La Couronne de Cuivre

" Tu es déjà venu, tu sais comment les choses se passeront : tu auras le droit de résider en ville mais pas eux. Ils pourront s'y promener sous ta responsabilité. Ces règles n'ont pas changé, et le fait que Galathée soit ton épouse... n'y changera rien, malheureusement. C'est un droit lié à la race. Mais il y a l'auberge à l'extérieur... Tu y es déjà resté, tu sais que c'est un excellent établissement. Et le tenancier ne vous a pas oubliés, toi et Victor. Il a une mémoire phénoménale."
Elle sourit.
" Ne t'inquiète pas. Nous avons tous nos petites fractures. Comme tu le disais si bien, Victor n'a pas eu de crise depuis longtemps. Et tant que les choses vont bien, il n'y a pas de raisons que cette part de lui revienne à la surface."

-Bien sûr. Mais comme je le vois mal choisir une vie paisible et exempte de tout danger, mieux vaut régler ça le plus tôt possible...
L'idée qu'au cours de leur séjour, sa famille soit cantonnée dans une manière de "ghetto", aussi charmant soit-il, ne lui plaisait guère. Mais sans doute le vivrait-il moins difficilement s'il restait en permanence en leur compagnie : ainsi l'égalité serait-elle de rigueur, ainsi ne jouirait-il d'aucun privilège particulier. Et de toute façon... Ce qui devait être fait... devait être fait.
-Enfin, les souci attendront bien quelques veilles, quelques mois. D'ici là, l'heure est aux réjouissances, reprit-il avec un sourire.

" Je suis désolée de t'avoir ramené des choses difficiles à l'esprit, dit Valaellyn, embarrassée. En même temps, après je serai repartie, donc... C'était l'occasion ou jamais."
Elle sourit.
" Il parait que tu as écrit une épopée sur Mersant ? Et que Guéric en est plus ou moins le héros ?"

Il opina du chef.
-Je peux te la faire lire, si tu veux. Il paraissait important de relater ces événements et, surtout, d'honorer la mémoire de ceux qui ont perdu la vie là-bas... Quant à Guéric, une fois n'est pas coutume, il ne peut pas se plaindre qu'on gomme de l'Histoire les exploits des halfelins : j'ai retranscrit fidèlement les siens. Mais le texte dont il est le héros, et bien... C'est autre chose. C'est un hymne que je lui ai composé la dernière fois qu'il est venu nous rendre visite. Étonnant qu'il ne te l'ai pas encore chanté...

" J'aimerais lire ta version de l'histoire, oui, même si je suis restée dans un groupe caché, qui a connu bien moins d'aventures que le vôtre... Je suis sûre que ça m'aiderait à faire sens de tout ce qu'il s'est produit, et à honorer les morts, aussi... Je ne t'ai pas dit combien je trouvais formidable que tu aies pu sauver Deverell et Polyanna... Moi... Moi je n'ai pas eu la force d'aller jusqu'au bout. A regarder nos parcours, j'ai sans doute présumé de moi-même dès le premier jour, mais... je t'ai failli, en définitive. Ne dis rien. Il n'est pas nécessaire de m'excuser d'une quelconque manière. C'était écrit dès le moment où nous avons rencontré nos premiers Mélandiens... Enfin. Tu y es parvenu. C'est tout ce qui compte, désormais."

-Je n'y serais pas parvenu seul, tu sais. Et même si tu ne veut pas que j'ajoute quoi que ce soit, je dirai malgré tout ceci : connaître ses limites est une preuve de sagesse. Si j'avais davantage mesuré les miennes... Bien des drames, bien des péripéties auraient été évitées.
Il eut un sourire pensif qui ne tarda pas à s'élargir.
-Enfin, le plus important, c'est que l'on puisse désormais dire "tout est bien qui finit bien", comme dans toute belle histoire qui se respecte.

" Effectivement, dit-elle. Tu as raison, cela ne sert de toute façon à rien de regarder trop en arrière."
Les enfants passaient avec de nouveaux plateaux, chargés de petits fours salés, huîtres, morceaux de fromage, tranches de pain de campagne garnies, pilons de poulet rôtis aux herbes. Il y avait aussi de petits bols de soupe d'au moins trois sortes différentes, des bâtonnets de légumes et des sauces colorées, des prunes et des champignons enrobés de lard et parfois de miel, des petits chèvres en croûte au thym, des tranches de poisson fumé, des cuisses de grenouille, des légumes frits, des galettes de blé ou d'avoine farcies aux produits de la ferme, des oeufs durs, bref de quoi se délecter l'estomac... Le vin aussi était disponible en quantités, tout comme l'hydromel et le cidre, auquel les enfants avaient pour une fois droit. Dans un coin, Tim s'était mis à la harpe, improvisant pour l'heure une mélodie discrète, qui servait de toile de fond aux conversations.

La quantité et surtout la diversité des mets proposés l'éberluaient : le festin n'avait rien à envier à ce que l'on pouvait servir dans une auberge de premier ordre ! Alors certes, Baptiste avait dû recevoir de l'aide, et pas qu'un peu, mais il devait malgré tout avoir eu l'idée de la plupart des recettes, sans compter les heures passées à leur réalisation... Bref, quand l'occasion se présenterait, il ne manquerait pas de le remercier.
Tout en promettant à valaellyn de lui donner son manuscrit au plus vite, il scruta l'assemblée. Il souhaitait voir si Ombeline se sentait plus à son aise et, à moins qu'elle ne soit trop occupée, échanger quelques mots avec elle.

La jeune femme était non loin de Judicaël et Callie, qui discutaient à bâtons rompus, mais elle croisa le regard de Taliesin lorsqu'il la chercha des yeux et vint à sa rencontre. Elle portait une robe grise élégante, qui rappelait à la fois la modestie de son dieu, mais la mettait aussi joliment en valeur. Elle paraissait en bien meilleure santé que la dernière fois qu'il l'avait vue, moins maigre, les traits moins tirés, les cheveux moins ternes.
" Bonsoir, murmura-t-elle. Et félicitations, je suppose."

-Merci beaucoup. Même si, quoi qu'en dise Henri, je reste persuadé que c'est surtout grâce à lui, à Kerun et à toutes les personnes qui ont témoigné en ma faveur ou étaient d'accord pour le faire que le procès à connu une si heureuse ici. D'ailleurs, je tiens à te remercier d'avoir été prête à raconter ce qui s'est passé sur Dorrandin. L'apprendre m'a beaucoup touché.
Il but une gorgée de vin.
-Et ça me fait vraiment plaisir de te revoir... Comment s'est passée ton installation à Luménis ?

" Bien. Au début, j'imaginais m'engager dans la Réunion immédiatement, mais finalement, à la fin de la traversée, j'avais besoin de me poser quelque part et... de faire le point, je suppose. Je suis donc allée à la Chapelle d'Ilmater... où j'ai été accueillie avec toute la bienveillance dont j'aurais pu rêver. Cela m'a permis de renouer avec ma foi, de retrouver mon élan... mais j'ai décidé de rester en ville plutôt que de repartir. Je suis de Dorrandin, bien sûr, mais avec la guerre... Je ne me suis pas sentie de taille à me replonger d'emblée dans tant de souffrance. Mais je suis jeune, et il y a beaucoup à faire à Luménis aussi... Je retournerai sur les routes tôt ou tard."

L'elfe acquiesça, songeur.
Ombeline, Guéric, Constance... Autant de gens que les épreuves n'avaient pas épargné. Autant de gens déjà débordant d'énergie et prêts à repartir à l'aventure, sous une forme ou sous une autre. Alors que lui, non.
Fallait-il y voir une différence liée à leurs races respectives ? Spontanément, il n'aurait pas envisagé les choses ainsi mais après avoir discuté avec Valaellyn, forcément...
Fallait-il juste comprendre que lui, l'elfe vivant comme un humain, accusait son siècle et demi d'existence ? S'avérait usé, fatigué, n'aspirant qu'au repos et à la paix, à jamais privé de la fougue de la jeunesse ?
Ou bien fallait-il plutôt réfléchir en termes d'attaches ? Il était époux et père, tandis qu'aucun d'eux n'avait de famille si proche...
Peut-être y avait-il de tout cela à la fois. Peut-être aussi qu'il avait juste besoin de se poser quelques mois.
Ce qui lui semblait certain, cependant, c'est qu'il ne repartirait jamais sur les routes en solitaire.

L'Ilmate sourit et posa une main sur son bras.
" Je vois ta petite famille et je comprends combien le refuge de Solossë a dû te paraître monstrueux... Ce semblant de paradis pour les elfes... Si nombreux à croire qu'ils étaient en sécurité alors même qu'ils étaient exploités... Je me demande ce qu'il est advenu d'eux, de la terrible maladie qui les affectait... Un jour, je retournerai peut-être voir, quand je n'aurai plus peur..."
Elle haussa les épaules.
" Kerun dit que l'instigateur de cette infamie est mort, mais je ne sais pas si cela peut suffire pour qu'une communauté elfique survive dans ce bois si proche de Mélandis..."

-J'aimerais bien savoir ce qu'ils sont devenus. Mais je ne suis pas particulièrement inquiet : s'ils sont restés unis, ils s'en sont tirés et réussiront à fonder une communauté pérenne. Il y a beaucoup de gens plus que capables parmi eux, ils ont à disposition toutes les ressources du Refuge et celle de la forêt alentour... Celle-ci leur procure d'ailleurs bien des avantages : c'est le type d'environnement que préfèrent la plupart des elfes, ce qui veut dire qu'ils sauront faire face à ses dangers proverbiaux, lesquels seront fatals aux intrus que la funeste réputation des lieux n'aura pas suffi à tenir à l'écart... Bref, honnêtement, ils ont de bonnes chances.
Il soupira.
-Je suis heureux d'avoir pu contribuer à ce que toutes ces horreurs cessent. Néanmoins, je regretterai toujours amèrement de ne pas avoir réussi à empêcher que tout cela se termine par un bain de sang. C'était un bien mauvais nouveau départ pour les "pensionnaires" et j'espère qu'ils se détourneront vite de la voie de la violence...

" En même temps... avec toute la frustration, toute la colère... Ce n'était pas vraiment surprenant. Je ne pense pas qu'il y avait réellement moyen d'empêcher ce qu'il s'est produit. Il leur faudra un certain temps pour trouver un équilibre... Sans toi, ils seraient encore à être exploités comme du bétail. Tu n'as vraiment rien à te reprocher."
Elle sourit doucement.
" Mais ce serait dommage que tu perdes aussi toute envie de changer le monde pour un mieux. Même si tu ne t'en sens plus l'énergie aujourd'hui..."

-C'est sûr que dans l'immédiat, je me verrais mal exercer la moindre responsabilité, m'impliquer dans la moindre affaire épineuse, me lancer dans quoi que ce soit d'un tant soit peu... péripétique ou risqué. Cependant, je sais qu'il ne faut jurer de rien, alors nous verrons bien ce qu'il en est dans quelques mois, dans quelques années...
Il haussa les épaules..
[color=#FFFFF66]-Ce qui me paraît certain, c'est que je ne serais jamais plus aussi idéaliste et aussi imprudent qu'autrefois.[/color]

" Imprudent, c'est mieux. Idéaliste, c'est dommage, dit Ombeline. Mais on dit que c'est quelque chose qui passe avec l'âge, immanquablement. Et sans doute en as-tu joui davantage que bien d'autres."
Petit à petit, les tables à buffet se vidaient de leurs mets salés, mais la fine équipe des marmitons semblait préparer la salve suivante qui s'exprima en fruits frais et fromages, sans doute avant l'arrivée des véritables desserts.

-Qui sait, peut-être resterai-je plus idéaliste que je ne le crois pour l'instant. Peut-être même agirai-je davantage que je ne me l'imagine. Mais si c'est le cas, ce sera à beaucoup, beaucoup plus petite échelle...
Après avoir proposé un nouveau verre à Ombeline, il alla se resservir du vin. Il veillait à ne pas trop boire, craignant que, dans son état, l'ivresse ne s'empare de lui plus vite que de coutume. Toutefois, il ne se privait pas non plus et estimait qu'avec tout ce qu'il mangeait - il semblait que son appétit soit plus que revenu -, cela suffirait à éponger une bonne partie de l'alcool.

Mais s'il se sentait relativement léger, il ne se sentait pas ivre pour autant, et il put aller et venir entre les convives, échangeant plaisanteries et commentaires avec eux, sans perdre le fil ou dire de bêtises. Il était déjà assez tard mais personne ne paraissait particulièrement fatigué et les conversations allaient bon train, sur tout et rien, la politique luménienne, la culture des légumes, l'éducation des enfants, les prix des importations dorrandines, la mode en ville, le fromage, l'arbre de leur bois le plus susceptible d'accueillir une cabane, l'immobilier dans la capitale, les examens d'entrée à l'université de la magie... et encore d'autres choses.

Il songea qu'il lui fallait encore remercier Mathilde, dont le témoignage au cours du procès l'avait proprement bouleversé. Il verrait si l'occasion s'en présentait mais ne forcerait pas les choses : la jeune femme ne partirait probablement pas le soir même, il aurait donc bien d'autres opportunités de lui parler. Pour le reste, il savourait comme il se devait cette soirée, goûtant aux plats comme aux boissons, discutant avec les convives, profitant simplement, toujours quelque peu incrédule, de sa liberté toute neuve, de la présence de ces gens qui lui avaient terriblement manqué durant son incarcération...

Il trouva le temps de parler à Mathilde alors que les desserts remplaçaient les fromages. Les convives commençaient à ne plus avoir faim mais les tartes que l'équipe de cuisine avait préparées étaient si belles que personne ne rechigna vraiment à les goûter. Quant à l'aînée de la fratrie Merlu, elle repoussa les remerciements d'un sourire.
" Je pensais ce que j'ai dit. Que tu aurais fait la même chose pour n'importe lequel d'entre nous. Il n'y a nul mérite à faire quelque chose de très naturel..."

-Quand même ! protesta-t-il. Ça n'est pas rien de se présenter dans un lieu aussi intimidant qu'un tribunal en pleine audience, pour une affaire aussi grave que l'était la mienne... Il fallait un sacré aplomb pour le faire.
Il se demanda si, malgré l'issue heureuse, il aurait jamais le courage de remettre les pieds en pareil endroit.
-Et puis, je tenais à te dire que ton témoignage m'avait beaucoup touché. Henri ne m'avait pas prévenu, j'ai été totalement pris au dépourvu et... ça m'a fait du bien, tu sais, d'autant que les personnes mobilisées par le procureur la veille ne m'avaient pas épargné.

" Tant mieux, alors. Mais il aurait été étrange qu'on laisse parler tes détracteurs et pas ceux qui t'apprécient, tu ne crois pas ?"
Elle eut un petit sourire facétieux.
" Et ne t'inquiète pas pour moi : c'était un peu effrayant, mais pas tant que ça, dans le fond. Ce sont juste des gens, sous leurs costumes de grands magistrats. Et comme rien de ce que j'ai dit n'était mensonge... Pourquoi me démonter ?"

-C'est bien ce que je disais : un sacré aplomb ! Au point que tu aurais sans doute remis à sa place le terrible procureur s'il s'était montré aussi sauvage qu'il l'a parfois été...
Il affichait désormais un sourire joyeux.
-Enfin voilà, je tenais à te remercier. Ton témoignage a beaucoup compté pour moi.

Elle finit par rougir.
" Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver." dit-elle.
Baptiste surgit entre eux.
" Qui veut une infusion ?"

Désolé d'avoir embarrassé Mathilde, il n'en dédia pas moins un sourire radieux au nouvel arrivant.
-Pourquoi pas, sauf si c'est une infusion destinée à faire dormir...
Et d'ajouter, avant que le gosse ne s'esquive :
[color=#FFFFF66]-Et toutes mes félicitations pour ce banquet, chef ! Crois-en quelqu'un qui a fréquenté moult auberges, moult hostelleries, il ferait rougir nombre d'entre elles. Vraiment, c'est un régal.[/color]

" Je crois pas qu'il y ait beaucoup d'auberges avec une telle équipe ! Et qui ne demande pas de pauses et qui ne compte pas ses heures ! Et puis on avait vraiment tout ce qu'on voulait... pour cuisiner, je veux dire. Et même des massages ! Hum. Ah. J'ai peut-être un peu abusé du cidre, moi."
Il sourit.
" Je suis heureux que ça t'ait plu. Vu que tu ne mangeais rien en prison, tout ça. C'était vital !"

-Comme je le disais à Val, tu te débrouilles tellement bien que toutes les autres cuisines paraissent médiocres... Alors même si ce qu'on me servait là-bas était honorable, ça ne me tentait guère.
Il croisa mentalement les doigts pour que le gamin ne devienne pas cramoisi. C'était une boutade, après tout, visant à dédramatiser...
-Mais encore bravo. Et penses quand même à souffler un peu, d'accord ? Ce serait bête que ton équipe et toi ne puissiez pas profiter de cette soirée...

Baptiste eut l'air surpris.
" Mais... on profite parfaitement..." dit-il en regardant derrière son épaule.
Il eut un sourire.
" C'est bien les adultes, ça, de penser qu'on a envie de rester debout et de parler !"

-Excuse-moi. Je vous vois faire le service, je sais que tu as passé une bonne partie de la journée derrière les fourneaux, alors je ne voudrais pas... Mais je devrais me douter que vous trouvez quand même moyen de vous détendre.
De surcroit, il savait qu'il y aurait une joyeuse ambiance dans la grange, cette nuit-là...
-Bon, mais donc, à quoi est-elle, cette infusion ?
Les discussions plus sérieuses, s'il devait en avoir, attendraient un autre jour.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins