La Couronne de Cuivre

Miranda acquiesça et ils se munirent chacun de quoi remplir leur tâche. Le corps était donc assis, légèrement affalé, mais bien coincé dans le fond, sans risque de glisser sur le sol. Il faut dire que le fauteuil était profond et les accoudoirs larges. Il portait les vêtements qu'avait portés Maurin la veille pendant la soirée, Taliesin en était plus ou moins sûr, bien qu'il ne soit pas particulièrement porté sur ce genre de choses. Tout l'avant était trempé de sang désormais presque noir et formait une tache, étonnamment petite, entre les pieds du fauteuil. Il n'y avait pas de traces de pas et le sang entourait les bottes du mort, mais sans maculer davantage que les semelles. Il n'y avait aucun signe de lutte et il n'y avait pas trace évidente de liens. La peau des mains était blanche, peut-être l'effet de la perte de sang, mais le bout des doigts était violacé. Quant à l'odeur, celle du sang prédominait, couvrant les senteurs exotiques qu'on percevait depuis le pas de la porte. Taliesin ne décela en tout cas ni ail, ni soufre.

Taliesin nota tout cela avec le plus grand soin, n'omettant de mentionner ni l'heure à laquelle il rédigeait ce rapport, ni en compagnie de qui il le faisait, ni la seule présence, au sol, des traces qu'il avait lui-même laissé lors de sa précédente et première visite dans le bureau. Puis il relut le tout à voix haute avant d'inviter les deux femmes à lui indiquer les détails qui auraient pu lui échapper.
Quant à émettre des hypothèses et échafauder des théories, et quoiqu'il en ait déjà une ou deux à l'esprit, il attendrait que l'opération soit terminée : cela valait mieux.

Miranda travailla en silence et Taliesin put constater qu'elle ne s'en sortait pas si mal et que le résultat final était assez ressemblant. Elle avait cependant annoté son dessin, sans doute aux endroits dont elle n'était pas satisfaite du rendu. Pendant qu'ils s'activaient, Meg grommelait dans leur dos, mais il était impossible de discerner quoi que ce soit d'intelligible dans ses marmonnements.
" Est-ce qu'on devrait chercher la tête ? demanda finalement Miranda. On dirait le sire d'Averlande, mais on ne peut pas en être complètement sûrs, si ?
— C'est bien Maurin. Et la tête, tu la trouveras pas. Le Gurthal l'a prise pour enfermer son âme."

-Quand nous en aurons terminé, et si bien sûr vous en êtes d'accord, j'aimerais que vous me parliez en détails du Gurthal.
Il n'était pas convaincu par cette piste, d'autant que l'assassin, connaissant la légende, avait fort bien pu tenter de s'y conformer pour masquer ses traces. D'un autre côté... on ne savait jamais.
-Mais dans l'immédiat, que voulez-vous que nous fassions ? Souhaitez-vous que nous le transportions dans sa chambre ?

" C'est sans doute le meilleur endroit, oui.
— Une seconde, dit Miranda. Et si la chambre était aussi un lieu critique ? Est-ce qu'on ne devrait pas..."
Elle jeta un regard en coin à Meg, puis fit la grimace.
" Allons, soyons raisonnables ! On ne devrait pas le bouger du tout ! Il est mort, de toute façon !
— Les morts méritent le respect !
— Le vrai respect, c'est de trouver qui l'a tué, pas de préserver sa carcasse de... rats imaginaires !"

-Le problème, c'est que nous ne savons pas combien de temps va durer la brume. Si nous étions certains de pouvoir aller mander les autorités dans la journée, ou même demain, le laisser ici paraîtrait tout à fait pertinent. Mais si cela doit durer des jouers entiers... Cela serait plus problématique. Sans compter que dans un contexte déjà fort éprouvant, mieux vaut limiter les causes de malaise ou de mécontentement. Or, madame à très à cœur que messire d'Averlande soit installé de manière plus convenable, ce que je comprends parfaitement.

Miranda secoua la tête.
" Je parle pas des autorités. Je parle de nous. On devrait aller examiner la chambre avant de l'y monter."
Elle haussa les épaules.
" Mais faites à votre guise. Moi je pense juste qu'il n'en est pas à une heure ou deux. Il flaire déjà, de toute façon."

Le barde grimaça, quelque peu mal à l'aise face à ce manque de tact. Il ne fit toutefois aucun commentaire et se tourna vers Meg.
-Je crois que la décision vous revient, ainsi qu'aux autres personnes très proches du sieur d'Averlande, comme Cormack sans doute. Dans l'absolu, il me semble que mieux vaudrait le laisser un moment ici, en espérant que la brume se lève rapidement et que nous puissions vite prévenir les autorités. Il pourrait être intéressant, aussi, de demander si quelqu'un la croisé ce matin, sans quoi il aurait pu être tué ailleurs, ce qui impliquerait une autre scène de crime, sa chambre peut-être. Mais à nouveau... Je me sens assez illégitime pour peser dans la décision.

" Vu le peu de sang, il a sûrement été tué ailleurs, dit Miranda.
— Ou alors l'être qui l'a tué l'a saigné, fit Meg d'une voix lugubre.
— Vous avez lu trop de contes, répondit l'adolescente.
— Les contes sont vrais !" s'exclama Meg.
Miranda se tourna vers Taliesin.
" Vous ne voulez pas prendre la direction des opérations, mais qui va le faire ? Bernard Saugeverte ? Ma mère ? Il faut bien que vous vous mouilliez. Je propose qu'on le mette à un endroit qui n'a sûrement rien à voir avec sa mort. Genre la chambre de Meg, par exemple.
— Ma chambre ?
— Oui, votre chambre. Vous vouliez le préserver. Vous ne l'avez sûrement pas tué. Alors mettons-le là."
Elle lança à Taliesin un regard aigu, comme si elle essayait de lui faire passer un message.

Soupçonnait-elle la cuisinière ?
Voilà une idée qui ne lui aurait pas traversé l'esprit.
-Ce pourrait être une solution, ne serait-ce que provisoirement... répondit-il, un peu songeur, un peu hésitant.
Si elle acceptait, c'est qu'il n'y avait rien de compromettant dans sa chambre. Mais même si elle refusait, préférant finalement le laisser ici par exemple, cela ne voudrait pas forcément dire grand chose : installer un corps sanguinolent dans ses propres quartiers, ça n'était pas rien, même s'il s'agissait de celui d'un être proche...

La cuisinière avait grimacé et elle fit un geste rapide, comme pour conjurer le mauvais sort.
" Ça porte malheur de dormir dans le lit d'un mort. On peut le mettre dans ma chambre, mais pas dans mon lit. Et je demanderai à Lorcan de venir mettre des charmes pour pas que son âme revienne me hanter. J'l'aimais bien dans la vie, mais j'veux pas son fantôme chez moi. Fichu de m'demander des p'tits pains aux raisins au milieu de la nuit.
— Parfait ! s'exclama Miranda. Bon, mais on le transporte comment ? On risque de mettre du sang partout."

-Il faudrait trouver un drap ou une couverture pour l'en entourer... avança-t-il.
Bricoler une manière de brancard aurait été la façon la plus digne, la plus respectueuse de déplacer le corps. Mais même s'il souhaitait témoigner tous les égards possibles au sieur d'Averlande, il se voyait mal perdre tant de temps pour faire cela. Sans compter que ce ne serait guère prudent, si l'assassin rôdait toujours dans les parages.

" On va prendre une nappe." dit Meg.
Elle sortit aussitôt de la pièce et ils entendirent qu'elle ouvrait une porte voisine.
" Merci, en profita pour dire Miranda. J'ai cru qu'elle n'accepterait jamais de prêter sa chambre, mais vous l'avez convaincue."
Taliesin n'eut pas le temps de répondre : la cuisinière reparut avec sa nappe, un grand rectangle de lin gris clair. Elle le posa par terre, derrière le bureau, dans un endroit où il semblait ne rien y avoir de suspect, puis la replia en deux pour faire plus d'épaisseur. Ensuite, elle se dirigea vers le fauteuil et souleva le cadavre comme si c'était une jeune mariée et l'emporta sans mal — c'était une femme imposante — pour l'amener sur la nappe. Elle l'y emballa puis le reprit et leur jeta un oeil.
" Vous venez voir où j'le mets ? Ou bien vous r'tournez voir les autres ?"

-Je suggère de rester groupés, répondit-il sans hésitation. Je suis navré, je ne veux pas paraître intrusif en m'imposant dans vos quartiers mais, en ces circonstances, je préfère ne pas laisser quelqu'un se déplacer seul dans le manoir.
Cela n'avait rien d'une manœuvre, d'une tentative pour s'assurer qu'elle ne cachait rien de compromettait dans sa chambre : il craignait réellement que le meurtrier n'ait rien à voir avec le Gurthal et qu'il soit toujours dans les parages.

Meg haussa les épaules et les précéda dans le couloir. Elle dirigea Miranda qui ouvrit une première porte sur leur passage, tandis que Taliesin gardait leurs arrières. La chambre de la cuisinière se trouvait au sous-sol, voisinant les cuisines, dont le barde n'aperçut qu'un morceau, par l'encadrement d'une porte. Elles étaient vastes et un peu en désordre, sans doute le reflet de la manière dont Meg avait dû les abandonner dans l'urgence. La chambre de la cuisinière, éclairée par un petit soupirail, était par contre modeste et impeccablement rangée. Elle demanda à Miranda de rouler le tapis avant de déposer le cadavre de Maurin d'Averlande à même le sol, sur la pierre grise qui couvrait le sol.
La chose faite, elle réalisa que du sang avait traversé la nappe de lin et elle jeta Miranda et Taliesin dans le couloir avant de refermer la porte derrière elle, histoire d'avoir un peu d'intimité pour se changer.

Taliesin, plus que jamais, avait hâte de retourner au salon : tout ceci était tellement sinistre, changeait tellement la donne qu'il avait besoin de se poser pour se remettre et pour faire le point. Sans compter Baptiste, sans nul doute mort d'inquiétude, dont il fallait s'occuper...
Pour autant, il n'en oublia pas toute prudence et demeura sur ses gardes, prêt à toute éventualité. A moins d'une intervention surnaturelle, Meg ne risquait rien, seule dans sa chambre. Mais Miranda et lui demeuraient exposés...

Meg reparut peu après, changée, et ils purent remonter les escaliers jusqu'au hall principal, et de là, regagner le salon où se trouvaient les autres. La situation n'y avait guère évolué, si ce n'est qu'Elsa avait repris du poil de la bête et qu'elle se rua sur Miranda lorsqu'elle reparut, furieuse que sa fille ait pris la tangente dans des circonstances aussi dramatiques. Au regard noir qu'elle décocha à Taliesin, celui-ci devina qu'elle l'en tenait partiellement pour responsable. Ancolie et Bernard Saugeverte encadraient Cormack, Ginevra était debout à la fenêtre, par laquelle elle lorgnait la brume épaisse, Victor et Baptiste étaient assis dans le sofa, l'un pâle et silencieux, l'autre se goinfrant de pâtisseries tout en bavardant à mi-voix. Ils ne bronchèrent pas lorsque le barde reparut, même si Baptiste parut légèrement soulagé, avant de replonger dans sa stupeur.

Le barde rejoignit les enfants et posa une main réconfortante sur l'épaule de Baptiste, mais sans pour l'heure piper mot.
Il ne pouvait s'empêcher de penser à ceux qui demeuraient dispersés par le domaine, inconscients des événements et donc du danger potentiel. Il ne serait pas long, sans doute, à alerter les autres à ce sujet. Toutefois, il se voyait mal repartir tout de suite en laissant le gosse derrière lui : ce serait par trop rude... Il fallait, dans l'immédiat, lui accorder son attention. Sa présence.

Mais Baptiste ne dit rien, demeurant assis et silencieux, dans l'expectative. Victor, par contre, n'était pas du genre à rester à ne rien faire.
" Alors ? Vous avez une idée de ce qui s'est passé ?
— C'est de ma faute, répéta Baptiste. Je ne voulais pas rester.
— Parce que ce serait pas mal de prouver à cette tête de pioche qu'il n'y est pour rien. Genre rapidement.
— Qu'est-ce que tu en sais ?"
Victor leva les yeux au ciel.

Mais comment diables pouvait-il avoir de telles idées ?
-Baptiste, le sieur d'Averlande a été tué, mais certainement pas par toi ou par tes pensées. Dès que le temps le permettra, nous irons prévenir les autorités pour qu'elles fassent la lumière sur cette affaire. Et quand ce sera chose faite, je rechercherai un clerc pour le remettre sur pieds : je m'y engage. Alors ne te fais pas inutilement du mal, ne t'imputes pas des choses dont tu n'es absolument pas responsable.

" Tu ne sais pas de quoi il est mort, dit Baptiste. Tu sais bien que ça peut être dû à n'importe quoi."
Il frissonna.
" Et ramener un mort à la vie... C'est contre-nature. C'est... répugnant."

-A moins que tu ne saches des choses que j'ignore, j'ai malheureusement une idée très précise des causes de sa mort, répondit-il doucement. Quant à la résurrection, bien des dieux, bien des cultes la considèrent comme tout à fait dans l'ordre des choses.
Si on en venait à considérer comme contre-nature les possibilités offertes par la magie, on n'était pas sorti de l'auberge et mages comme clercs pourraient aller rendre leur tablier...

A la mine de Baptiste, Taliesin devina qu'il en faudrait davantage pour le convaincre. Les tabous, quoi qu'on en pense, étaient plus difficiles à relativiser que les croyances ordinaires, et Baptiste avait été élevé en lathandrite, même s'il s'en prétendait affranchi. Victor haussa les épaules, conscient que s'il y avait un combat à mener, ce ne serait pas maintenant.
" Qu'est-ce qu'on va faire pour les autres, au fait ? Haran et aussi la poétesse sinistre et puis il y avait ce petit garçon, Trevor, avec lequel je devais jouer ce matin... Je suppose qu'on va pas les laisser dehors... Ou alors on attend qu'ils passent par ici, par hasard. Pour autant qu'on sache, l'assassin pourrait être avec nous."

-Ce n'est pas impossible, même si j'ai du mal à l'imaginer, admit-il. Mais pour en revenir à ta question... J'en ai déjà parlé aux autres, avant d'aller vous chercher, car je serais rassuré si tout le monde était rassemblé ici, plutôt que dispersé un peu partout dans le domaine. J'ai toutefois l'impression que pour que quelque chose se lance, il me faudra en être à l'initiative... Or, je rechigne à m'éloigner de Baptiste...

" Tu peux rester avec Baptiste et me souffler ce que j'ai à faire. Je suis grand, maintenant, presque un homme ! Je peux te suppléer sans soucis !" s'exclama Victor, avec sérieux.
Il eut un léger sourire.
" Mais c'est bien si tu me prêtes ton épée. Pour me défendre. Je sais m'en servir. En plus, elle est magique. Elle me donnera un coup de main."

-Malheureusement, il faut avoir du sang elfique pour s'en servir, répondit-il. Et pour le reste... Je sais ce dont tu es capable, n'en doute pas. Mais les autres n'en savent rien et me verraient d'un très mauvais œil si je te laissais aller seul. Non, la solution est sans doute d'y aller à plusieurs, avec Baptiste et toi et tous ceux qui voudront venir. Le nombre assure notre sécurité.

" Tu veux dire quitter cette pièce pour aller dans la brume ? s'exclama Baptiste, stupéfait. Pour quoi faire ? Pourquoi s'exposer ?
— C'est mal barré." remarqua Victor.
Puis il les laissa sur le sofa et se dirigea vers Miranda qui discutait à l'écart avec Ginevra. Elsa s'était rassise à table, près de Meg. Bernard et Ancolie semblaient ne pas quoi faire d'eux-mêmes.
" Tu crois que ce qui a tué mon père... en a après moi, maintenant ?"

-Je n'en ai aucune idée, avoua-t-il après un instant de réflexion. Difficile de d'avoir un avis sans savoir de qui il s'agit et pourquoi il a fait ça.
Il lui serra l'épaule.
-Mais ne t'en fais pas : je veille sur toi. Et tu as pu constater que je suis en mesure de faire face à bien des dangers, le cas échéant.
Même s'il espérait, bien sûr, qu'on n'en arriverait pas là. Mais la situation était tellement floue que mieux valait se préparer à toutes les éventualités.

Baptiste acquiesça, mais il n'avait l'air qu'à moitié rassuré. Miranda vint dans leur direction.
" Bon, je vais aller avec Ginevra chercher Arzhel et Haran, qui doivent se trouver dans le manoir. On se disait qu'ensuite, ce serait bien de sécuriser le manoir, pour qu'on puisse s'y déplacer sans devoir rester parqués comme des moutons. Il y a des chances pour que Lorcan soit avec Trevor et Kathleen, vu qu'ils logent tous au même endroit, mais il restera Georgina qui est sortie dans le brouillard... pour chercher l'inspiration."
La grimace qui suivit reflétait clairement tout le crédit que l'adolescente apportait à la chose.

-Vos idées me semblent bonnes. Il faudra malgré tout aller chercher Lorcan et les autres, tandis que l'aide de Meg ou de Cormack nous sera nécessaire pour sécuriser le manoir : ils doivent en connaître toutes les entrées, même le splus dissimulées. Enfin, chaque chose en son temps : d'abord Haran et Arzhel.
Il se tourna vers Baptiste :
-On va avec elles ? Victor va devenir fou s'il reste cloîtré ici beaucoup plus longtemps, sans compter que t'activer te ferait du bien, à mon sens. En plus, vu le nombre que nous serions, il n'y aurait guère de risques.
S'il n'en était pas convaincu, il n'aurait pas fait pareille proposition.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Domaine d'Averlande