admettre que... c'était long. Très long, même.
Taliesin jeta un regard à Titus : si cela l'intéressait, il proposerait de s'attarder et, éventuellement, de faire la sieste comme l'avait suggéré Lola. En revanche, si cela ne le passionnait pas, le moment serait peut-être venu de reprendre la visite du festival.
Après tout, ils ne resteraient pas ici très longtemps, compte tenu de cette histoire de chasse...

Titus ne prêtait pas plus d'attention aux arbres qu'il n'en avait prêté aux fées dansantes, aux hydres ou aux archers. Victor avait commencé à jouer avec des cailloux et il n'était pas certain qu'il se retiendrait longtemps avant de commencer à canarder quelque chose, peut-être un des chanteurs. Baptiste, lui, devenait nerveux. Marius était peut-être le seul susceptible de dormir un moment...

Il n'y avait donc pas de doute à avoir.
-Alors, qu'est-ce qui vous tente, à présent ? dit-il en se relevant.
A son avis, Victor voudrait se dépenser, Titus voudrait des arbres, les autres... il ne savait pas trop.
Ce serait donc intéressant de voir s'ils parvenaient à se mettre d'accord sur quelque chose.

" Est-ce qu'on ne devrait pas penser à rentrer ? demanda Baptiste, de but en blanc, coupant court à toute autre proposition. Je sais, c'est très chouette ici, et tout, mais... si le temps s'écoule si vite... Est-ce qu'on n'est pas en train de perdre un temps précieux à des futilités ?
— Rentrer où ? dit Marius avec une grimace. Moi je trouve qu'on est bien ici.
— Maintenant que tu as acheté tes petits produits du terroir, évidemment, tu veux rentrer !"
C'était mal parti...

-Tu as raison de te préoccuper de cette question intervint Taliesin à l'intention de Baptiste. Néanmoins, vu nos projets, nous n'avons guère à nous inquiéter. Alors profite : c'est une chance pour nous d'être en Féérie, une chance qui pourrait ne se présenter qu'une fois dans notre vie.
Il faisait confiance au prince pour tenir parole. Et il n'avait vraiment pas le choix : sinon, il passerait son temps avec l'angoisse chevillée au corps. Il préférait éviter cela, pour lui comme pour son fils.

" Donc ça veut dire que tu as pris une décision par rapport à... tu sais quoi ? demanda Baptiste. Est-ce que ce n'est pas risqué de continuer à se balader comme ça, dans ce cas ? Et si... s'il arrivait quelque chose, pendant que nous nous promenons ?
— Est-ce que tu crois qu'on est vraiment obligés de rentrer ? demanda Marius.
— Moi je voudrais acheter une arme magique ! Il doit y avoir des armes magiques, non ?"

Pas évident de répondre à tant de questions différentes en même temps...
-Dans tous les cas, Baptiste, le mieux est de faire comme si de rien n'était et donc.. de continuer à profiter de cet endroit. Pour ce qui est de rentrer dans notre monde, Marius... Cela me semble assez incontournable : Féérie n'est pas vraiment faite pour les humains, et sans doute pas davantage pour les elfes. Enfin, pour les armes magiques, Victor, je doute que nous ayons les moyens de nous en offrir. Et en fonction de ce qui se passe, nous aurons probablement des achats plus prioritaires à faire.

" On a acheté de la boustifaille, on peut bien acheter un poignard magique ! Rien qu'un petit poignard ! Ou une flèche ? Une petite flèche minuscule ?
— Pourquoi les humains ne peuvent pas rester en Féérie ? Il y a bien plein d'autres créatures. Certaines existent aussi chez nous.
— Je comprends pas... On le fait, ou on le fait pas ?"

Le barde leva les yeux au ciel.
-Oui, non, peut-être ! répliqua-t-il avec un sourire en coin.
Puis il vérifia que Titus ne s'était pas éloigné avant de revenir à eux.
-Mais sinon, vous voulez faire une autre activité ou rentrer à la grotte ?

" Il a dit ouiiiiiiii ! s'exclama Victor. Moi je vais chercher la flèche. Je vous rejoindrai à la grotte ensuite.
— Peut-être, mais c'est quoi ça pour une réponse ? Tu peux pas dire peut-être à quelque chose d'aussi grave !
— Pourquoi tu dis non ? T'en sais rien, en fait ? Je vais demander à quelqu'un d'autre.
— Vous avez envie de faire quoi ?" dit Lola.
Resté à l'écart, Titus les observait avec la mine de quelqu'un qui n'est surpris en rien et qui va prendre son mal en patience parce que c'est la seule chose à faire.

-Mes réponses... étaient une boutade, expliqua-t-il patiemment.
Bon, puisqu'il fallait en passer par là...
-Victor, c'est Marius qui tient les cordons de la bourse : s'il est d'accord pour que tu t'achètes un petit objet magique, je n'y vois pas d'inconvénient. Mais nous irons ensemble, et pas forcément pile tout de suite.
Au suivant !
-Marius, tu es libre de tes choix : je ne peux te donner que des conseils. Mais je ne suis pas certain que des humains et des elfes vivent sur ce plan ; et si aucun d'entre eux n'y vit, c'est qu'il doit y avoir de bonnes raisons. Après, tu peux évidemment te renseigner : peut-être que je me trompe.
Au dernier !
-Baptiste, j'en suis au même point que tout à l'heure : je pense qu'accepter est la meilleure façon et de rentrer chez nous, et d'éviter que beaucoup de temps ne se soit écoulé durant notre absence. Je m'accorde juste un peu de réflexion avant de trancher définitivement.
A tous, enfin :
-Et en attendant, que fait-on ? Sachez que si vous ne parvenez pas à avoir des idées et à vous mettre d'accord, j'en déduirai que vos êtes épuisés et qu'il est grand temps pour vous d'aller au lit !

" C'est jamais la nuit, pendant le festival. Ou plutôt, c'est tout le temps la nuit. Alors faut pas compter sur le ciel pour dire le moment où il faut aller dormir.
— Je n'ai aucune idée du temps écoulé depuis qu'on est debout...
— Moi je voudrais aller acheter une épée magique. J'ai reçu une piastre, après tout !
— C'est sûrement pas assez.
— T'as vu tout ce que toi, tu as acheté avec la tienne ? Et je parie qu'il te reste encore des tas de trucs bizarres dans les poches.
— Est-ce qu'il y a un endroit où on peut monter sur le dos des monstres ?
— T'es fou, toi.
— On pourrait monter dans l'arbre géant.
— Non.
— Si on allait danser quelque part ? Ça danse, les fées, non ?
— Moi je trouve ça pas sérieux.
— C'est ça qui est bien !
— J'ai encore faim, moi."
Peut-être Taliesin allait-il finir par découvrir que les adultes avaient un réel rôle à jouer, parfois...

Mais il le savait parfaitement ! Encore fallait-il que ces affreux garnements acceptent de lui laisser jouer ledit rôle...
-Bien bien bien...
Il se tourna vers Titus.
-Qu'est-ce que tu aimerais faire ? Jusqu'ici, nos activités n'ont pas eu l'air de te passionner, alors il serait juste que tu choisisses la suivante ! Bref, demande : je suis sur que Lola trouvera de quoi te satisfaire.

Se retrouvant au centre de tous les regards, et d'un certain nombre d'espoirs en sus, Titus changea de couleur et parut rapetisser. Baptiste eut pitié de lui.
" Tu sais quoi ? Lola, Titus et moi, on va aller au parc de tout à l'heure. Victor, Marius et toi... vous pouvez aller voir des choses plus excitantes, pendant ce temps-là. Et vous nous retrouvez quand vous avez terminé.
— Ce garçon est la voix de la raison." dit Victor.

-Très bien, faisons ainsi.
Il sourit à son fils aîné.
-Merci, Baptiste. Et on vous dit à tout à l'heure !
Il s'efforcerait, toutefois, de faire en sorte que ce ne soit pas trop long.

Les deux groupes se séparèrent donc : Baptiste emmena Lola et Titus vers le parc, tandis que Taliesin demeurait en arrière avec les plus féroces.
" Je n'aurais pas cru qu'il en serait capable. Il a de la ressource, au final." dit Victor avec une pointe d'ironie.
Marius le regarda sans comprendre, puis haussa les épaules.
" Je suis sûr qu'on peut trouver un endroit où on peut chevaucher des monstres ! s'exclama-t-il. Comme Gérard de Berge !"

-Comme nous n'avons plus de guide, le mieux est de se promener le long des allées en étant attentif à ce que nous croisons. Oh, et en prenant aussi des points de repère, histoire de ne pas nous égarer.
Il en avait déjà pris quelques-uns et ne doutait pas de pouvoir revenir au parc. Mais mieux valait se montrer plus prudent que pas assez, vu l'immensité des lieux.

Ils se promenèrent donc dans les allées, à l'affût de ce qui attirait leur attention. Des échoppes proposaient des objets et des denrées toujours plus étranges, il y avait ça et là une démonstration : ici de taillage de gemmes, là de couture, un peu plus loin de métamorphose (de créature en caillou et de caillou en créature). On pouvait prendre un cours de cuisine leprechaun, caresser un kelpie, tresser du poil de yéti, embrasser une grenouille. Comme l'avait espéré Marius, ils trouvèrent un endroit où on pouvait, pour un temps, chevaucher un monstre. Une wyverne accueillait ainsi une douzaine d'enfants excités sur son dos, de taille et d'espèce différente, à pied de poule, à tête de singe, à ailes de libellule. Marius en profita comme n'importe lequel d'entre eux.
Plus loin, il y avait un château hanté.
Il y avait aussi un puits aux souhaits.
On pouvait combattre le chevalier sans tête.
Courir contre une tortue.
Danser avec les fées.
Ou encore mille autres choses...

Il y en avait tellement qu'il était impératif de veiller à ne pas se disperser, à ne pas perdre la notion du temps. Voilà pourquoi il limita les enfants à deux activités, trois grand maximum : ensuite, ils rejoindraient les autres au parc.
Et tout en les observant - ou en les accompagnant, si cela s'y prêtait -, il songeait à la proposition du Prince, s'efforçant de peser le pour et le contre.
Accepter, c'était se mettre en danger, se mettre à dos dame Mahaut - qui finirait par être au courant, il en avait la certitude. Mais c'était également avoir un moyen de rentrer chez eux et ce, sans que des années ne se soient écoulées.
Refuser, et quoiqu'en disent les lois du festival, c'était mécontenter le prince. C'était, aussi, la nécessité de trouver une autre façon de regagner Toril. Soit ici, ce qui ne serait pas gratuit, soit par l'escalier, ce qui nécessiterait un long et périlleux voyage.
Bref, plus il y réfléchissait, plus il était tenté de répondre par l'affirmative. Après tout, il était question de sauver un être humain métamorphosé en chamois. Et d'éviter que sa peau, éminemment magique, ne tombe entre sinon de mauvaises, au moins d'ambitieuses mains.

Alors que Taliesin observait Victor et Marius en train de grimper dans un arbre gigantesques percé de tunnels et creusé d'escaliers, il entendit de la musique tonitruante et tout autour de lui, les gens se turent et se tournèrent vers sa source. Un équipage venait de surgir dans l'allée, quatre chevaux blancs sur lesquels étaient montés des cavaliers en habits de soie, aux larges ailes de papillon multicolores, suivis par un cheval fantôme sur lequel était monté un chevalier en armure, tout aussi fantomatique.
" Oyez oyez ! La quête de l'épée reprend ! Gentes dames, valeureux seigneurs, la prophétie annonce un héros cette année ! Oyez oyez !" dit une voix, n'émanant d'aucun des cavaliers, mais de tous à la fois.
Des murmures parcoururent la foule tandis que l'équipage continuait sa route, répétant son message. Victor surgit alors à côté du barde.
" T'as entendu ? Une quête de l'épée ? Tu penses que c'est une épée magique ?"

-Je n'en sais rien. Mais ça me paraît assez probable.
Il sourit.
-On demandera à Lola en quoi ça consiste. Si ça se passe dans l'enceinte du festival, qui sait, peut-être pourra-t-on tenter notre chance.
Peut-être s'agissait-il d'essayer de retirer une pierre plantée dans un gros rocher, comme dans certains contes ?

Mais leur conversation avait été entendue.
" Pour sûr c'est une épée magique, mon garçon ! s'exclama, à leur droite, une ventripotente créature femelle, dont le visage disparaissait dans un dédale de rides dans qu'on eut pu déterminer où se trouvaient la bouche, le nez ou les yeux. Avec des pouvoirs formidables !
— Ce n'est pas dans le festival, non, non, mais la pierre apparait toujours à proximité ! renchérit une petite créature au chapeau de gland et au costume d'aiguilles de pin.
— Vous devriez tenter votre chanssssse, oui. Toute persssssonne en âge de le faire esssssssaie, susurra une superbe femme dont la moitié inférieure était celle d'un serpent.
— Et pour autant que vous colliez à la prophétie de l'année. Sinon, ça vaut pas le coup." remarqua une créature invisible, dont seul le souffle blanc apparaissait quand elle parlait.

-Merci pour ces renseignements, répondit-il courtoisement. Mais puis-je également vous demander quel est l'âge requis, et en quoi consiste la prophétie ?
Pour le rocher, au moins, il semblait avoir eu raison...

" La prophéssssssie change chaque fois... et donc l'âge requis ausssssssi, dit la femme-serpent. Pour l'inssssssstant, perssssssssonne n'a encore gagné l'épée.
— Certaines années, il n'y a pas de quête. L'épée n'apparait pas toujours, renchérit la créature au bonnet de gland.
— Si elle est apparue cette année, c'est que les conditions sont réunies, ajouta la femme ridée.
— Si vous êtes intéressé, il faut vous rendre au caveau. C'est là que vous trouverez l'esprit de l'épée." ajouta l'être invisible.

-Fort bien. Et je n'y manquerai pas : ce serait dommage de manquer pareille occasion ! fit-il joyeusement.
Il profiterait bien sûr de l'occasion pour demander, également, où se trouvait ce fameux caveau. Mais, à moins qu'ils ne soit sur leur trajet jusqu'au parc, il attendrait d'avoir retrouver les autres avant de s'y rendre : après tout, cela pouvait intéresser Lola comme Baptiste.

Le caveau se trouvait apparemment dans une partie un peu excentrée du festival que l'on appelait la Zone Glauque. Bien que sans danger durant le festival, car soumise aux mêmes lois, elle était cependant sombre, sinistre, peuplée d'esprits et de créatures effrayantes, de non-morts, de spectres, d'un peuple obscur, et avait toutes les allures d'une nécropole improvisée, car ses habitants venaient de partout et ne concevaient pas tous le repos de la même manière.
" Sssss'est une première épreuve, en quelque sssssssssorte, dit la femme-serpent. Oser traverssssssser la zone glauque pour atteindre le Caveau."

-Je comprends.
Bon, eh bien, cela n'intéresserait sans doute ni Baptiste, ni Titus. Du moins, cette partie de la quête. Il allait toutefois leur en parler, d'autant que cette histoire leur fournirait un excellent prétexte pour quitter le Festival : si on les observait, on penserait qu'ils cherchaient la pierre - ce qu'ils feraient sans doute, comme ce n'était pas loin -, non qu'ils partaient en chasse.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Escapade en Féérie