La Couronne de Cuivre

Une autre solution était, peut-être, de compter sur l'auto-discipline des colons et sur le souci que chacun avait d'autrui. En effet, il vit certaines personnes quitter les lieux, sans doute pour aller prévenir parents et amis que le repas était sur le point d'être servi.
Peu à peu, les groupes habituels se reformaient.
Les instituteurs reparurent, suivis de peu par les explorateurs, puis par divers membres de la Communauté.

Albérich avait l'intention de profiter du repas pour écouter les différents groupes lui faire le récit de leurs découvertes. Ensuite, il enchaînerait sur une courte allocution pour prévenir les colons de la petite cérémonie lathandrite prévue le lendemain matin. Il n'avait rien préparé avec Thibault, mais peut-être pourraient-ils en discuter en fin de soirée, après le fameux conseil. Comme il savait que les instituteurs l'accuseraient de les forcer à travailler en mangeant, il préféra aller s'installer avec les explorateurs, se faisant raconter le résultat de la journée par les enfants, qui, il le savait, auraient jeté un regard neuf sur l'environnement et ne garderaient rien pour eux.

Si Alban, comme de coutume, musela son enthousiasme lors de ses rares interventions - ce qui ne l'empêcha pas d'avoir parfois les yeux qui brillent à certaines évocations -, le reste de la bande - auquel ne put s'empêcher de se joindre à plusieurs reprises un certain barde, totalement extatique - se montra ravi, parlant avec entrain de l'observatoire, des étranges objets contenus dans les vitrines - imaginant les concernant une foule d'usages plus extraordinaires les uns que les autres -, de la majesté des grandes salles, de la splendeur des décors... Ruth se perdit même en conjectures quand aux probables portes dérobées, salles secrètes et mystères dissimulés que les lieux devaient abriter.

Albérich lui rappela qu'elle était responsable de cet aspect de l'exploration et qu'ils avaient tous de grands espoirs en ses capacités à faire des découvertes formidables. Il nota qu'Hubert était de son côté silencieux, écoutant leur récit sans intervenir, souriant de certaines interventions et acquiesçant de temps à autre. Mais il paraissait un peu ailleurs, et le Luménien devina qu'il songeait — comme lui — à la suite des opérations. Le bâtiment était grandiose, riche et formidable, mais... pendant ce temps, la moitié des leurs croupissaient aux mains des Ithiliens et pour l'heure, ils n'avaient absolument rien fait pour changer cette situation.
Le clerc demeura finalement avec ce groupe jusqu'à la fin du repas : si les enseignants avaient fait des découvertes intéressantes, ils viendraient certainement lui en parler spontanément.

Ce qu'ils firent.
En réalité, ils n'étaient parvenu à repérer qu'un seul nouveau symbole : celui désignant les thermes. Pour le reste, le palais était si vaste, ses pièces et ses décorations si nombreuses qu'en repérer d'autres n'aurait rien d'aisé et risquait de prendre du temps. Mais ils comptaient bien se remettre à l'ouvrage dès que possible.
D'ailleurs, ils ne tardèrent pas à prendre congé...

Avant que le groupe ne se disperse complètement, Albérich fit sa petite allocution, prévenant les colons du retour de Marthe le lendemain nuit, puis leur parlant des cérémonies religieuses prévues pour le lendemain, sans oublier l'invitation aux Chauntéens de se recueillir dans le champ couvert sous l'une des verrières. Il insista sur le fait qu'il n'y avait nulle obligation. Il en profita pour remercier publiquement le travail de l'intendance, dont le premier repas chaud avait été d'un grand réconfort pour tous. Ensuite, il souhaita la bonne nuit aux colons et chercha Thibault du regard.

Il l'aperçut se dirigeant vers les cuisines. Fallait-il en déduire qu'il comptait donner un coup de main pour la vaisselle ? Pas impossible, puisqu'il semblait tout faire pour s'occuper et se rendre utile... Néanmoins, il s'immobilisa lorsque le Luménien le héla et lui sourit largement.
-Que puis-je pour vous, ô Fomenteur de complots visant à la destruction par le feu de totues les merveilles de l'Antiquité ?
Il plissa le front.
-Hum, et Grand Opposant aux Thermes, apparemment...

" Je te signale, Ô grand rancunier devant l'éternel, que j'ai trouvé la solution à nos problèmes de combustible. Donc... merci de te montrer miséricordieux."
Il grimaça ensuite.
" Mais c'est vrai que je ne me suis pas encore lavé, ni mes vêtements... Je ferai ça après le conseil... Hum. Je me demandais si nous pourrions nous voir ensuite à propos de cette cérémonie oecuménique, demain matin..."

-De un : le fait que tu aies trouvé la solution à notre problème de combustible gâche toute chance que mon alternative sunite soit réalisée. Donc, je te hais doublement. De deux, aucun problème, Albérich, nous pourrons en discuter.
Il eut une légère grimace.
-J'avoue que je n'ai pas encore pu y réfléchir. Mais j'y songerai pendant que vous tenez conseil.

" Moi non plus... Mais je ne crois pas que nous devions trop nous inquiéter. Quelque chose qui vient du coeur et de l'âme suffira. Nos dieux sont suffisamment proches pour que nous ne commettions pas d'impair."
Il sourit.
" Bon, je tâcherai de te retrouver quand j'en ai terminé. Je ne pense pas que ce sera très long : nous ne prendrons pas de décisions cruciales en l'absence de Marthe, de toute façon."
Il ne lui restait plus qu'à retrouver Hubert et dénicher une petite salle où ils pourraient s'isoler un moment.

-Je serai soit ici, soit en cuisine, lui dit le Sunite.
Les salles, ce n'était pas ce qui manquait. Les petites salles, en revanche... Ce n'est pas qu'elles manquaient. Simplement, il était nécessaire de les chercher un peu plus longtemps...
Ils finirent toutefois par trouver leur bonheur sans avoir dû trop s'éloigner : il s'agissait d'un salon avec des fauteuils de bois sculptés, une table basse, des bibliothèques... Un lieu presque intime et en tout cas agréable.

Hubert entra le premier, Albérich ferma la porte sur ses pas. Il faisait sombre, le paladin invoqua de la lumière et ils s'assirent de part et d'autre de la table basse. Pendant un moment, ils ne dirent rien, se jaugeant. Le paladin croisa les bras. Albérich soupira.
« Bon, je pense qu’on ne peut plus vraiment attendre Marthe. »
Le paladin acquiesça mais ne dit rien, en attente. Le Luménien avait immanquablement réfléchi, sans doute beaucoup trop, et il ne servait à rien de faire des propositions avant d’avoir entendu les siennes. C’était comme ça qu’ils s’étaient idéalement complétés, à Solarcis : Albérich s’était servi de lui comme avocat du diable, et cela lui avait toujours permis d’affiner ses décisions. Mais là, il semblait avoir besoin d’un coup de pouce pour se lancer.
« Marthe... Tu as eu des mauvaises nouvelles, n’est-ce pas ?
— Pas vraiment. Rien d’imprévisible, tout bien considéré.
— Mais encore ?
— Marthe est d’humeur belliqueuse, c’est tout.
— Et toi pas ? »
Le clerc soupira et secoua la tête.
« Non, effectivement. Mon souci n’est pas de gagner une guerre, mais bien de limiter les pertes. Je ne suis pas pour aller me brûler par principe. Je suis pour sauver les gens. Et je ne crois pas que nous sauverons les gens sur des appétits de vengeance. »
Il haussa les épaules.
« Mais je vois bien que la tendance générale est à l’affrontement. Plutôt mourir que de plier, des choses comme ça. Je n’ai pas ce désir, ni ce tempérament. Marthe va rentrer demain et je serai minorisé. Cela ne me dérange pas, en fait. Je suis juste... un peu déçu, je pense. La violence... ne nous permettra pas de sauver les otages... et elle ne permettra pas non plus à Clairétoile d’être cette cité différente dont les gens ont rêvé. Je sais ce que tu vas dire. Il faut se battre pour ses idéaux. Il faut souffrir pour obtenir ce qu’on veut. C’est l’affaire d’une fois, le temps de nous établir, ensuite nous pourrons vivre en paix. Et la non-violence n’est pas dans les statuts que nous avons signés, je sais... Néanmoins... Même pragmatiquement, j’ai la sensation que c’est un mauvais choix. Si nous agressons les Ithiliens, ils puniront les colons qui sont en leur pouvoir. Ils les brimeront ou les exécuteront pour nous impressionner. Je ne peux pas, personnellement, prendre des décisions qui mèneront à la mort de ne fût-ce qu’un seul des prisonniers. Ces gosses, ces femmes et ces hommes méritent de vivre, comme toi ou moi, ou Alban, Rebecca ou Giovanni.
— Mais que proposes-tu, alors ?
— La négociation.
— Négocier quoi, au juste ? Nous n’avons aucun levier...
— Pas nous, mais les grandes cités de l’île. Luménis en tête. Si nous les avertissons, nous pourrons faire pression sur Ithilion pour qu’ils retirent leurs troupes et nous rendent notre ville. C’est ce qu’Etienne envisageait, quand nous en avons parlé avant de nous engager. Diplomatiquement, Ithilion ne pouvait pas nous attaquer. Ils l’ont fait. Nous devons obtenir leur départ. »
Hubert pinça les lèvres.
« De ce que je sais de la situation géopolitique... Maelwedd cherche un prétexte pour attaquer Ithilion. Ne crois-tu pas que si nous avertissons les Luméniens... Ils vont simplement lever une armée pour marcher contre la cité ? Pas celle-ci, je veux dire, mais Ithilion-même. Nous serons un petit sacrifice pour un tel objectif. Si en plus Maelwedd peut se débarrasser de toi au passage...
— Pourquoi diable voudrait-il se débarrasser de moi ?
— Pour ne pas que tu viennes lui contester son poste.
— Je n’ai jamais eu pareille intention.
— Mais qu’en sait-il ? »
Albérich soupira.
« Ce n’est pas complètement impossible, je dois l’admettre. Mais nous pouvons avertir Antelucas. Etienne était soutenu par son gouvernement. Ils agiront en essayant de le préserver, lui, Gaspard et Louis, a minima. »
Hubert l’observa un moment, hésitant.
« Et nous ?
— Nous, nous attendons. »
Le paladin eut un léger rire sans joie.
« Les gens ne l’accepteront jamais, Albérich.
— Je sais bien. Je ne me fais pas d’illusions. »
Pendant une seconde, ils restèrent silencieux l’un et l’autre. Albérich se prit la tête dans les mains et lorgna la table. Il reprit la parole sans lever les yeux.
« Dis-moi alors, toi, ce qu’il convient de faire.
— Libérer nos gens. Bouter les Ithiliens dehors.
— Et comment, exactement ?
— Je ne sais pas encore.
— Ah. »
Hubert soupira.
« Il me semble qu’une première chose à faire serait de leur couper l’accès à la mine. Si des clercs mettent la main sur une infinité de diamants, nous n’aurons jamais le dessus.
— Très bien. Ils tueront quoi... cinq ou dix personnes pour nous punir de notre acte de sabotage ? Si ça te convient, allons-y ! »
Le paladin ferma une seconde les yeux, respira doucement.
« Albérich. Sois raisonnable.
— C’est ta proposition qui n’est pas raisonnable. Nous n’avons aucun moyen de préserver les gens qui sont à l’intérieur. Quoi que nous tentions, nous en perdrons. Et en imaginant que nous fassions fi des otages, que nous parvenions à éliminer les Ithiliens ou à les renvoyer dehors... Le prince en renverra. Il a des milliers de soldats à sa disposition, Hubert. C’est un type fier, et fou. Il ne tolérera jamais l’affront que nous pourrons lui faire. Il sacrifiera ses hommes, sans sourciller, pour nous mettre au pas. Nous sommes dans son fief, ses Landes, les Ithiliens les connaissent bien, et le clergé d’Oghma ne s’embarrasse pas de la morale luménienne. Est-ce la cité dont les gens rêvent ? Une colonie à l’abri de ses remparts ? Tournée vers un extérieur éternellement hostile ? Craignant la trahison chaque jour, par n’importe qui ? Même si nous parvenons à maintenir ce siège... qui va durer des années... comment imagines-tu que nous serons ravitaillés ? Qui osera commercer avec nous ? Personne.
— Libérer nos hommes, bouter les Ithiliens dehors... ça ne doit pas forcément se faire séparément de la recherche d’un appui à Luménis ou Antelucas, de manière à ce qu’ils ne puissent pas revenir ensuite.
— Tu es conscient que nous risquons d’embraser la région entière ?
— Le Prince est responsable, pas nous. »
Albérich acquiesça, puis resta silencieux un moment.
« De toute façon... Il est possible que personne n’en ait rien à faire, de notre situation. Aller sacrifier des soldats... l’équilibre fragile de toute une partie de l’île... alors qu’on est en guerre en Dorrandin, que Morféa était encore le maître avant-hier... pour cinq cents fous dont on savait le projet voué à l’échec... Qui va bouger ? »
Un soupir lui ébranla la carcasse et instinctivement, Hubert se leva. Il vint se placer à côté de lui et l’étreignit, le déséquilibrant contre sa poitrine. Albérich ne se défendit pas.
« Qu’imagines-tu, en vérité ?
— Nous devrions partir. Négocier la liberté de nos amis en échange de notre départ, sans faire de remous. Soit ils nous les rendent, soit nous leur menons une vie infernale. Ils pourraient céder. Nous pourrions trouver une jolie vallée, à l’ouest, où implanter un village... un coin féérique, riant, vert, non loin de la Lorien... Sans la moindre mine, sans le moindre trésor, sans civilisation à examiner et imiter...
— Il y a trop de merveilles, ici, Albérich... Pense à la puissance que les Ithiliens pourraient obtenir ! »
Le Luménien se redressa, brusquement en colère.
« Que les villes voisines s’en chargent ! Nous ne sommes pas une armée, pas des héros ! Nous sommes des gens qui veulent vivre à l’abri des turpitudes du monde, dans une société différente ! Oui, il y a une magie formidable, ici. Et bien, Luménis, Antelucas et Solarcis peuvent venir la chercher. Mais pas sur le dos de martyrs inutiles ! Nous ne sommes pas responsables de la paix en Hélonna ! Nous pouvons les avertir. Ensuite, qu’ils se débrouillent, avec leurs chevaliers, leurs fantassins, leurs catapultes et leurs mages de guerre. Ce n’est pas de notre registre. Tu ne peux pas nous fourguer pareil poids sur le dos. Ce n’est pas juste, Hubert. Ce n’est pas juste ! »
Le paladin ne s’était pas attendu à cette explosion et il mit un temps à retrouver son aplomb.
« Je ne voulais pas sous-entendre... balbutia-t-il.
— Excuse-moi. Tu es paladin. Le sacrifice est en toi. Mais je ne suis pas d’accord de l’imposer ainsi à tous, ces gosses, déjà, qu’on a traînés ici sans leur demander leur avis, et tous ces gens sans jugeote qui ont cru les beaux rêves d’Etienne ! Ah... Pardonne-moi. Je suis fatigué. »
Le silence retomba à nouveau. Hubert ne savait plus trop quoi dire, percevant la rage, et l’épuisement aussi, de son compagnon. Il osa une main sur son épaule, le clerc bascula contre lui et le serra vigoureusement pendant une seconde, avant de relâcher son étreinte et sa respiration.
« Nous avons besoin d’aide, Hubert. Quoi que l’on décide, nous ne nous en sortirons pas seuls.
— Je sais. »
Puis un sourire étrange naquit sur les lèvres du Luménien. Un sourire un peu mauvais qui glaça une seconde le paladin. Mais il disparut aussitôt.
« De toute façon, nous devons attendre Marthe. Et elle ira dans ton sens. Je ne m’opposerai pas à elle : elle est plus légitime que moi, et les gens sont, fondamentalement, de son avis. Elle ramène de surcroît vingt Paludiers dans son sillage, qui n’ont aucun attachement aux prisonniers et qui sacrifieront qui il faut pour la bonne cause. »
Hubert frémit malgré lui. Il n’avait pas oublié les paroles de Varamyr, prêt à égorger les colons pour les soustraire aux cannibales. Mais les Ithiliens n’étaient pas les Ecorcheurs. Ils ne savaient rien de ce qui se tramait dans la forteresse.
« Tu sais bien que ce n’est pas ce que je souhaite. » finit-il par dire, d’une voix altérée.
Albérich se détacha de lui. Son expression était devenue plus dure.
« Il y a peut-être une autre solution. » dit-il alors.
Le paladin le dévisagea, inquiet.
« Mais il faudrait voir avec Giovanni. »
Hubert pinça les lèvres.
« Tu ne veux pas m’en parler d’abord ?
— Non. Je préfère voir ce que lui en dit.
— Je ne vais pas aimer, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas... Comparé au massacre des prisonniers, peut-être que ça ira.»
Hubert soupira, la mort dans l’âme et se leva.
« Je vais chercher Giovanni. »

On avait dû menacer le barde de choses horribles.
Ou alors, on avait su le prendre par les sentiments.
Toujours est-il que quand Hubert rallia la salle où tout le monde était réuni, il trouva Giovanni en train de narrer une histoire aux enfants de la Communauté. Il était en train d'aborder la fin. Une fin qui voyait le bien triompher du mal et les bons vivre heureux sans avoir plus rien à craindre des méchants.
Quand son auditoire se dispersa, quand il apprit ce qui avait poussé le paladin à venir le trouver, il arbora une mine effrayée.
-Je dois comparaître séance tenante devant le Conseil au grand complet ? Fichtre, mes crimes doivent être bien graves pour mériter pareil traitement...
Il se drapa dans sa dignité.
-Mais ainsi soit-il, j'affronterai mon destin la tête haute !
Et de lui emboîter le pas.

" J'aimerais pouvoir t'en dire davantage, mais Albérich n'a rien voulu me dire, dit le paladin tout en l'entraînant. Quelque chose de sinistre, à mon avis... Mais bon... Tout est sinistre, en ce moment."
Il sourit.
" C'est bien que tu aies pu détendre un peu les enfants... Je sais que ce n'est pas ta tasse de thé, mais dans les moments d'ombre, les bardes sont plus que jamais indispensables..."

-Indispensables ?
Il rit.
-C'est gentil de dire ça. Mon orgueil en est flatté mais mon honnêté me force à m'inscrire en faux. Disons simplement que parfois, on arrive à être plus qu'un ornement dispensable...
Il sourit.
-Pour le reste... Bah, je pense que j'ai au fond une âme de martyr. Commeent expliquer, sinon, que j'aie fini par accepter de me laisser tourmenter par deux psychopathes ? Sans compter tes écuyers qui m'ont à la bonne... Ah, pauvre de moi !

" Ce sont de bons gosses, dit Hubert. Vu les circonstances... C'est gentil de ta part de leur avoir fait cette ouverture."
Il ouvrit la porte de la pièce où il avait laissé Albérich et invita Giovanni à entrer. Le Luménien n'avait pas bougé et quand ils entrèrent, il leva les yeux. Ceux-ci étaient toujours concentrés, atténuant la chaleur de son sourire.
Le paladin rapprocha un troisième fauteuil, tout en invitant Giovanni à prendre celui dans lequel il avait commencé cet étrange conseil. Dès qu'il fut assis, Albérich le salua, et passa sans transition dans le vif du sujet. L'heure était grave, les mondanités superflues.
" Giovanni, quand tu parlais de passages secrets, lors de cette fameuse nuit... Est-ce que tu pourrais entrer et sortir aisément de la forteresse, sans être repéré ?"

Le barde eut un sourire radieux.
-Les passages secrets permettent non seulement de pénétrer en toute discrétion dans la forteresse mais également d'en arpenter une bonne partie sans être vu et donc... d'espionner à sa guise. Bien sûr, il n'est pas impossible que les Ithiliens aient découvert l'un ou l'autre de ces passages mais honnêtement, cela me paraît peu probable. Malgré tout le soin que j'ai porté à les chercher, je n'aurais probablement rien trouvé du tout sans l'irremplaçable Ruth.
Son sourire s'élargit.
-Quand dois-je partir en mission ?

" Sûrement pas maintenant et sûrement pas seul, dit le Luménien, songeur. Il existe des sortilèges qui révèlent les passages secrets. Nous devons davantage compter sur le fait que les Ithiliens ont trop de choses à faire pour l'heure que sur leur incapacité à les découvrir... Hum."
Hubert commençait à devenir un peu nerveux.
" Mais qu'est-ce que tu imagines ? Qu'on va exfiltrer tout le monde en une seule fois ?"
Albérich sourit.
" Ce serait une possibilité, pourquoi pas ? Mais il faudrait s'assurer que le gros des Ithiliens soit sorti, de manière à pouvoir neutraliser ceux qui sont restés en arrière... Il faudrait aussi qu'ils n'aient emmené aucun des nôtres avec eux... Ce qui me parait peu probable. Donc... Non, ce n'était pas mon idée."
Il resta silencieux une seconde.
" Je pense qu'effectivement, aller jeter un oeil est... intéressant. Mais que ferons-nous de ce que nous découvrons ? On peut avoir bien des raisons de taire la situation à l'intérieur. Tant que nous en ignorons tout et que les Ithiliens pensent que nous ne savons rien... ce qui est le cas, vu qu'ils ont protégé les lieux... Ils ne peuvent pas faire pression sur nous en maltraitant nos alliés. Je suis d'ailleurs surpris qu'ils n'aient pas laissé une petite fenêtre ouverte pour nous impressionner. Mais soit. Non... Je pense que nous devons prendre des otages, nous aussi. Idéalement certains de leurs officiers. Nous aurions dû le faire d'emblée."
Hubert demeura stupéfait.
" Des otages ? Quoi ?
— Alors nous aurons notre fameux levier."

Giovanni paraissait mal à l'aise.
-Hum, je crois que je vais me retirer pour vous laisser tranquillement débattre des différentes options qui s'offrent à nous...
Il grimaça.
-Je peux demeurer dans le couloir, à proximité, au cas où vous ayez d'autres questions à me poser. Mais je crains qu'à m'attarder ici, je finisse par donner mon avis. Et s'il est entendu... J'aurais une responsabilité dans ce qui se décidera. Or, les responsabilités... Hum, je n'aime pas ça.

" Reste, donne ton avis, dit Albérich. Cela ne t'engage à rien. Le conseil a besoin de consultants. De toute façon, je ne pourrai forcer personne à aller dans mon sens. Alors autant t'écouter. Hubert va s'opposer, de toute façon, parce que ces méthodes insultent ses principes. Dis-nous si toi aussi, malgré tes envies de vengeance, tu trouves ça scandaleux."
Le paladin secoua la tête et se tourna vers le barde, lui aussi.

Giovanni s'empourpra.
-Déjà, je n'ai pas d'envies de vengeance. Ou plutôt, je les combats... Car la vengeance, c'est la haine, et la haine, pour paraître parfois proche de l'amour, sous certains aspects, n'en demeure pas moins son exact opposé. Or, c'est l'amour que j'essaie... de servir, à ma modeste manière.
Il se racla la gorge, manifestement mal à l'aise.
-Et honnêtement, je n'ai pas de grandes idées. Dans l'absolu, je suis juste pour qu'on ne reste pas les bras croisés. L'idée que nos compagnons soient prisonniers, l'idée que nous ayons été victimes d'une telle injustice... Ah, ça me révolte. Mais bref, je m'égare. Hum... Des otages, donc... Dans l'absolu, ça ne me choque pas du tout. Après, je me dis juste que si les Ithiliens sont pragmatiques, songent avant tout... à leurs intérêts, à ce qui les a amenés ici... Ils pourraient se soucier d'eux comme d'une guigne.

" En plus !" dit Hubert, comme s'il avait soutenu tous les termes de cette déclaration.
Le Luménien soupira, croisa les bras et se carra dans son fauteuil.
" Vous n'avez pas d'idées, je n'ai pas d'idées, attendons Marthe et sa cohorte de Paludiers, ils auront des idées."

-Peut-être. Ou peut-être pas. Et si c'est le "peut-être pas" qui se concrétise, ce sera une catastrophe. Parce que la Communauté a tout sauf besoin d'immobilisme.
Il se mit à faire les cent pas, les mains croiéses dans le dos. Puis, subitement, il s'immobilisa.
-Je sais ! On a des armes et des armures, pas vrai ? Il y en a un paquet dans le palais, n'est-ce pas ? Alors, équipons et armons tout le monde, enfants et vieillards inclus. Ensuite, infiltrons la forteresse par les passages secrets et refaisons aux Ithiliens le coup qu'ils nous ont fait. Quitte à y rester tous.
Il croisa les bras.
-Ça vous va ?

Albérich se leva avec un soupir.
" Je dois me laver puis organiser la cérémonie oecuménique de demain avec Thibault. Nous n'avancerons de toute façon plus ce soir."
Il se tourna vers le barde et lui sourit.
" Merci pour ton apport, Giovanni. Désolé de t'avoir dérangé pour rien."
Il se retira ensuite dans le couloir qu'il remonta vers les thermes. Rien n'avançait, rien n'était résolu, et ce n'était pas étonnant, car il n'y avait pas de solution. Mais demain, Marthe reviendrait avec ses envies guerrières, et ils iraient se fracasser contre les Ithiliens par principe. Il y aurait des morts, sans doute des vivants, le clerc ne doutait même pas de leurs capacités à vaincre. Mais à quel prix, au juste ? Et dans quel but ?

-Mais attends, bon sang !
Le barde l'avait retenu par la manche avant qu'il n'ait pu franchir la porte.
-Est-ce que tu ne pourrais pas un peu... prendre le temps, avant de dire que nous n'avançons pas ?
Le barde secoua la tête.
-Ah, bigre, si même les Lathandrites se découragent, on est dan sla merde.
Soupir.
-Bon, en posant cette question, j'attendais une réponse. J'attendais un non. Et alors, j'aurais dit que ça ne m'allait pas à moi non plus, comme solution. Et, déjà, on aurait un peu avancé. Savoir ce qu'on ne veut pas, n'est-ce pas un début ? Personnellement, quand je n'arrive pas à prendre une décision, je procède comme ça : j'élimine ce qui ne me convient vraiment pas. Ensuite, il reste toujours un certain nombre d'options. Mais moins. Donc... Il y a eu progrès, on y voit un poil plus clair.

Le Luménien se rassit mais ne dit rien, dévisageant le barde puis le paladin, attendant leurs suggestions. Il n'en avait pas. Tout mouvement mettrait les gens en danger, il demeurait intimement convaincu que la solution devait passer par la diplomatie, et par quelqu'un doté d'un réel pouvoir de faire plier les Ithiliens. Hubert poussa un bref soupir et se tourna vers le barde.
" A part tenter de vider les lieux d'intérêt de leurs trésors, je ne vois pas bien ce que nous pouvons faire de... sûr. Et peut-être t'envoyer voir ce qui se passe. Condamner l'accès à la mine de manière qui paraisse accidentelle... mais ils déblaieront en deux temps trois mouvements. C'est sans doute inutile."

Giovanni leva les yeux au ciel.
-Et après ça, Albérich ose dire que vous n'avez aucune idée et qu'on est condamnés à ne rien faire en attendant Marthe ?
Il jeta unr egard en coin au clerc, revint au paladin.
-Moi, ça me semble un bon début, ce que tu proposes. Savoir ce qui se passe à la forteresse, c'est important. Et empêcher les Ithiliens de devenir encore plus puissants, cela me paraît l'être tout autant. Bon, mais au-delà de mon avis, qui n'a rien de très fondé... Déjà, ça donnerait des objectifs à la Communauté. Or, s'il y a bien une chose dont je suis sûr, c'est que si nous n'avons aucun but, fut-ce à court terme, si nous n'organisons rien... Le moral collectif ne tardera pas à beaucoup, beaucoup se dégrader.

Hubert se tourna vers Albérich.
" Je demanderai à Gaspard le nom des contacts qui lui semblent utiles à Antelucas. Mais tu ne les connais pas. Comment vas-tu pouvoir communiquer avec eux ?"
Le clerc réprima un soupir.
" Via le temple de Lathandre à Luménis. Alaric est antelucien. Je pense qu'il fera passer le message avec célérité."
Le paladin acquiesça et revint au barde.
" La plupart des colons ne seront pas impliqués dans ces opérations. Je ne crois pas que cela solutionnera le problème de l'ennui et de l'impuissance."

-Je pense que tu te trompes, répondit le Sunite, tranquille. Pour ne pas remonter trop lon, songeons simplement à ce qui s'est passé depuis notre installation à la forteresse. Et bien, la majorité des gens n'ont pas participé à nos opérations les plus spectaculaires, à savoir... les explorations. Non, la plupart des gens demeuraient cantonnés dans l'enceinte, à essayer de se rendre uties comme ils le pouvaient, à savoir en participant aux tâches quotidiennes. Pour autant, as-tu noté que leur moral en pâtissait ? En tout cas, pas moi. Et mon moral non plus n'en a pas pâti, alors même que je ne faisais pas partie des plus actifs. C'est vrai, quoi : à part me balader dans les couloirs avec Ruth et la regarder découvrir portes dérobées et passages secrets, mon rôle se limitait à pas grand chose. Mais voilà : j'avais le sentiment que la Communauté dans son ensemble avançait, que notre grand projet commun progressait. Et c'était le cas ! Je pense que les autres étaient dans le même état d'esprit...Et j'ai la conviction qu'il est important de recréer ça. Peu importe si seule une minorité est vraiment à pied d’œuvre, du moment que tout le monde a le sentiment que les choses avancent.

" Mais nous transformerons le désir d'une vie meilleure en une tentative d'empêcher Ithilion de mettre la main sur... des vieux livres et des armures classiques. C'est quand même un changement radical d'optique. Et Albérich a raison..."
Il jeta un oeil en direction du Luménien mais celui-ci ne bougea pas d'un poil.
" ... de dire que ce n'était pas l'objectif de la communauté."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue