La Couronne de Cuivre

Amrod sourit.
" Vous êtes aimable, mais ce n'est pas nécessaire. Je n'ai rien de bien excitant dans mes coffres : des jolies choses dépourvues de tout pouvoir et de toute valeur symbolique. Les couloirs sont tout aussi bien achalandés en décorations, nul besoin d'aller ouvrir des caisses poussiéreuses dans la pénombre. D'autant que je dois vous l'avouer : à l'heure actuelle, tout ça me semble bien trivial."

Le barde acquiesça;
-Je comprends bien. Néanmoins, si quelque chose vous vient à l'esprit... l'offre est faite.
Et dans tous les cas, il pourrait au moins s'occuper en admirant les objets exposés dans les couloirs. Mine de rien, cela lui changerait les idées.

Amrod se retira. Dothiel et Caenlin tinrent un court conciliabule : la première entendait aller se reposer un moment, le second avait besoin de bouger et décida d'aller faire un tour en ville, sous apparence humaine. Il lui semblait peu probable qu'il attire l'attention à circuler quelques heures dans les rues, d'autant qu'il n'entendait poser aucune question. Mais rester oisif comme ils y étaient contraints : impossible pour lui.

Il hésita puis décida de demeurer chez Amrod et d'admirer ce qu'on pouvait y voir.
Il avait déjà parcouru Champsdor en long et en large et, avec tout ce qui s'était produit, il ne pouvait plus voir la bourgade comme un endroit charmant et agréable : non, il s'y sentait forcément un peu mal à l'aise. De surcroit, comme il ne fallait pas compter y glaner quoi que ce soit d'utile...
Bref, il souhaita bonne promenade à son camarade et entama la sienne dans les couloirs de la demeure.

La fin de journée se déroula sans événements notables. Comme l'avait dit Amrod, Taliesin trouva à admirer dans ses couloirs, mais les objets, s'ils étaient raffinés, ne recelaient ni magie, ni sens profond. C'étaient des tapisseries, des armures, des statues de diverses origines, parfois un objet usuel qui était devenu oeuvre d'art, des peintures ou des poteries, comme un petit musée, sauf qu'il n'y avait pas de plaques explicatives pour satisfaire la curiosité du promeneur. Deux fois, des serviteurs vinrent s'enquérir de la bonne santé du barde, lui proposant rafraîchissements ou douceurs, avant de le laisser poursuivre son errance. La nuit tomba peu à peu sur la villa et la cité qui l'abritait. Il serait sans doute bientôt l'heure de retourner à table...

Peu lui importait que les objets présents dans la demeure soient non pas magiques ou symboliques mais purement décoratifs : Taliesin était amateur de belles choses et de ce fait, il apprécia sa visite quoique, tout du long, il eut de la peine à tenir à l'écart ses sombres pensées.
En prenant la direction de la salle à manger, il se prit à espérer qu'il y aurait du nouveau, qu'ils pourraient progresser dès le lendemain. Mais il ne se faisait pas trop d'illusions : hormis peut-être les recherches de Braen, leurs autres démarches réclameraient du temps.

Il retrouva donc Amrod et les jumeaux. Dothiel le renseigna sur ce que Braen avait sorti de son carnet : la princesse et son escorte étaient sortis à l'extérieur deux fois, une première fois en tout début de séjour, une seconde fois juste avant de partir. Toutes les autres fois, s'il y en avait eu, ils avaient été de retour pour les repas, et le cuisinier n'en savait donc rien. Aegon, le capitaine, était sorti à deux autres reprises, chaque fois avec deux de ses hommes, mais Braen ne savait pas où ils étaient allés. Amrod le savait, lui : ils s'étaient rendus une fois chez un forgeron, une autre fois chez un armurier, et avaient chaque fois déjeuner en ville avant de rentrer.

-Malheureusement, tout cela ne nous avance guère... soupira-t-il. Dans l'absolu, rien ne nous empêche d'aller questionner le forgeron et l'armurier, même si cela mettrait un peu à mal le prétexte auquel nous avions réfléchi : mais avons-nous une chance d'apprendre quoi que ce soit d'utile ? J'en doute, car les coupables n'avaient sans doute pas les moyens de prévoir ces sorties... Le plus probable, c'est qu'ils aient agi lors du Banquet de l'Alliance : si les gardes sont effectivement entrés en rêveries pour faire passer le temps plus vite, leur forfait en aura été d'autant facilité... Ni vu, ni connu.

" Si ce forfait a réellement été commis à ce moment, le nombre de suspects potentiels ne pourra pas être très élevé, dit Amrod. Les lieux étaient gardés et protégés, bien évidemment, même si personne ne s'attendait au moindre coup fourré, en réalité. Qui aurait pu imaginer pareil désastre ? Même avec les faits... Je continue à avoir du mal à le croire."
Il se tut un moment, poussa un bref soupir.
" Je rencontrerai mon fournisseur de parchemins demain matin. Si nous ne trouvons rien par ce moyen, il faudra bien nous pencher sur ce banquet et aller poser des questions."

-J'imagine que nous n'aurons guère le choix, même si cela nous poussera à nous dévoiler en partie, même si cela attirera l'attention sur nous...
Il soupira à son tour.
-Nous aurions dû dévaliser Wilmarin : je suis sûr qu'il possède des dizaines d'objets grâce auxquels nous aurions pu résoudre cette affaire facilement.

" Wilmarin ne distribue pas ses trésors dès qu'une veuve ou un orphelin vient frapper à sa porte. La majeure partie des artefacts qui se trouvent chez lui appartiennent à d'autres peuples, et il n'est pas du genre à distribuer ce qui appartient aux uns, aux autres. Nous n'avons pu emporter les anneaux que parce que les nains qui les ont fabriqués ont disparu de la face d'Hélonna...
— Il n'est pas le genre à plaisanter avec ce genre de choses..."

-Je me doute. Mais en l'occurrence, comme pour les anneaux, il n'aurait s'agit que d'emprunts temporaires. Et ce, dans le but d'agir pour le bien, dans le but de rendre justice et d'éviter une guerre... Pensez-vous, dès lors, qu'il n'aurait pas fait d'exception ? Personnellement, si j'avais en dépôt chez lui un objet susceptible d'aider en pareilles...
Il s'interrompit brutalement.
-Je suis un imbécile, lâcha-t-il.
Comment avait-il pu ne pas y penser plus tôt ?
-Messire Amrod, y aurait-il une pièce de votre demeure où je pourrais, discrètement et sans crainte de déclencher quelque protection magique, utiliser... un objet magique ? demanda-t-il au maître des lieux.

Amrod parut surpris.
" Ma demeure n'est pas sous protection magique... Elle est sous protection... très terre à terre, je le crains. Du moins quand je ne reçois pas d'hôtes de marque. Sans vouloir vous manquer de respect. Vous ne déclencherez rien nulle part... Mais j'avoue que vous piquez quand même ma curiosité..."

Il hésita, partagé entre le désir de ne pas vexer ses alliés et celui d'éviter des remous.
-C'est un objet possédant... de la magie divine, dit-il prudemment. Mais... non elfique. Je préfère donc ne pas en dire davantage : je ne voudrais pas offenser qui que ce soit.
Et de jeter un regard en direction des jumeaux.
A moins qu'on n'insiste pour qu'il utilise le pipeau ici, il irait dans la première pièce tranquille venue.

Les jumeaux lui rendirent son regard, puis lorgnèrent vers Amrod, qui haussa les épaules.
" La curiosité tue le chat, dit le dicton. Si vous pensez que votre objet peut servir, allez-y... mais si vous nous revenez avec de nouvelles révélations invraisemblables... Je vais commencer à exiger des preuves un peu plus solides que des songes que vous êtes le seul à avoir contemplés."
Il avait dit cela sans hostilité, mais il était vrai, après tout, qu'ils ne se connaissaient pas et que pour l'heure, la parole de Taliesin était leur unique source.

-Dites-vous que je n'ai pas de plus cher désir que d'aller récupérer mes fils, qui campent pour l'heure sous les arbres de maître Wilmarin dans le plus complet dénuement puisque nous avons fui la vallée sans quasiment rien emporter, puis de rentrer chez nous pour retrouver le reste de ma famille. Dès lors, quel serait mon intérêt à inventer des histoires qui me retiennent ici et me tiennent éloigné des miens, avec lesquels je risque de me brouiller, de surcroit, puisqu'ils ne goûtent guère leur situation ?
Aucune hostilité de son côté non plus : il expliquait simplement la situation, ne disait que la pure vérité.
Oh oui, les dieux savaient que c'était la vérité.
Sur un sourire, il s'esquiva néanmoins pour aller jouer les fameuses Damoiselles d'Eauprofonde.

Il trouva son bonheur dans le petit salon voisin, plongé dans l'obscurité, l'âtre éteint, où le maître de maison devait sans doute se retirer pour lire à l'une ou l'autre occasion. C'était peut-être même occasionnellement une salle de musique, à bien y réfléchir. Les fauteuils étaient tournés vers la fenêtre mais l'espace était assez vaste pour qu'un récitant ou un artiste se tienne devant eux et en divertisse les occupants.
Il n'y avait personne pour écouter les Demoiselles d'Eauprofonde, cependant.
Un éclair de lumière plus tard, Taliesin se retrouva avec un morceau de parchemin usé entre les mains. Il le déroula précautionneusement et découvrit — dans les ténèbres — des lignes et des courbes tracées à l'encre noire. C'était une carte, ou plutôt un plan, d'un vaste bâtiment.

À nouveau, il se morigéna intérieurement pour ne pas avoir pensé plus tôt à utiliser l'artefact. En même temps, il savait ne devoir en user qu'en cas d'extrême recours. Et puis, de toute façon, ce qui était fait... était fait.
Le plan à la main, il retourna dans la salle à manger, décidé à le montrer à Amrod : peut-être la forme d'ensemble des lieux lui permettrait-elle d'identifier l'édifice ?

Cela ne prit que quelques secondes.
" C'est l'abbaye, dit Amrod avec une expression dubitative. Ici, c'est le portail, on reconnait le transept de la cathédrale... mais pour le reste, deviner ce qui est quoi, ce n'est pas évident... Bon... On dirait que cette partie-là, c'est le sous-sol et celle-là le premier étage des bâtiments..."
Il leva les yeux sur Taliesin.
" C'est une mauvaise nouvelle, en fait."

-Mais ça explique beaucoup de choses, murmura Taliesin.
Il soupira.
-Depuis le départ, le seul point commun que je vos à toutes les affaires étranges qui se produisent dans cette vallée, c'est qu'elles concernent toutes des femmes. Vous l'ignorez sans doute mais, à la base, les centaures ont été recrutés à Togoria pour escorter un convoi de femmes : ils devaient assurer sa sécurité depuis un village situé loin au nord jusqu'ici. Ajoutez à cela la disparition de mon amie Cordélia, puis l'attaque visant la princesse... Le tout à proximité d'un sanctuaire dont la spécificité aussi rare que marquante est de rassembler des femmes à qui absolument tout contact avec l'extérieur est défendu... Ah, quand je pense que la fiancée de Yann, le fils de la dame chez qui je logeais, a subitement décidé d'aller s'enfermer là-bas...
Il secoua la tête.
-Je vais peut-être un peu vite en besogne. Toutefois, que le clergé local soit corrompu expliquerait le grossier manque de sérieux dont il a fait preuve durant l'enquête...
Il regarda tour à tour ses compagnons.
-Je puis en tout cas vous garantir que si c'est l'abbaye qu'on nous désigne, ça n'est pas un hasard ni une fause piste : c'est de la magie lathandrite qui emplit l'objet dont je vous ai parlé.

Les elfes restèrent silencieux un moment.
" On avait prévu de s'y infiltrer de toute façon, non ? dit Caenlin d'un ton presque dégagé.
— C'est un gros morceau, reprit Amrod, toujours sombre. Toute l'économie de la Vallée repose sur l'abbaye. Vous avez sûrement remarqué la... richesse des cultures et des troupeaux. Rien de cela n'est naturel. Les prêtres sont nombreux et bénissent la terre en permanence..."

-Certes. Mais si tout cela était bâti sur un horrible mensonge ? Si le prix de cette opulence était non pas la dévotion mais le sacrifice des femmes de la vallée et de maintes étrangères ?
Cette hypothèse était susceptible, oui, d'expliquer beaucoup de choses. Trop, peut-être : n'y adhérait-il pas justement parce qu'elle offrait une réponse commode à toutes les questions sans réponses qui le hantaient depuis des veilles ?
Mais c'était bien l'abbaye qu'avait désigné le pipeau.
-Il faut en avoir le cœur net. Peut-être quelque chose de sombre se cache-t-il là-bas à l'insu du clergé. Peut-être une partie de ses membres est-elle de bonne foi et acceptera-t-elle de nous aider une fois la vérité mise au jour. Et si vraiment tous les clercs sont corrompus, sont dévolus à quelque puissance ténébreuse... Je crois que nous pourrons compter sur le soutien des habitants. Ils n'apprécieront pas d'apprendre qu'on leur a menti, qu'on a fait du mal à leurs parentes et qu'on a commis des crimes de nature à déclancher une guerre et... l'éradication pure et simple de cette communauté.

" Je suis d'accord... et en même temps, je trouve que vous allez vite en besogne. Sacrifices de femmes ? Divinités malfaisantes ? D'où diable sortez-vous toutes ces informations ? Pas d'une carte, je présume. Si vous en savez davantage sur cette affaire, je pense que vous avez intérêt à jouer cartes sur table. J'ai beau croire à ce que vous avez affirmé jusqu'ici, alors que je ne vous connais pour ainsi dire pas du tout, je ne vais pas prendre le risque de mettre la Vallée à sang alors que vous ne révélez pas le quart de ce que vous savez."

-Oh, mais ce que je viens de dire, ce ne sont que des hypothèses, des suppositions : si j'en savais davantage, croyez-moi, j'aurais essayé d'agir depuis bien longtemps, au lieu de tourner en rond des veilles durant. Simplement... Chauntéa est une déesse bienveillante qui n'encourage ni les enlèvement, ni le meurtre. Or, des crimes de cette sorte se sont récemment produits dans la vallée... Et il semble que la clef du mystère se trouve dans l'abbaye, à laquelle n'ont le droit d'accéder que les clercs et ces femmes qu'ensuite personne ne revoit. Dès lors, est-il si extravagant de se demander s'il s'agit bien d'un sanctuaire chauntéen ? De vrais chauntéens ne feraient pas de telles choses.

" Il y a des femmes, dans cette abbaye, tout de même, dit Amrod avec une grimace. Elles sont recluses mais on les entend chanter, lors de deux ou trois grandes fêtes annuelles... C'est assez joli, d'ailleurs... très... éthéré. On l'entend dans toute la ville."
Il pinça les lèvres.
" Pour le reste, nous ne saurons le fin mot de l'affaire qu'une fois dans cette abbaye, je suppose. Sinon ce plan ne servirait à rien."

-Concernant les chants, ils pourraient fort bien être créés par magie afin de donner le change : je dispose moi-même d'un sortilège capable de produire pareil effet. Cependant, je suis d'accord avec vous pour dire que nous ne serons fixés qu'une fois rendus sur les lieux.
Au moins avaient-ils une piste à suivre, désormais, et n'en étaient-ils plus réduits à tourner en rond. C'était un changement pour le moins appréciable.

" Bien. Si nous sommes d'accord sur ce point... dit Amrod, songeur. Pensez-vous qu'il soit nécessaire de tenter cette scrutation dont nous avons parlé, ou bien devrions-nous envisager d'infiltrer l'abbaye dès que possible ? Enfin, je dis nous... Je veux parler de vous, bien sûr. Je n'ai aucune compétence susceptible de vous aider dans ce genre de situation... et je dois dire que si tout ça devait s'avérer être... du grand n'importe quoi... J'aime autant rester en dehors."

-Je comprends bien. Et de toute façon, vous nous aidez déjà énormément.
Il jeta un regard au plan, sourcils froncés.
-Si vous procurer un parchemin de scrutation n'est pas trop ardu, je reste d'avis de l'utiliser avant de lancer les opérations. Si la personne que nous ciblons se trouve là-bas, nous pourrions obtenir des informations précieuses pour notre préparation.

" De toute façon, il est probablement sage de vous préparer avant de partir à l'assaut de pareil endroit... Vous aurez peut-être besoin de matériel, de provisions, des choses que je peux vous procurer. Faites-moi une liste et j'y pourvoirai."
Il parut embarrassé, haussa les épaules.
" Pour le reste, je devrais avoir ce fameux parchemin demain matin. Nous aviserons en fonction de ce que vous découvrez."

-Très bien. Merci.
Il lui sourit, rassurant.
-Et sachez que si les choses devaient mal tourner pour nous, nous affirmerons que vous ignoriez tout de nos projets. Après tout, vu leurs implications, il paraîtrait logique que nous ayons jugé préférable de ne pas vous en parler.
Il pensait néanmoins qu'au final, leur hôte n'aurait que des motifs de se réjouir pour le soutien qu'il leur avait apporté.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile