La Couronne de Cuivre

" C'est la chose la plus importante, oui." dit Lunn.
Il parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais se ravisa, se contentant de sourire tranquillement.
La plaine bleue était de plus en plus vallonnée et quelques arbres apparurent, tantôt grands troncs solitaires aux branches chargées, tantôt buissons courts et touffus. Le brownie leur recommanda de ne pas s'en approcher car il était certain que chacun accueillait un ou plusieurs esprits capricieux, lesquels appréciaient rarement d'être importunés. De temps en temps, Astrée avait la sensation d'être frôlée par quelque chose, ou le plus souvent d'être épiée, mais elle ne parvenait jamais à apercevoir ce qui lui procurait cette impression. Il fallait toujours pousser Kalju vers l'avant, Mathieu semblait intarissable, bavardant avec Lunn puis Lae, puis de nouveau Lunn, puis de nouveau Lae, sans jamais importuner ni Astrée, ni Raevan. Ce dernier marchait en silence, à l'arrière de leur groupe, s'arrêtant régulièrement pour surveiller les alentours. Tôt ou tard, il leur faudrait faire une pause pour se reposer un moment, mais pour l'heure, chacun semblait décider à poursuivre.

Astrée observait chaque détail avec une curiosité enthousiaste, écoutant les explications de Lunn, s'inquiétant de ces esprits capricieux qui semblaient les observer. Mais Lunn semblait serein et elle lui faisait confiance...
Elle finit par s'inquiéter du silence persistant de Raevan et ralentit légèrement l'allure, laissant les autres prendre un peu d'avance, pour se retrouver à ses côtés, poussant toujours Kalju devant elle. Elle resta un moment silencieuse, le laissant libre de prendre la parole le premier. Il fallait qu'il sorte ce qu'il avait sur le coeur, colère, rancoeur, peine, ou quoi que ce soit.

Il parut un peu décontenancé par sa subite proximité et, si le silence demeura entre eux quelques secondes, il finit par prendre la parole.
" C'est très noble à vous de prendre autant de risques pour votre ami genasi, dit-il. De ce que j'en sais, vous le connaissiez depuis peu de temps. Mais je sais que c'est votre manière de faire... Je dois sans doute vous avouer que je suis relativement bien renseigné à votre sujet. Depuis le moment où le fils Maelwedd vous a escortée jusqu'à Luménis, il y a de cela... presque deux ans, maintenant. "

Astrée le regarda avec stupéfaction. Comment diable pouvait-il savoir... ?
"Oh... J'ignorais que vous connaissiez Arthur ! Ou... peut-être que les services spéciaux savent tout sur tout le monde...?"
C'était une simple boutade. Ce n'était certainement pas le cas, bien sûr... Rien dans son parcours ne devait présenter le moindre intérêt pour les autorités...

" Je ne connais pas Arthur personnellement, mais c'est le fils du général Maelwedd, il est normal que nous ayons un oeil sur lui. Cela dit, c'est surtout sur vous, que nous avons eu un oeil... et sur vos compagnons. Vous êtes, après tout, partis sur la piste du conseiller Megrall. C'était une affaire d'état gravissime, à l'époque. Il est assez logique que nous nous soyons renseignés sur les différentes personnes qui composaient votre escouade."
Il eut un léger sourire.
" Nous ne vous avons pas suivie ensuite, si cela peut vous rassurer. Mais vous avez à nouveau fait du bruit en interpelant les autorités sur la situation à Montéquine... alors, oui, nous avons quelques données vous concernant. Je n'en étais pas personnellement informé, mais quand Mathieu m'a parlé de vous, j'ai fatalement fait remonter un certain nombre de dossiers. C'est la procédure habituelle."

" Oh..."
A la réflexion... oui, elle avait fait deux ou trois choses susceptibles d'attirer l'attention.
"Je ne suis pas sûre d'être ravie de savoir qu'il y a tous ces dossiers sur mon compte. Ça fait une drôle d'impression... Mais je comprends bien que c'est votre métier..."
C'était presque... une atteinte à sa liberté... ou à sa vie privée du moins.
"Et bien... Heureusement que je n'ai rien à me reprocher !" conclut-elle avec un sourire un peu forcé.

" Ne vous inquiétez pas, personne ne vous a pistée. Mais quand on fait du bruit, ma foi... Je suppose qu'il ne faut pas être surpris qu'il soit entendu."
Il eut un sourire apaisant.
" Je préférais vous le dire. Comme ça, quelque part, vous savez à quoi vous en tenir me concernant."

"Autrement dit... Vous savez tout de moi, et moi rien de vous! Enfin... si... Je sais votre métier... Enfin, pas dans le détail bien sûr. Et aussi que vous n'êtes pas de la Lorien.
Elle lui sourit, paisible.
"Mais je ne veux pas être indiscrète..."
Toute curiosité mise à part, elle songeait que faire connaissance, tenter de le cerner, lui permettrait peut-être de mieux trouver les mots pour parler de Mathieu.

" Même si vous le vouliez, je crains de ne pas pouvoir combler votre curiosité. Vous savez déjà que je suis un agent du gouvernement, ce qui est, en réalité, beaucoup trop."
Il se massa la tempe gauche, un geste qui était devenu presque réflexe.
" Mais ne vous inquiétez pas, je suis loin de savoir tout de vous. Nos services ont été durement frappés par la dictature qui a sévi à Luménis et nous n'avons pas assez d'agents pour garder un oeil sur toutes les personnes d'intérêt. D'autant que vos états de service plaidaient en votre faveur : pourquoi aurions-nous voulu vous traquer ensuite ? Vous n'étiez pas considérée comme une menace. Vous ne l'avez pas été davantage lors de votre intervention en faveur des centaures."
Il lui jeta un regard en coin.
" Je m'inquiète davantage de vos intentions une fois que nous serons revenus dans le Plan Matériel. Mais j'espère que vos pas vous garderont sur une voie prudente."

Astrée fronça les sourcils.
"Une fois de retour ? Bah, je vais juste reprendre le cours de ma vie, explorer un peu ces montagnes, sans doute rendre des services à droite ou à gauche quand le destin m'y amène... "
En quoi ses projets si ordinaires pouvaient-ils intéresser les services spéciaux ?
"Que craignez-vous donc ?"
Elle pressentit la réponse au moment même où elle posait la question. Devinait-il qu'elle comptait revoir Dimitri ? Était-ce lui qui les inquiétait?

" Rien, puisque vous me rassurez sur vos intentions, dit Raevan en écartant les mains. Mais j'ai cru comprendre que vous aviez abandonné les voies du rôdeur pour devenir druide... C'est, je suppose, un changement de carrière qui fait sens. Est-ce suite à votre séjour à Montéquine que vous avez pris cette décision ?"

Astrée acquiesça.
"Oui... je crois que... j'ai pris conscience de certaines choses... Entre autres de la nécessité de protéger d'autres races... et de respecter leur mode de vie, de pensée, aussi. De ne pas leur imposer le notre. On peut trouver d'autres mode de cohabitation."
Elle haussa les épaules.
"Pourquoi cette question ? Une druidesse vous inquiète-t-elle davantage qu'une rodeuse ?"

" Par simple curiosité, répondit l'elfe. Après, dans l'absolu, oui, une druidesse est plus inquiétante qu'une rôdeuse. Mais l'une comme l'autre ne me concernent pas : je n'ai aucun attrait pour les immensités sauvages, et aucune spécialité dans le domaine. Je suis un elfe des villes. Il en existe. Et cela fait longtemps que les menaces qui pèsent sur Luménis n'émanent plus des bêtes sauvages ou des peuplades isolées."

"Non, bien sûr. Je suppose que des menaces pourraient émaner... de Melandis... Ou peut-être de trouble intérieurs à la ville".
Le coup d'état n'était pas si éloigné dans le temps.
" Ou même d'Ithillion...? Je les imagine mal représenter une menace sérieuse... Mais j'avoue que je ne m'étais jamais questionnée sur ce sujet avant. Ce n'est vraiment pas mon domaine..."
Cependant, vu ses mésaventures récentes en Lorien, elle savait désormais que la menace Ithillienne semblait être prise plus au sérieux qu'elle ne l'aurait soupçonné.

" Non, effectivement, et ça n'a pas besoin de le devenir. Chacun ses prérogatives. Vous les arbres et les montagnes, et moi... je m'occupe de Luménis."
Il était clair qu'il n'allait pas subitement discuter des menaces pesant sur Luménis avec elle.
" Et pourtant, à l'origine, j'étais moi aussi un rôdeur... un rôdeur urbain. C'est un environnement un peu différent, mais il a aussi ses spécificités et sa faune — pas seulement animale — qu'il faut apprendre à connaître pour la comprendre et la gérer."

Astrée acquiesça, un peu songeuse.
Un rôdeur urbain... Elle l'imaginait comme une sorte de justicier des quartiers sensibles, qui en connaissait les habitants les plus louches...
"Pourquoi en parlez-vous au passé ? Votre métier actuel n'en est sans doute pas si éloigné, si?
Était-ce parce qu'il avait désormais des responsabilités ?

" Oh ce ne sont jamais que des étiquettes, je suppose, dit Raevan. Mais je suis agent du gouvernement, à présent, cela recouvre d'autres domaines de compétences... Comme diraient mes collègues humains, c'est l'injuste avantage d'être un elfe : on a le temps d'être beaucoup de choses... enfin, si on accepte de les maîtriser à l'humaine, ce qui est rarement le cas chez les elfes. Mais je ne suis pas puriste : je me satisfais parfaitement d'une connaissance pratique, même si elle n'est pas parfaite."
Il haussa les épaules.
" Mais c'est la même chose pour vous, j'imagine : le fait d'avoir embrassé la voie des druides ne vous a pas fait oublier ce que vous saviez du pistage ou du tir à l'arc, si ?"

"Non, bien sûr. Il m'arrive d'être plus rôdeuse que druidesse, d'ailleurs. Quand je dois guider un groupe dans les montagnes, en particulier, je retrouve tous mes instincts d'avant..."
En particulier l'incapacité à laisser quelqu'un en arrière... Elle se souvint d'Eyri, et ses pensées revinrent aussitôt vers Dimitri. Quelles étaient les intentions des autorités à son sujet? Elle n'osa pas aborder le sujet, de crainte que sa curiosité paraisse suspecte, mais surtout que leur conversation soit perçue par des oreilles indiscrètes : des êtres féeriques pouvaient se trouver dissimulés, et Lunn avoir une trop bonne ouïe.
"Bon, là, je me repose un peu trop sur Lunn... Mais je crois que c'est un bon guide. On a de la chance de l'avoir rencontré..."
Elle lui jeta un coup d'œil en coin, curieuse de voir sa réaction : comment jugeait-il, à posteriori, leur mésaventure ?

" Oui, je suppose." dit simplement l'elfe.
Il resta silencieux.
" Les lieux sont beaucoup plus hostiles qu'anticipé. Je me demande si... c'est une omission bienveillante de la part de notre druide ou si les choses ont changé depuis la dernière fois qu'il est venu ici."

Astrée lui fut reconnaissante de ne pas mentionner le nom de Dimitri. C'était certainement trop dangereux.
"Je suppose qu'on trouve toutes sortes d'endroits en Féerie... Et il nous a prévenus de rester sur nos gardes, que les visiteurs du plan matériel n'étaient pas forcément les bienvenus. Mais peut-être qu'il ne savait pas qu'on arriverait à proximité de cette frontière ombreuse... S'il avait anticipé cela, il nous aurait certainement mis en garde contre ces fées maléfiques comme ce Minzeiros. Effectivement, je ne m'attendais pas à cela moi non plus..."

" Quoi qu'il en soit, je suppose que la présence du brownie est une bénédiction, oui..."
Il ne put en dire davantage car Mathieu venait dans leur direction.
" J'ai faim, j'ai mal aux pieds, je voudrais faire une pause, annonça-t-il sans préambule. Lunn dit que n'importe quel endroit convient, du moment que nous ne nous attardons pas trop longtemps. Alors... pause ?"
Raevan haussa les épaules.
" Si vous voulez, oui."
Plus loin, Lae s'était déjà assise dans l'herbe, sans faire de manières. Lunn leur adressa un signe de la main.

Astrée n'avait pas eu le temps d'aborder franchement le sujet qui lui tenait à cœur : la rancoeur supposée de Raevan contre Mathieu. Mais la route serait longue et elle aurait sans doute d'autres occasions de le faire. À moins que Mathieu se décide à prendre les devants... ce qui serait certainement préférable.
Elle se dirigea aussitôt vers Lae, poussant Kalju devant elle, et laissant ainsi une petite opportunité aux deux hommes pour discuter seul à seul -sans vraiment se faire d'illusion à ce sujet cependant.

Ils la suivirent sans rien échanger, plus rapides qu'elle, en réalité, car ils n'étaient pas encombrés d'un pesant genasi. Mathieu rejoignit Lae sur le sol et s'étendit aussitôt dans l'herbe. Il faisait bon, la brise était agréable, et le parfum sucré des fleurs était presque enivrant. C'était un bel après-midi (ou matinée ou... ?) propice à la farniente. Lae déballa un des paquetages de Minzeiros et ils y trouvèrent du pain, du fromage, des fruits et de la volaille rôtie.
" Est-ce qu'on devrait s'assurer que c'est comestible ?" demanda la drow, suspicieuse.

"Je n'ai pas mémorisé le sortilège adéquat... et mon unique tentative d'usage de la magie n'a pas été concluante, je vous rappelle, répliqua Astrée avec une légère grimace. Mais peut-être que Lunn saurait nous dire? Même si, à mon avis, il n'y a pas grand risque : Menzeiros a eu ce qu'il voulait, quelles qu'aient été ses intentions exactes... Mais donc, tu en penses quoi, Lunn ? On peut manger sans crainte?"
Elle s'était tournée vers le brownie, interrogative mais plutôt confiante.

" Je pense que ça devrait aller, dit le brownie. Je n'ai pas le pouvoir de déterminer avec certitude ce qu'il en est mais... empoisonner à distance, ce n'est pas très intéressant...
— Voilà qui est réconfortant, murmura Raevan.
— Je sais ! dit Lunn. Je vais goûter le premier. Je vous dois bien ça. S'il ne m'arrive rien, vous saurez que c'est sans danger."
Avant que Mathieu n'ait pu protester, le brownie avait attrapé un morceau de pain et l'engloutit.
" Mmmm... Canneberge-noisette, le meilleur !"
Mathieu leva les yeux au ciel.
" Bon, mangeons. Au pire, Kalju nous cherchera un guérisseur !"

Le raisonnement du brownie avait un sérieux défaut aux yeux d'Astrée : la nourriture pouvait parfaitement convenir à un être féérique sans pour autant être inoffensive pour eux. Ils ne pouvaient avoir aucune garantie, à part sa conviction personnelle que les intentions de Minzeiros étaient autres. Peut-être le fait d'accepter la nourriture qu'il leur offrait avait-il un sens... Mais ils avaient déjà accepté son hospitalité, donc le mal était fait.
Cette nourriture devait être inoffensive... et puis, il leur fallait bien avaler quelque chose...
"Toute plaisanterie mise à part, il faudra bien que Kalju mange, tôt ou tard... Ou il finira par s'effondrer."
Il en allait de même pour la drow, qui n'avait pas mangé grand-chose -et même absolument rien- depuis le début de leur expédition.

" On pourrait faire deux groupes... proposa Lae.
— Mangeons, trancha Raevan. Nous n'avons pas le choix.
— On aurait dû troquer avec le gros gnome aux potions, fit Mathieu.
— Je ne crois pas, non, dit Lunn. Aussi sympathique soit-il, il met des choses bizarres dans ses fioles."

Astrée eut une grimace amusée.
" Je dois dire que je n'ai pas franchement envie de déjeuner de rognures d'ongles ou autres... hum... déchets corporels. Même si les titres de ses potions étaient plutôt alléchants..."
Puisque la décision était prise, elle s'empara aussitôt d'un morceau de pain et d'une cuisse de volaille rotie : elle-même n'avait pas mangé grand-chose non plus chez Minzeiros, et elle commençait à ressentir la faim.
Elle mordit dedans à pleines dents, après un léger instant d'hésitation -et une courte prière à Tymora. Lunn avait dit que c'était délicieux, mais avait-il les mêmes goûts qu'eux ?

La nourriture était bonne, avec un goût un peu particulier, cependant, généralement plus marqué : le pain était moelleux, aux canneberges et noisettes, comme l'avait dit Lunn, le fromage crémeux, assez fort, le poulet délicieusement épicé. Ils commencèrent par grignoter du bout des lèvres puis finirent par festoyer avec appétit. Seul Kalju ne mangeait que s'il y était contraint, mais sans résister. Astrée parvint à lui faire ingurgiter une quantité raisonnable de nourriture.
" Pourquoi vous cherchez la guérisseuse, au juste ?" demanda Lunn, entre deux bouchées.

" Oh... c'est une longue histoire... et pas très gaie je le crains. "
Astrée avala une bouchée supplémentaire, se laissant le temps de rassembler ses idées sur ce qu'elle devait dire ou taire. Le cas de Kalju était suffisamment clair pour qu'elle en parle, et l'origine de son mal n'était sans doute pas une information sensible. Mais elle passerait les autres victimes sous silence : à eux de décider ce qu'ils voulaient dire. Avouer une faiblesse pouvait être préjudiciable.
"On a eu la malchance d'avoir affaire à des créatures monstrueuses appelées illithids. Tu imagines des humanoïdes assez grands, avec une grosse tête horrible et des tentacules. Ils viennent d'un autre plan, je ne sais pas où, et ils sillonnent les plans à la recherche d'esclaves... et sûrement d'autres choses, richesses, connaissances... je ne sais pas, je n'ai pas vraiment cherché à savoir. Je sais juste qu'ils lisent nos pensées et nous imposent leur volonté sans qu'on puisse résister. Mais notre souci, c'est qu'ils ne se contentent pas de réduire en esclavage ceux qui croisent leur route. Ils cherchent aussi... des hôtes pour leurs larves, pour se reproduire. "
Elle désigna Kalju du menton.
"Il a été infesté... et serait devenu un illithid dans quelques jours si on était restés dans le plan matériel. Ici, il est en sécurité, la larve ne se développera pas davantage, mais il faut qu'on le débarrasse de ce parasite."

La Couronne de Cuivre

[Féérie] Sur la piste de Kaljivahu...