La Couronne de Cuivre

On l'avait attachée. Des souvenirs nauséabonds sont revenus à fleur de sa mémoire. Elle aurait hurlé et se serait débattue si elle en avait eu la force. Le premier mouvement qu'elle a fait irradié son ventre de douleur. Elle a crispé ses machoires et son visage s'est tendu.

Elle n'a plus bougé après son essai. Elle reposé les yeux au plafond de la chambre. Peut être au moins pouvait elle échapper au regard de la moinesse. A défaut d'échapper à celui, autrement plus intimidant, de Shar. A celui là, elle n'échapperait pas. C'était une question de temps. Quitte à offrir sa liberté pour que la moinesse lui survive.

Elle a essayé de parler. De répondre à ce visage près d'elle qui ne se détournait pas. Un filet de voix faible et haché par la souffrance est sorti de ses lèvres.

« J'avais voulu t'aider. Je. Je veux pas que tu vives l'avenir que j'ai entrevu. M'est déjà arrivé. »

« Je ne veux pas. » Elle a tenté de crier, de s'animer. Elle s'est étranglée. Clouée par la souffrance. Elle a lentement repris son souffle. De retour à ses terreurs. Désemparée et impuissante.

« Ne sais plus quoi faire. »

Depuis qu'ils étaient revenus du Loyal Paladin, Brus était resté allongé sur son lit, dans sa chambre. Il avait prêté l'oreille à l'altercation entre Delcia et Eliaëdel mais n'avait pas voulu intervenir. L'arrivée d'Elissa semblait avoir calmé les choses, et d'ailleurs on entendait plus un bruit. Sauf une fois, Brus avait entendu le bruit sourd d'un corps qui tombe mais depuis plus rien. Après tout cela ne le regardait pas.

A la lumière des rayons du soleil qui traversait la fenêtre il avait tenté de reprendre le déchiffrage de son morceau de parchemin, en vain. Il s'était ensuite tourné les pouces pendant un bon moment, cherchant une activité convenable et durable. N'en ayant pas trouvé, il entra dans la contemplation de sa petite statuette en bois, il l'avait trouvé. Un soir d'été chaud et lourd, dévalant les rues empêtrées et sales des bas quartiers pour échapper à un commerçant plus colérique qu'un autre; il avait trouvé refuge dans un des rares temples des bidonvilles. Le prêtre était absent. La statuette se trouvait sur l'autel, droite, seule et immobile. L'enfant la regarda longuement, puis des pas lourds annonçant le retour du clerc, l'enfant s'était précipité sur l'objet de bois, et s'était échappé en courant. Depuis il l'avait rarement quitté, il était d'ailleurs certain qu'elle avait toujours joué un rôle dans sa vie. Il la reposa sur le bureau.

N'y tenant plus, l'adolescent se redressa et jeta un œil par la fenêtre. Le ciel était clair, et les bruits d'activités venant du port venaient jusqu'à lui. Enfilant sa veste et récupérant sa statuette l'adolescent passa la porte et se dirigea vers celle d'Eliaëdel, il n'avait pas entendu Elissa sortir de sa chambre, elle devait donc vraisemblablement toujours s'y trouver. Il s'arrêta voyant la porte entrouverte, puis n'entendant rien il poussa la porte. Son corps se figea de surprise et d'incompréhension lorsqu'il vit la scène. Eliaëdel était allongée, les membres liés, un épais bandage rougeâtre bandait son ventre. A côté Elissa était méconnaissable, le visage transformé par la douleur, la tristesse et une certaine forme de colère. Quelques secondes s'écoulèrent sans qu'aucun ne réagisse. Finalement Brus fut le plus prompt et d'une voix chevrotante tenta de s'excuser:

- Euh, je... j'suis...

Ses yeux se sont clos. Sa lèvre inférieure a tremblé. Non. C'était pire que tout. Mais la force d'envoyer paître le gamin sèchement lui a manqué. Rien que rester immobile la fatiguait. Les mots qu'elle destinait à la demie elfe se sont évanouis avant même de se former.
Et maintenant qu'il était là, elles n'auraient plus l'occasion d'en rediscuter. Et n'en rediscuteraient sans doute plus avant qu'il ne soit déjà trop tard. Elle reconnaissait la fureur quand elle la voyait; et elle lui en voulait. Elle commençait à la connaître, cette Elissa qui n'était pas à elle; elle redeviendrait la maitresse de guilde froide et distante, malgré la douleur.

Ses yeux se sont réouverts. Vert délavé. Humides. Un hoquet faible, un sanglot? a franchi le seuil de ses lèvres. La femme perdait emprise sur tout. Le sentait confusément. Sans réussir à redresser le cap.

« Pardonne moi, El' » Un diminutif affectueux, sentimental qui venait de lui échapper. Elle a détourné la tête sur l'oreiller, les deux rouges. Dans le vague. Dans un mutisme ponctué de larmes muettes.

Non, elle ne pardonnait pas. Ne pardonnait plus. Eliaëdel avait atteint la limite. C'était elle qui devait mourir, pas celle qui l'avait décidé pour ne pas le voir. Elle voulait la soutenir. Mais pas la laisser s'en aller. Pas de façon cette façon.

Elles le savaient toutes les deux, les vin était bu jusqu'à la lie. La roue déjà sur le point de tourner. Elle ne serait pas au bout de la course.

Elle avait regretté les mots qu'elle avait prononcés quand Eliaëdel avait raconté son rêve à l'instant où ils avaient franchi sa bouche. Elle s'était laissé surprendre. Elle conserva un visage impassible mais ne la regarda pas. Se tournant vers Brus, elle lui demanda :

"J'ai une potion à préparer. Reste ici et surveille la. Et quoi qu'elle te dise, tu ne la détaches pas, ok ? Sinon, ça sera le pire que tu imagines, mais en encore pire."

Aucun autre son n'est sorti de sa bouche en présence du gamin. Noyée dans sa peine. Elissa ne lui avait pas répondu; comme il avait fallu s'y attendre. Eliaëdel refusait cette mort là de tout son être. Elissa était son amour. Elle avait besoin d'elle. Il n'y avait pas d'autres mots pour cela. Ou d'autres mots qui ne feraient qu'atténuer cette vérité simple et nue. Elle était prête à offrir sa vie pour que la sienne continue. Parce qu'elle était responsable de tout ceci. Et en haïssait que plus encore son clan, si cela était possible encore.

Mais voilà.
Elissa le refusait. Elle ne voulait pas qu'elle s'acquitte de sa dette. Par deux fois, elle était intervenue pour inverser le cours des choses. Par deux fois elle se précipitait sur ce chemin qui les mènerait toutes deux à leur fin. Parce qu'elle ne supporterait pas sa perte. Absolue conviction. Cela la briserait, définitivement. Au delà de son désespoir actuel. La demie elfe morte, il ne resterait plus rien en elle. Ce serait ses ultimes fragments d'humanité qui flétriraient. Et il ne resterait qu'un corps à l'âme de pierre qui se maintiendrait avec une illusion de vie le temps qu'il en finisse.

Les larmes de la barde ne tarissaient pas. Et, seule dans ses ombres, elle l'a appelée. Sans qu'Elle n'aie eu besoin de se manifester de nouveau à elle. Un appel muet, mental, empli d'amertume et de défaite. Pressant. Et sincère. Oh. Terriblement sincère.

Shar. Sauve là. Fais en sorte qu'il n'arrive pas ce que tu m'as montré. Qu'elle vive. Tant qu'il est encore possible. Je te... suivrai dans la nuit.

Quelque chose a paru sourire. Quelque chose d'immense, de narquois, de terrible et de sombre. Au triomphe satisfait. Il lui a semblé revoir ce visage derrière ses paupières fermées. Magnifique, cruel, et dément. Mais c'était beau. Sinistrement beau. D'un voile des plus pures ténèbres. Eliaëdel n'était qu'un papillon de nuit. Comme celui de ses songes. Un de ces papillons de désespoir noirs et fragiles. Aux ailes brûlées. Qui s'offrait à Elle. Sans possibilité de revenir en arrière.

- Oui, je...

Elissa était sortie. Le gamin se sentait perdu. Que faire? Etait-il réellement conscient? L'espace de la chambre lui semblait improbable, presque irréel, mais surtout inexplicable. Les tâches pourpres et brunissantes qui maculaient le sol, l'elfe attachée, blessée, désespérée? Et la moinesse méconnaissable. Tout avait l'air d'un mauvais rêve dans lequel il ne trouvait pas sa place, spectateur à même le sable de l'arène d'un affrontement qu'il ne comprenait pas. Sans réfléchir il exécuta les ordres d'Elissa. Il contourna la flaque sanglante et s'assit sur une chaise. Sans dire un mot, sans un bruit, regardant tour à tour l'elfe immobile sur le lit et la porte laissée entrouverte.

Les minutes passèrent, le silence était toujours aussi pesant pour Brus, l'elfe affaiblie, allongée et muette l'écrasait de sa simple présence. Et Elissa qui ne venait toujours pas. Un instant la peur le saisit, l'elfe ne bougeait plus, il se leva et s'approcha, croyant qu'elle avait perdu connaissance. N'osant la regarder il murmura dans l'espoir d'une réponse qu'il redoutait:

- Z'avez... z'avez b'soin de, de quelque chose?

Elle a à peine entendu la voix du gamin. Trop occupée. A se plonger dans la nuit. A embrasser les ténèbres.

« Rien. » Laconique. Mais comme si cette simple réponse lui coûtait trop d'efforts. Elle a bougé imperceptiblement. Des vrilles de douleur ont couru à travers son ventre. Sans chercher à défaire ses liens néanmoins. Elle en aurait été bien incapable malgré des eaux troubles qu'ils soulevaient. Demander à Brus aurait été illusoire.
Rien d'autre qui ne doive lui faire faire le tour de Manost à cloche pieds, les yeux bandés, et à reculons s'il désobéissait sur ce coup à Elissa. Dans le meilleur des cas. Mais il ne le ferait pas. Il n'était pas assez idiot pour ça.
Elle s'est replongée dans le silence après ça. Sans chercher à le rompre. Le gosse était déjà assez observateur pour éviter de lui donner du grain à moudre. Et elle avait plus urgent à faire.

- Rien, z'êtes sûre? ... Si ça vous dérange pas, j'vais causer un peu, j'avais peur qu'z'êtiez tombée dans les vapes 'lors 'vec le son d'ma voix ç'va vous t'nir éveillée. Puis m'dame Elissa va bientôt rev'nir.

Il regarda en direction du lit, l'elfe n'avait pas bougé, avait-il entendu un grognement? Il haussa les épaules et reprit son monologue où il l'avait laissé.

- C'est bizarre 'trouvez pas? Comme on est am'né à faire des choses. C'mment les évènements s'suivent, compris ou pas, et les cons'quences. Moi j'vous connais pas. Vous non plus d'ailleurs. Mais v'la, j'suis dans votre chambre et j'dois vous surveiller, parce que z'avez l'bide ouvert. 'Fin j'vous demanderai pas comment vous v'z'êtes fait ça, 'près tout on s'connait pas. Puis finalement des gens qui s'mettent une épée dans l'bide, c'est un peu commun. Nan? J'en connais. Puis y en a d'aut' que j'connais pas. Vous... vous z'êtes un peu entre les deux en fait. Finalement z'êtes pas une inconnue non plus, mais s'vous crevez, s'rait pas une connaissance non plus. 'Fin vous ça vous fait une belle jambe... Tout c'qui compte c'est m'dame Elissa. M'dame Elissa par là, m'dame Elissa par ci, oh faites pas les grands yeux j'vous ai entendu... C'est l'amouur... Y en a qui disent que ça leur fait une boule dans l'ventre, vous, z'avez foutu un coup d'épée, 'fin, c'vot' choix après tout...

Le gamin marqua une pause, il regarda le bandage rougi, puis la porte, puis reprit:

J'voudrais pas faire mon prêtre de Helm, mais c'tait pas bien courageux quand même. Si z'avez des problèmes à concevoir la vie à deux, c'pas une raison pour s'empaler comme ça, oh je sais qu'on est dans une ville de coincés, et p'tet qu'un couple de femme ça plaira pas au grand brélat, mais bon faut vivre pour vous un peu aussi... 'Fin bon, m'écoutez même pas j'suis sûr...

« Clap. Clap. Clap. » Imitation faible d'un applaudissement d'un claquement de langue. Narquoise. Elle avait rouvert les yeux. Un peu irritée. Ou amusée? Prenant sur elle même à travers sa fatigue.

« Tu réfléchis, gamin. Dommage que la lecture de mes intentions soit si... pauvre. Fais encore un effort et peut être que tu m'amuseras un peu. Pour l'instant, tu joues juste un jeu dangereux. Libre à toi. »

*Et prends moi pour une conne si ça se chante.* Elle s'est tue. De justesse. Plus pour ne pas gâcher le peu de force qui lui restait que par pudeur ou politesse.

« Sois mignon, gamin. Ferme ton clapet. T'ai pas demandé ton avis. Ni même de me juger. »

Ses paupières se sont de nouveaux closes. De retour dans une léthargie peuplée de douleurs. Autant physiques que morales.
Concevoir une vie à deux. Non. Il fallait de la réciprocité pour ça. De ses propres sentiments, elle était sure. Mais elle avait été éconduite assez explicitement. Et au vu ce qui venait de se dérouler, elle s'était condamnée inéluctablement à éviter tout espoir en ce sens. Contrairement à ce que Brus pensait, ce n'était pas pour gagner son amour qu'elle s'était résolue à ça.

Cela finirait par la ronger, lui gangrener le cœur. Mais elle la sauverait même à ce prix là. Contre son gré. Même si elle devait recevoir sa haine pour toute récompense. La Nuit l'aiderait. Sur un point, le gamin avait raison. Il avait été si facile de lire en elle ces derniers temps.
Une chose échappait à l'elfe toutefois. Pourquoi s'était elle obstinée à la maintenir en vie? Pourquoi tenait elle à ce point à ne pas éviter le poignard qui volait sournoisement vers elle? Si malheur devait se produire, elles se rejoindraient dans la mort.

Eliaëdel n'était plus seule désormais; elle le sentait. La crainte des ombres s'était évanouie; ce poids qui la tiraillait depuis ce premier contact avec Elle n'était plus. La bride était encore loin de son cou, mais quand le temps viendrait, elle servirait Shar. Sans regrets. Mais confusément, l'impression de pouvoir influer sur le cours des choses par cette allégeance était bien là. Peut être une illusion comme la maitresse de la nuit en était si coutumière. Mais ses choix étaient depuis longtemps bien trop restreints pour qu'elle puisse ignorer la perspective qu'Elle tienne sa parole.

Brus avait sourit aux applaudissement de l'elfe avant de comprendre qu'on se moquait de lui, il se renfrogna, les mains dans les poches, s'adossant péniblement sur le dossier inconfortable de la chaise de bois. Il écouta les récriminations de l'elfe, et peu à peu, tout sentiment d'infériorité se dissipait. Il sourit presque lorsqu'elle parla de jeu dangereux, lui n'en voyait aucun, du moins, tant qu'elle était blessée et faible, pieds et poings liés. Si Eliaëdel avait été en pleine possession de ses moyens, jamais le gamin ne se serait permis de telles remarques, ni en présence d'Elissa d'ailleurs. Le silence était retombé, il le brisa à nouveau.

- 'Moquez pas d'moi, j'me moque pas d'vous d'abord. Puis j'sais bien qu'vous m'avez pas d'mandé mon avis, tout ça tout ça, mais j'vous l'ai dit, c'est juste que c'pour pas qu'vous vous endormiez. 'Savez qu'ça marche? Une fois j'suis resté des heures 'vec un type blessé, on pouvait pas bouger, 'lors j'ai parlé tout du long, pour pas qu'il pionce. Et il a pas pioncé. Paraît qu'si on s'endort on s'réveille pas, brrr... Du coup j'me tais pas. Vous voyez?

Puis "vos intention"s, "vos intentions", finalement j'me dis que si vous vouliez vraiment vous tuer, et bah vous êtes pas très douée, sauf vot' respect. 'Fin moi j'dis ça j'ai jamais essayé hein. Donc ç'doit vouloir dire aut'...

Soudain le gamin resta silencieux, véritablement pensif devant une possibilité qui ne lui était jamais venue à l'esprit avant. Les sourcils froncés il se leva pour quitter la pièce. Puis au moment de franchir la porte il se souvint de la présence de l'elfe blessée et des recommandations de la moinesse. Il fit donc demi-tour, toujours aussi pensif, et se rassit. Il releva la tête, une question qu'il ne parvenait pas à formuler sur les lèvres:

- 'croyez que? que...

Le gamin abusait clairement de la situation. Il profitait de son avantage devant sa faiblesse passagère. Ca ne serait pas oublié.

Elle n'a pas cherché à répondre à ses provocations. Ni à ses questions. Elle devait utiliser ses forces pour quelques chose de plus urgent. Qu'il la croie incompétente ou maladroite. Cela ne la dérangeait pas tant que ça. Sa respiration s'est faite plus calme. Elle s'est efforcée à suivre les battements irréguliers de son coeur et à les calmer. Une petite comptine étrange est sortie de ses lèvres. D'abord sur un ton faible, avant que sa voix de prenne un peu d'assurance. Dans une langue dont elle même ne comprenait pas les paroles, aux sonorités discrètes et envoutantes. C'était typiquement le genre d'efforts qu'elle paierait cher et lui viderait le peu de forces dont elle disposait. Quand elle voyait déjà ce que le lui coutait le simple fait d'empêcher les tremblements de sa voix.

Mais le gamin y semblait réceptif. Elle avait profité de la brèche. Puisqu'il ne semblait plus autant la craindre qu'auparavant, au moins pourrait il lui être un peu utile. Il la regardait, assis sur la chaise; le sourire un peu rêveur.
Son fredonnement a continué; d'une voix plus grave, plus suave, plus carressante. Une partie de son esprit a jaugé la situation avec un sourire fatigué et sardonique. Tandis que l'autre lui soufflait qu'elle ne tiendrait plus très longtemps comme ça.

« Tu ne crois pas plutôt qu'on devrait aller voir ce que fait Elissa, plutôt? Si on y va à deux, tu n'aurais pas désobéi aux ordres, puisque tu ne dois pas t'éloigner de moi.
Et j'aurai de toute façon besoin de toi pour tenir debout. » C'était vrai. Vu l'état de son ventre, mis à part se trainer au sol, elle n'était guère apte à faire plus.
« Il suffira juste que tu me détaches les jambes. Ce n'est pas comme si je pouvais faire quoi que ce soit de dangereux contre toi ou moi même. »

Et elle ne mentait pas. Elle risquait d'en voir de toutes les couleurs pour les quelques mètres qu'elle aurait à faire. Même si le gosse la portait.
Eliaëdel devait bouger de cette chambre. Au moins se détacher de ses liens. Elle ne les supportait plus. D'autant que tout était étrangement silencieux dans l'étage, et cela ne lui plaisait pas vraiment. Elle déformait juste légèrement les ordres dans l'esprit de Brus pour qu'il agisse dans son sens. Tout en gardant une base de vérité. De cette manière, c'était de loin le plus efficace.
Et quelque qu'en soit le résultat, il finirait de se rendre compte de sa manoeuvre. Il n'apprécierait sans doute pas. Mais ça lui apprendrait au moins à se méfier d'elle. Même entravée.

(utilisation des pouvoirs de barde de fascination puis de suggestion

. )

La mélodie avait tout d'abord surpris le gamin, le contraste entre la douce mélopée et l'inquiétude rongeante de ses questions l'arrachant à ses pensées. Il regarda l'elfe sans comprendre, presque interloqué, comment cet être si sombre et chaotique pouvait chanter des sons si doux, presque caressants? Il frissonna. Puis peu à peu il se laissa bercer par la mélodie envoutante. Le visage d'Eliaëdel était légèrement crispé, ce chant lui coûtait visiblement quelques efforts, et Brus ne pouvait détacher son regard de cette douleur à la fois peinte et chantée. Fasciné par les rayons cuivrés que reflétaient sa peau, par ses fins cheveux bruns, l'iris vert de ses yeux absents, le gamin avait maintenant complètement perdu le fil de ses idées et écoutait attentivement la chanson, redoutant inconsciemment sa fin.

Celle-ci arriva pourtant, il cligna des yeux, il avait la sensation engourdissante de se réveiller, d'avoir somnolé pendant un petit quart d'heure. Il ne vit aucune objection à la demande simple et énoncée d'une voix faible par la barde.

- Oui, pour sûr, on devrait y aller, madame Elissa a peut-être besoin de nous, et puis cela lui évitera de remonter. Je vais vous enlever ça.

Il sourit à l'elfe toujours allongée avant de se lever et de s'approcher du lit, il se pencha légèrement en avant au dessus des pieds liés, passa une main sous sa veste pour trouver sa dague, mais lorsque le tranchant sale de celle-ci passa devant son regard son mouvement s'arrêta. La vision de l'arme, du fil de la lame tranchante, puis du bandage, enfin du sang sur le bandage, avait arrêté son geste. Incapable de prolonger son action il ne savait pourtant comment réagir.

- 'Fait, j'suis pas sûr que... C'p'tet pas tout a fait c'que m'dame Elissa a dit... Oh j'sais plus... C'pas contre vous hein... Mais z'êtes sûre de vous? 'fin j'veux dire, 'vec le bandage tout ça, z'avez pas peur? C'est que...

" C'est pour cette raison que je vais avoir besoin de toi. Mais tu devrais réussir à me soutenir. Je ne suis pas si lourde que ça."

Elle l'avait regardé. Un curieux mélange d'humour et d'ironie dans les yeux. Elle était plus petite que le gamin. Il devrait pouvoir s'en débrouiller. L'espérait elle. Parce qu'elle ne serait pas capable de se relever s'il la lâchait.

" Détache moi qu'on aille vérifier si Elissa n'a besoin de rien. " De nouveau de ton ton persuasif. Et quelque peu charmeur.

*Clap, clap, clap*

"Bravo, franchement. Magnifique représentation. Un peu plus, j'y croyais. Je crois même que je me serais laissée avoir avant toi Brus. En plus de toutes tes qualités, tu es tenace."

Elissa était entrée dans la pièce. En dépit de son badinage, elle ne souriait pas. Son regard était de glace.

"Quant à toi, fini. S'il faut, je t'empêche de parler. En attendant, bois ça. Ça atténuera un peu la douleur"

Elle lui avait soutenu la tête et lui avait fait boire le contenu du brouet amère qu'elle avait rapporté. Si elle avait refusé, elle serait allée jusqu'à lui boucher le nez pour lui faire avaler.

"C'est pas bon, je sais. Mais ça te fera du bien."

Les dernières paroles d'Eliaëdel avait eu raison des réticences de Brus, sa dague en main, il allait trancher les liens de l'elfe lorsque Elissa refit son apparition. Les mots amères et tranchants de la moinesse rompirent le charme. Le gamin observa son bras suspendu comme s'il ne lui appartenait pas, qu'allait-il faire. Il jeta un regard effrayé en direction d'Eliaëdel. Puis resta confus devant Elissa, rangeant lentement sa dague sous sa veste il tenta de se justifier sans pouvoir trouver aucune raison à son geste.

- Je... je... désolé, hem. Pourtant... j'ai... pas fait exprès. Non, c'veut rien dire. J'sais pas c'qui m'a pris...

Rouge de honte, Brus gesticulait d'un pied sur l'autre en se tordant les doigts, n'osant regarder la moinesse dans les yeux.

- J'voulais vous dire, 'fait, j'allais sortir, si z'avez plus b'soin de moi, 'fin j'vais y aller, avant d'faire d'aut' bêtises...

Le liquide était amer lorsque qu'il a coulé dans sa gorge. Sensation de brûlure, d'étouffement soudain, qui a disparu très vite. La douleur s'était estompée dans son ventre et les chairs venaient de guérir, même si des marques superficielles resteraient encore quelque temps à l'endroit où l'épée avait mordu. Mais cela ne dispenserait pas de repos.

"Ah quoi bon vouloir me faire guérir, si ce n'est pour me laisser vivre sans avoir quoi que ce soit à espérer? Tu sais que ne survivrai pas à ton enterrement. Arrête de te mentir!"

Elle l'avait regardée. Soutenu son regard, en y répondant par une fureur noire; d'une voix plus ferme. Dans sa langue natale. Brus n'avait pas besoin de comprendre ce qu'elle avait à dire.

"Tu outrepasses tes devoirs, Elissa. Tu veux peut être devenir martyre à mauvais escient. Je ne te laisserai pas te sacrifier pour moi; surtout que si tu ne m'avais pas connue, tu n'en serais pas à ce point. Je ne te laisserai pas te résigner à vouloir mourir pour rien. C'était à moi à régler cette histoire.

Je préfère encore que tu en viennes à me haïr et que tu me survives. Même si ça doit me détruire. Je ne manquerai à personne quand je mourrai, Elissa. Même à toi si tu avais la force de l'admettre. Toi, tu as des gens qui te sont proches, ici. Tu as des gens qui tiennent à toi. Peut être même des êtres que tu aimes. Je n'ai pas ce problème; je sais reconnaitre la haine ou la rancoeur quand je la vois dans les yeux ou les attitudes."

La colère ne se tarissait pas. Aux parfums désemparés et amers. Mais lucides. Elle a paru retrouver son calme brutalement. Sa fureur étranglée net. A laquelle s'est substitué quelque chose d'étrange. De l'imploration.

"Détache moi, Elissa. Tu sais que ça n'empêchera rien. C'est qu'une question de temps. Et ça me rappelle trop de souvenirs que j'aurais préféré savoir oublier. Je..."

Une révélation involontaire. D'une voix jeune. Celle qu'elle avait du avoir bien des années plus tout, dans cette jeunesse aussi longue qu'elle vie d'homme. Quant elle n'était habitée que par un excentrisme sarcastique mais inoffensif. Et la terreur qu'on pouvait lire en elle n'était pas feinte. Elle a tenté de se débattre. Mais sa faiblesse était tellement manifeste. Ses yeux se sont agrandis. Agités par l'horreur, la stupéfaction, la terreur. Son esprit venait de perdre pied; en quelques secondes. Elle est restée pétrifiée, entravée sur le lit, le souffle court.

Elle voyait leurs yeux posés sur elle. Brus attendant vers la porte qu'elle lui dise de partir, se faisant le plus petit possible. Et Eliaëdel attachée à son lit, lui demandant de la détacher. Non, elle ne pouvait pas. Les dés étaient jetés, les paroles dites, les intentions claires. Si elle la détachait, elle se tuerait. Le message était clair.

Et elle ne pouvait le permettre. C'était sa vie à elle, ses pions. Non, elle ne voulait pas être martyre, et cela d'aucune cause. Mais qu'on la laisse tranquille. S'ils croyaient que la perspective de sa mort la ravissait ? Elle voulait laisser une guilde saine, et non pas le théâtre d'un atroce suicide. Elle avait des prédispositions à prendre, des adieux à faire. Et, tout au fond d'elle-même, elle espérait que Shar se trompe.

"Tais-toi s'il te plaît. On reparlera de ça plus tard. Pour le moment, désolée, mais tu vas rester comme ça. De toute façon, les herbes ne vont pas tarder à faire leur effet. Brus, j'ai besoin de toi en bas"

Et, sans un regard de plus, elle descendit à l'herboristerie.

La femme n'a pas répondu. A se demander si elle avait même entendu la réponse de la moinesse. Ses mouvements involontaires ont progressivement cessé, lentement, alors qu'elle s'est retrouvée seule dans sa chambre. A mesure que son esprit parvenait à réenfouir l'horreur, l'outrage qui avait été fait.

Elle en a appellée à la Nuit. En une prière murmurée, à voix basse, les yeux fermés. Encore maladroite. Mais terriblement sincère. Sa révérence à Shar. Dans le souvenir de cette présence, de cette puissance. De cette séduction, aussi. Elle ne priait pas pour son propre salut. Non. Elle refusait d'y croire. Mais pour Elissa. Avec une ferveur véritable.

Elle a paru s'apaiser un peu. Après avoir réussi à surmonter pour un temps au moins la présence de ses liens. Elle a sombré dans le sommeil. Autant par l'effet des herbes que par la réaction de ce corps qu'elle avait cherché à briser. Avant que sa conscience ne vagabonde, on aurait pu deviner dans son attitude une froide détermination. Un froid mutisme. Ses secrets et ses pensées, devaient rester en elle désormais. Ils étaient trop périlleux s'ils continuaient à s'ébruiter.

Les épaules de Brus s'affaissèrent. Il s'autorisa un léger soupir en franchissant le seuil de la porte. Une dernier regard en arrière, les yeux d'Eliaëdel étaient clos. Il traversa ensuite à pas rapide le couloir et dévala les escaliers dans l'espoir de rattraper la moinesse. Il la trouva en bas. Passant ses mains dans son dos pour cacher sa nervosité il regarda la demi elfe avec gêne.

- Euh, qu'est-ce qu'y a pour vot' service m'dame Elissa? Ahem, j'suis désolé pour c'que j'viens d'voir, j'sais qu'j'aurais pas dû mais j'pouvais pas s'voir... S'vous plaît, me foutez pas dehors...

Elissa secoua la tête, posant un regard triste sur le gamin. Que venait-il faire au milieu de tout cela ? S'était se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment, elle ne voyait que ça. Quant à le virer, elle n'en avait aucunement l'intention. Il retournerait dans la rue, continuerait à détrousser les bourses. Jusqu'à se faire prendre, ou pire. Non, surtout ça. Elle ne voulait pas.

Mais quand elle disparaîtrait, qui s'occuperait de lui ? Personne ne serait là pour lui assurer son avenir ? Althéa à la rigueur, mais elle avait sa fille. Et la guilde ne lui survivrait sûrement pas.

"Non, tu n'es pas viré. Mais j'ai pensé ... Enfin, je pense. Après, c'est toi qui vas t'enfuir en courant. Et si je t'adoptais ? Comme ça, s'il m'arrive quelque chose, c'est toi qui empoche le pactole. Oh, pas grand chose, vas pas t'imaginer des tas de pièces d'or. Mais en cas de pépin ben ... Bien sûr, je ne te donnerai pas d'ordre et je ne t'obligerai pas à ranger ta chambre. C'est juste pour le cas où ..."

Elle s'était interrompue. Le gamin avait la trouille. Il ne valait mieux pas l'effrayer encore plus.

- Je...

Sa langue était allée plus vite que ses pensées, comme souvent. Lorsqu'il réalisa seulement ce qu'Elissa lui proposait il écarquilla les yeux. Il resta muet. Cela voulait dire que..? Il sourit puis ses lèvres se figèrent à nouveau. Mais? Une lueur de frayeur passa dans ses yeux. Brus était incapable de réagir, il devina qu'il ne savait pas tout, autant la proposition le comblait, autant ses implications funestes lui faisaient froid dans le dos. Puis il y avait autre chose, quelque chose en trop. Il recula d'un pas, ses mains se délièrent dans son dos, une passa dans sa tignasse blonde, l'autre resta là, le long de sa hanche, pendante.

- C'est que... J'vous remercie mais... C'est gentil d'faire ça pour moi. Mais... pourquoi? pourquoi 'm'proposez ça maint'nant? pourquoi m'dîtes rien? J'pas envie... j'me console pas 'vec de l'argent. D'puis que j'suis ici m'en d'nnez à la moind' occasion, pour tout les p'tits services, faites ça pa'ce que j'suis pauvre? Z'avez pitié d'moi?

Les paroles fusaient malgré lui, et peu à peu son ton s'élevait, un peu par colère, mais surtout par lassitude et par tristesse. De l'argent, c'est tout ce qu'il avait toujours reçu, tout ce qu'on lui avait toujours témoigner, des sommes plus ou moins grandes, pour des choses plus ou moins risquées, mais cela l'écœurait, pour combler un manque sur lequel il ne pouvait mettre le doigt, à moins qu'il n'osait se l'avouer, il avait toujours gagné ou volé des pièces d'or pour se les faire voler, ou les dépenser à nouveau, pour l'enivrement, le plaisir, la faim ou pour l'oubli. Il se refusait à accepter, pas pour cet enjeu devenu malsain par usure. Il baissa ses yeux brillants et humides.

'Fin c'pas complèt'ment vrai, y a eu Willy, mais j'veux pas qu'vous m'proposiez ça pour d'l'argent! y a d'aut' choses... L'argent ç'va ça vient, c'pas c'que j'ai envie... Pas c'que j'ai envie d'garder d'vous. Il releva la tête. Puis pourquoi vous pensez à vot' mort?! Savez bien qu'vu vot' race vivrez 'core longtemps après moi! Alors ça s'précise c'est ça hein? Mais non, vous cachez ça sous vos mots en m'promettant d'l'argent, encore... J'en veux pas! ... Dîtes moi c'qu'il se passe!

***

Elle dormait. Calme, malgré les liens qui l'entravaient. Ses soucis la rongeaient toujours. Ils maintenaient toujours cette ombre sur son visage. Ils ne cesseraient sans doute que lorsqu'elle en aurait fini avec les charognes qui la harcelaient. Ou si elle échouait. Mais elle était moins seule. Même si Shar était ce que beaucoup auraient considéré comme une cruelle malédiction. La barde s'en moquait. Les jugements moraux l'indifféraient. L'aide qu'elle pourrait lui apporter en échange de ses prières et de ses services, beaucoup moins. Et n'était elle pas venue à elle?

Ce n'était pas exact. Elle était isolée tout de même. Malgré cette présence tantôt moqueuse, tantôt menaçante, tantôt attirante qui occupait une partie de son âme. Cela ne compensait pas tout.
Dur de vivre seule. Depuis tant d'années. Dur de n'attirer que la crainte. Et il lui était encore plus pénible d'avoir ouvert son coeur, d'avoir cédé à l'espoir. Pour rien. Cette souffrance là restait brûlante. La rendait désespérément amère. Mais elle devrait la taire.
Parfois, même les garces les moins recommandables pouvaient connaître le poids des sentiments. Ou celui d'une conscience.

***

Elissa avait baissé la tête durant le feu nourri de paroles de Brus. Non, ce n'était pas la pitié, ce n'était pas l'argent. Elle ne voulait pas l'acheter, ni même s'acheter une conscience en le protègeant. Et il voulait savoir. Il voulait savoir ce qu'elle ne voulait pas lui dire. Ce qu'elle voulait que personne ne sâche. La réaction d'Eliaëdel la confortait dans son choix. Dès qu'ils sauraient, tout changerait. Leurs attitudes, leurs actes, leurs mots. Tout. Qui l'empêcherait de sortir à n'importe quel prétexte, qui prendrait en charge toutes les missions pour ne lui en laisser aucune. Mais ne voulaient ils pas comprendre qu'elle avait accepté l'inéluctable et qu'elle voulait simplement tirer sa révérence en faisant le moins de bruit possible ?

Elle n'avait pas peur ou du moins pas encore. Peut-être peur de souffrir dans les derniers instants. Peur d'être seule aussi. Et en même temps, c'est ce qu'elle avait choisi. Mais quelque part, elle appartenait à la mort. Kelemvor l'avait marqué de son sceau au moment même où elle avait porté sur lui ses croyances. Ce n'était pas du désespoir, simplement une philosphie. Sa philosophie. Elle avait sa place dans le cycle immuable, dans le recommencement. Et tout tournerait aussi bien sans elle.

Mais, quand elle releva la tête, des larmes roulèrent sur ses joues. Elle sourit faiblement. Comme si tout ne se limitait qu'à une mauvaise blague. Elle ébouriffa d'une main maladroite les cheveux du gamin.

"Hé, tu ne vas pas pleurer, dis. C'est juste un sale rêve, un cauchemar. Je ne te parlerai plus de sous, promis. Tu as raison, tout n'est pas question de ça. Ce n'est pas non plus de la pitié. Mais ... tu es prometteur Brus. Perspicace, intelligent, mûr pour ton âge. Je crois qu'on peut arriver à faire quelque chose de toi."

- S'vous l'dîtes...

La vision des larmes sur les joues de la moinesse troubla le gamin et doucha sa rancœur. Sa colère s'était retournée contre lui et maintenant il s'en voulait d'avoir parlé ainsi sans réfléchir, ne cherchant qu'à exhumer sa douleur, indifférant aux autres, se prenant comme souvent pour la seule conscience du monde. Il se tenait à présent devant Elissa, gêné, furieux contre lui même comme lorsque dans l'énervement, emporté par un mouvement brusque, nos gestes dépassent notre maîtrise et par un choc improbable brisent l'irréparable.

- Beh z'avez sans doute raison, j'suis désolé. Puis s'vous voulez pas m'dire c'tant pis, moi j'veux bien qu'vous m'adoptiez si ç'peut vous faire plaisir, ça m'fait plaisir aussi.

Elissa avait hoché lentement la tête. Voila ... Comme ça, elle allait adopter le gamin. Décision qu'elle n'avait ni planifiée, ni méditée, mais qui lui plaisait en fin de compte. Dans le même temps, elle se sentait cruelle. Elle l'adoptait, et bientôt, elle allait ... partir. Et il serait seul. Non, pas seul. Il y aurait Althéa. Elle ne le laisserait pas tomber, elle le savait. Ils auraient peut-être du mal au début. Mais aucun des deux ne marcherait seul. Du moins, elle l'espérait.

Elle avait fini par sourire. Un vrai sourire comme elle n'en avait pas eu depuis longtemps. Oui, l'imprévu avait du bon. Et pour le moment, elle était encore vivante. C'était comme ... comme s'il restait encore un espoir. Comme si elle pouvait encore contrecarrer les plans.

"D'accord, finit-elle par dire, demain, on ira à la salle des registres pour officialiser tout ça"

Le sourire de la moinesse fit chaud au cœur du gamin, ses lèvres s'incurvèrent à son tour.

- 'tendu. Beh dans c'cas j'vais sortir, j'vais quelques trucs à trouver, pas pour longtemps.

Brus commença à reculer vers la porte puis se tourna tout à fait et franchit les derniers mètres qui l'en séparaient. Il posa la main sur la poignée, mais finalement pivota sur lui-même, un doigt songeur sur les lèvres.

- Oups, j'vais oublié, tout à l'heure z'avez dit que z'aviez b'soin de moi en descendant?

Elissa avait secoué la tête. Non, elle n'avait besoin de rien. Si ce n'était d'une présence. Etrangement, rester seule lui pesait depuis un certain temps. Depuis l'apparition de ses cauchemars. Même si elle était trop orgueilleuse pour se l'avouer, elle recherchait la compagnie. Elle avait besoin des autres, de leur activité, de leurs tranches de vie. Besoin d'oublier qu'en fin de compte, on était tout seul pour mourir.

Quoi qu'elle fasse, elle n'arrivait pas à détourner ses pensées. Il lui semblait parfois entendre, dans un demi sommeil, les grains d'un sablier finir de s'écouler. Elle avait beau essayer de le retenir, le temps imparti toucherait bientôt à sa fin. Et il faudrait ... changer d'adresse.

"Non, je ne crois pas. Je voulais juste te demander si ça va. Il y en a eu des bonnes depuis ton arrivée. C'est assez impressionnant mais on s'y fait. Enfin, je te rassure, c'est pas tout le temps comme ça"

Oriane arriva devant la Vierge d’Argent, un léger sourire flottant sur son visage. Elle avait croisé Edric, à la sortie du Loyal, et avait obtenu d’Elissa un moment à passer avec lui. Et ce moment lui avait fait un bien fou. Pour quelques heures, elle avait oublié la guilde, Linceul, même le rapport qu’elle devait faire n’était plus qu’un lointain écho dans son esprit.
Elle poussa la porte de la boutique et sentit une résistance. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que quelqu’un était en train de sortir...et que visiblement, elle venait de lui envoyer la porte en pleine figure. Elle se glissa à l’intérieur, une expression confuse sur le visage. Brus était debout, à moins d’un mètre de la porte, et se frottait le nez. Elle lui lança un regard hésitant.

"Est-ce que...ça va ? Je suis vraiment désolée...J’espère que je ne t’ai pas fait mal..."

Brus avait salué Elissa en la rassurant par quelques mots hésitants avant de prendre la porte... Il recula de quelques pas sous l'impact. Se tâtant le nez il découvrit avec soulagement qu'il n'était pas cassé, mais lâcha un grognement de douleur pour la forme.

- C'va aller, finit-il par lâcher ne lâchant pas son nez, z'inquiétez pas. J'vais vous laissez donc. Z'avez sûr'ment d'choses à vous raconter hein?...

Brus écarta la porte avec précaution et sortit sans bruit. Il ne se retourna pas et s'enfonça dans les ruelles encore animées. Il avait besoin de souffler un peu, d'évacuer quelques unes de ses pensées et de se retrouver lui même, les évènements s'enchaînaient à toute allure sans lui laisser le temps de reprendre son souffle. Il guida ses pas vers le marché, vers la foule la plus opaque dans laquelle il se fondrait, inconnu parmi les inconnus pour se gorger de leur ignorance et de leur indifférence.

Elissa avait vu disparaître le gamin dans la rue, comme pressé de s'enfuir, de se fondre dans la foule. Peut-être l'avait-elle effrayé, peut-être n'avait-elle pas assez pesé le pour et le contre après tout. Ce gosse, sans qu'elle sache pourquoi, elle s'en sentait responsable. Peut-être était-ce tout simplement parce qu'il lui survivrait après tout. Si tout allait bien, elle vivrait encore un peu, aussi longtemps qu'il serait là pour se souvenir.

L'espace d'un instant aussi bref qu'un bâtement de cil, elle regretta de ne pas avoir eu d'enfant. C'étaient eux, la vraie promesse d'avenir, eux, le vrai témoignage d'espoir qui les sauverait tous. Et elle ne s'en était pas laissé le temps. En fait, elle ne s'était donné le temps de rien, même pas celui de vivre. Toujours dans l'action, dan s le vif du sujet.

Elle se tourna vers Oriane avec un sourire.

"Il est super ce gamin. Bon, je crois que nous avons à parler toutes les deux. Au fait, tu veux boire quelque chose, une tasse de thé ?"

La Couronne de Cuivre

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