La Couronne de Cuivre

" En fait, il y en a quatre sortes différentes, donc ça dépend si tu veux bien dormir, bien digérer, te prémunir des refroidissements ou veiller à ta ligne. De toute façon, avec du miel, le goût amer ou acide de certaines préparations disparaîtra, donc... tu peux vraiment te lancer en fonction de ton envie... et c'est moins mauvais qu'on pourrait le croire, même sans miel..."
Il sourit.
" Bon, Guillhem me fait concurrence avec des alcools blancs répugnants. Mais tu as trop bon goût pour te laisser tenter, non ?"

Il opina vigoureusement du chef.
-Oh si. L'alcool, très peu pour moi. Alors je vais opter pour l'infusion digestive : vu tout ce que j'ai déjà mangé, vu tout ce que je vais encore manger, ça me paraît indiqué.
Il arbora un air embarrassé.
-Bon, et si à ton retour, j'ai un verre à la main... Sois assuré que je n'aurai pas eu le choix, qu'on m'aura forcé à l'accepter.

" Si tu as encore faim, tu ferais mieux de faire des réserves, parce qu'en fait, on est au bout de ce qu'on avait préparé... Il reste des fruits, cela dit, si tu as vraiment un goût de trop peu. Mais je vais te chercher ton infusion digestive... A plus tard."
Et il fila parmi les convives. La plupart d'entre eux étaient désormais assis, et Taliesin remarqua que certains des plus jeunes enfants montraient des signes de fatigue. Les jumeaux devaient dormir depuis longtemps. Il faisait frais au dehors, mais on avait ouvert deux fenêtres, et il entendit le murmure de conversations qui venaient de l'extérieur.

S'il pensait demeurer dans la salle à manger jusqu'à ce que Baptiste revienne, nul doute qu'il sortirait ensuite, pour s'aérer et fumer la pipe. Son programme n'allait pas plus loin : il voulait juste continuer à savourer l'instant présent, voilà tout. Il avait l'impression que les réjouissances n'étaient pas prêtes de se terminer, au moins pour une bonne partie des convives, et c'était tant mieux : il ne craignait pas les jours à venir, bien au contraire, mais cette soirée avait un petit quelque chose de particulier dont il entendait bien profiter jusqu'au bout.

Baptiste lui rapporta rapidement sa tasse de thé mais ne s'attarda pas : il avait rendez-vous avec des comparses dans la grange. Il y avait désormais une équipe dans la cuisine, qui avait entamé la vaisselle, et qu'il était probablement impensable d'espérer intégrer. Galathée discutait avec Constance et Mathilde dans un coin de la salle à manger ; Callie, Guéric et Kerun discutaient dans le jardin, non loin de la petite mare ; Judicaël, Henri, son épouse, Tim et Ombeline parlaient politique sur les bancs près de la maison... Taliesin pouvait probablement s'approcher de n'importe quel groupe et trouver un interlocuteur...

Craignant d'interrompre des discussions privées s'il rejoignait sa compagne et une conversation professionnelle s'il ralliait le gang des agents secrets, c'est auprès des clercs et de son avocat qu'il se porta. Il craignait de ne pas avoir souvent l'occasion de les revoir et souhait donc profiter de celle-ci tout en se montrant un hôte prévenant. Par ailleurs, à présent qu'il n'était plus assigné à résidence, qu'il avait retrouvé sa liberté de mouvement, il valait mieux qu'il commence à se tenir au courant de l'actualité, fut-elle uniquement politique...

La conversation tournait autour de la fin de la guerre et du retour des troupes. Même si la plupart des soldats étaient issus d'autres cités du continent, ils passaient par Luménis avant de rentrer chez eux, et en bons soudards, causaient quelques soucis d'ordre public. L'admiration des gens pour leur courage et leur dévouement ne suffisait pas à tempérer la grogne et on espérait qu'ils ne tarderaient pas à quitter la ville. A un niveau plus politique, on continuait à critiquer la décision même d'être parti en guerre, et les discutants avaient bien du mal à déterminer si le général Maelwedd ressortait grandi ou affaibli de l'aventure. Sans doute faudrait-il attendre quelques mois pour y voir plus clair sur les rapports de force au sein du conseil. Les uns murmuraient que Dame Dithazir se désintéressait du pouvoir, les autres que la légitimité de Maelwedd restait fragile, les derniers que l'amiral Longuehune commençait à se faire très vieux. Bref, la stabilité de la cité ne semblait toujours pas garantie, et peut-être ne le serait-elle en définitive jamais...

Mais c'était là le propre des démocraties. Et bien que ce système ne soit pas exempt de défauts - le peuple ne faisait pas toujours les bons choix, pouvait être victime de démagogues... -, c'était celui qu'il préférait et qui, lui semblait-il, collait le mieux à Luménis. Voilà qui ne manquerait pas de plaire à Ombeline s'il le lui disait : il fallait être assez idéaliste pour privilégier ce mode de gouvernement reflétant mieux les aspirations de la population, certes, mais moins stable que d'autres...

La conversation se poursuivit sur ce mode pendant un certain temps, puis les premiers se mirent à bâiller. Ombeline et Judicaël furent les premiers à décrocher, ce qui provoqua le départ d'Henri et de son épouse. Ils avaient pris une chambre à l'auberge du village voisin, et ils prirent congé de Galathée et de Taliesin, avant de partir. L'avocat rappela au barde de lui faire signe s'il était jamais de passage à Luménis, qu'ils aillent boire un verre ensemble dans l'une des nombreuses tavernes de la capitale.
La plupart des enfants avaient désormais disparu et le mouvement en cuisine s'était calmé. Tim se remit à la harpe, à l'intérieur, car le temps avait fraîchi. Mathilde et Elliot se retirèrent aussi, et Guillhem fit celui qui n'avait rien vu, rien entendu. Les agents secrets revinrent de leur conciliabule. L'atmosphère était beaucoup plus calme, soudain. Même la grange paraissait silencieuse.

Peut-être avaient-ils été vaincus par la fatigue, tout compte fait. A moins qu'ils n'aient préféré repousser les hostilités jusqu'au moment où les adultes auraient moins de chances de les entendre et donc, potentiellement, de les interrompre...
Il alla s'assoir près de son épouse, qu'il n'avait plus fait qu'entrapercevoir depuis le début de la soirée.
-Je suis impressionné : nous avons tous été très, très sages, lui glissa-t-il à l'oreille.

Elle sourit.
" Qu'espérais-tu ? Que nous dansions sur les tables ? Que quelqu'un se donne en spectacle ? Nous sommes tous des adultes, Taliesin... Enfin... Une partie d'entre nous. Mais il est toujours temps de chanter ou de jouer, si tu en as envie... Je suis sûre que Tim ne demanderait pas mieux que d'avoir de la compagnie. Pour le reste... Sans doute que les gens sont un peu fatigués, oui..."

-Hé, mais ce n'était en rien une plainte ! répondit-il. J'ai trouvé ça parfait ! Mais regarde : même Guéric a été sage et je crois bien qu'il a passé des heures à parler travail avec ses deux supérieurs. Hum, leur présence explique sans doute aussi son attitude...
Il sourit.
-En tout cas, comme je le disais, c'était parfait. Et je vais me contenter d'écouter Tim... Je sens la fatigue qui me rattrape, mine de rien.

" Je ne suis pas certain que Guéric ait été encore complètement enrôlé... Et si c'est le cas, je parie qu'il a négocié un statut très particulier... Après tout, il n'est pas hélonnien. Je suis même surprise qu'on recrute ce genre de lascar... Après, Callie n'est sûrement pas la supérieure de Guéric. A mon avis, ils ont très peu de niveaux hiérarchiques... Les grands chefs, les intermédiaires, et les agents de terrain, quelque chose comme ça."
Elle haussa les épaules.
" Kerun doit être déçu de ne pas avoir pu te recruter, toi aussi."

-Pour Guéric, l'autre supérieur auquel je faisais référence, c'était Constance. Quant à Kerun... J'imagine que quelque part, sur un plan strictement professionnel, ça l'aurait arrangé s'il avait fallu négocier en coulisse au cours du procès, s'il m'avait été nécessaire de proposer une contrepartie : il aurait dû mettre de côté ses réticences, sa volonté de ne rien m'imposer contre mon gré, et me recruter... Or, il m'a dit à quel point il manque d'hommes et m'a plus souvent qu'à son tour fait comprendre que mes compétences lui seraient utiles... Bon, note quand même qu'il a pris des mesures pour que rien ne m'oblige à m'éloigner de Luménis. De surcroit, je lui ai dit que s'il avait ponctuellement besoin de moi, je l'aiderai. Je lui dois bien ça.

" Je ne pense pas que Kerun t'aurait recruté. Pour te rendre service, peut-être... Mais tu es un cheval sauvage et il ne peut certainement pas se permettre d'avoir des éléments dont la loyauté est... incertaine."
Elle sourit.
" Tu ne seras plus l'homme d'une cause, je pense que tout le monde l'a compris, désormais. Or Kerun a besoin de gens qui sont prêts à tout donner pour un idéal... ou qui n'ont rien à perdre."

-Je le sais bien. Comme je sais que je ne correspond pas le moins du monde à ce profil. Mais quand on souffre à ce point d'un manque d'effectif... Tiens, par exemple : même s'il déteste cette idée, il songe à confier de petites tâches à Hippolyte, qui le lui réclame à corps et à cris... Alors voilà, j'ai le sentiment que si je peux lui être utile pour une mission que je suis susceptible d'accepter, il se résoudra à me contacter.
Il jeta un regard en coin au Luménien.
-Mais ça ne sera pas pour tout de suite. Tout de suite, nous avons à passer de longues veilles de tranquillité. Puis un mariage à organiser. Puis un voyage à effectuer, peut-être...

La jeune femme rit joyeusement.
" J'aurai la bougeotte avant toi. Je ne me suis jamais imaginé... me sédentarisant. Mais bon, j'ai les bois à parcourir ! Et je pense reprendre rapidement mes activités de rebouteuse pour créatures à poils et plumes... Je commence déjà à avoir ma petite réputation dans les environs... J'imagine que tu survivras si je te fausse compagnie une nuit ou deux. Les jumeaux deviennent grands, c'est plus facile à organiser..."

-Je ne t'en voudrai pas un seul instant : je comprends que tu en aies envie, besoin... Et, je dois l'avouer, je suis également tenté de me remettre au travail : peut-être les auberges des environs accepteront-elles de me recruter, occasionnellement. Cela me permettrait d'exercer à novueau ma profession et, de manière générale, cela ferait du bien à nos finances.
Il sourit.
-Maintenant que tout ça est derrière nous, il est temps de reprendre une vie normale.

" Oui." dit Galathée en l'embrassant sur la tempe.
Kerun s'était approché.
" Je vais prendre congé." annonça-t-il.
La rôdeuse pinça les lèvres mais ne dit rien.
" Je vous souhaite de respirer enfin."

-Merci, répondit-il en lui serrant chaleureusement la main. Je suis vraiment heureux que tu aies pu venir ce soir, et j'espère que si ton travail t'en laisse la possibilité, tu n'hésiteras pas à revenir nous voir.
Il marqua une légère hésitation.
-Et... N'oublie pas ce que je t'ai dit. Il ne s'agissait pas de paroles en l'air prononcées sous le coup de l'euphorie.

" Ne t'en fais pas. Si je n'ai vraiment personne, personne, personne d'autre, je penserai à toi." dit l'elfe avec un léger sourire.
Il lui serra la main, puis embrassa Galathée.
" Veille sur lui.
— Toujours." répondit la rôdeuse.
Sur un dernier salut, il s'esquiva vers la cour et les écuries, où devait l'attendre son cheval.

-J'espère vraiment qu'il reviendra, murmura-t-il. Je comprends que dans sa branche, les attaches soient un handicap mais... C'est un ami.
Il refit face à la rôdeuse.
-J'imagine qu'il nous laisse Hippolyte jusqu'à la fin de la veille prochaine, comme c'est le cas pour Gurvan ? J'ai dans l'idée que cette période sera particulièrement animée !

" Si j'ai bien compris, c'est le clerc de Lathandre qui a amené Gurvan qui les reprendra tous les deux. J'ai un peu peur du contact entre Victor et Hippolyte, je dois dire, mais en même temps, il est sain que nos fils aient chacun leur cercle d'amis. Guéric va rester un peu aussi, ce qui nous aidera à gérer le groupe, mais Mathilde et Antoine repartent déjà demain, ou le jour d'après, si nous avons un peu de chance... Il va falloir que nous redéfinissions les modalités de notre cohabitation... Je sais que tu te plais ici mais il n'était pas prévu que nous vivions avec les Merlus, au départ..."

Il la dévisagea, un peu surpris par la remarque. Non, pas exactement surpris : la rôdeuse lui avait déjà dit qu'elle voulait qu'ils vivent davantage en famille. Simplement, il ne s'était pas attendu à ce qu'elle revienne si vite sur le sujet... Cela voulait donc dire qu'il lui tenait à cœur.
-Comme il est impossible de vivre séparément ici, la seule solution est de nous réinstaller rue de l'Orme creux, répondit-il tranquillement.
Ce n'était pas la perspective qui l'enchantait le plus, mais c'était la seule viable. Et si c'était ce que sa compagne souhaitait, il s'en accommoderait.

" Ce n'est pas la seule solution, dit la rôdeuse. Nous pourrions aussi revendre la maison de la rue de l'Orme Creux et acquérir une petite maison dans la campagne. Vu les prix de l'immobilier à Luménis, nous pourrions en obtenir un excellent prix... malgré sa situation modeste. Les chaumières rurales sont nettement moins onéreuses... Cela nous permettrait de ne pas nous éloigner d'ici, sans vivre à la ferme."
Elle lui sourit.
" Garde ça dans un coin de ta tête."

Il avait pris goût à cette vie communautaire et elle allait lui manquer. Néanmoins, il comprenait le ressenti de son épouse, son besoin de davantage d'intimité.
-Il faudra en discuter avec Victor, car c'est son héritage que nous vendrions. Je sais qu'il n'est pas matérialiste mais... C'est la maison où il est né, où il a grandi avec ses parents... Et puis, c'était pratique d'avoir un pied-à-terre en ville...
Il secoua la tête.
-Je n'ai pas les idées assez claires pour y réfléchir comme il faudrait. Mais je te promets que je garderai ça à l'esprit et que nous trouverons très vite une solution.

" Parle s'en avec lui, à l'occasion, quand tu es plus clair dans ta tête... Je pense qu'il est mûr pour aller de l'avant, en ce qui me concerne. Jusqu'ici, avec l'absence de stabilité dans nos vies, j'aurais compris qu'il s'accroche à un autrefois. Mais à présent... Enfin. Je ne devrais pas t'influencer. Mais si tu as l'intention de faire de nous des paysans, j'ai besoin qu'on en parle... Mes parents étaient fermiers et... je ne crois pas que ce soit ce à quoi j'aspire."
Elle pinça les lèvres, haussa les épaules.
" Ah, il est tard. Je vais aller me coucher à la place de déblatérer des âneries. C'est la fatigue qui parle."
Elle prit appui sur son épaule et se leva.

Il la retint doucement par le bras.
-Gal, tu m'as déjà parlé de ça sans que la fatigue soit en cause... Que tu en reparles ce soir, cela montre juste à quel point c'est important pour toi. Alors c'est vrai que je me sens bien, ici. Mais d'une part nous sommes deux à décider, ton avis compte autant que le mien et j''ai envie que tu sois heureuse. D'autre part...
Il fouilla la salle du regard, baissa d'un ton.
-D'autre part, sans nous dans les pattes, Guilhem sera plus libre de tisser des liens avec Dame Milicent. Bref, je serais bien égoïste si je refusais que nous allions nous installer ailleurs.

" Réfléchis à ton aise, Taliesin, dit-elle avec un sourire apaisant. Je peux entendre que tu aspires à la tranquillité... Nous nous sommes finalement trouvés dans des circonstances difficiles... Il n'est pas étonnant que nous ayons besoin, l'un et l'autre, d'un temps d'adaptation."
Elle l'embrassa sur le front.
" Bonne nuit, mon amour. Bonne fin de soirée."

-Je te suivrais volontiers mais je crains que si je me couche si "tôt" en présence d'un confrère, celui-ci ne me rate pas...
Il se leva pour l'étreindre et l'embrasser à son tour.
-Bonne nuit, Gal. A demain.
Sans doute ne tarderait-il pas à monter, en réalité. Néanmoins, il était plus courtois de rester encore un peu en compagnie des derniers convives.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins