La Couronne de Cuivre

Taliesin et Kerun chargèrent de concert. Les flammes les touchèrent, mais pendant peu de temps : la barrière magique s'éteignit pratiquement au moment où ils arrivaient au corps à corps. Le sortilège du demi-drow partit cependant avant que les lames n'aient pu le faucher. Un vent violent se leva autour de lui, repoussant les deux assaillants à plusieurs mètres. Leste, le barde ne souffrit pas de la chute et la rafale tomba aussitôt. L'ensorceleur avait déjà recommencé à incanter mais c'est autre chose qui attira l'attention de Taliesin : derrière lui, dans le port, la Citronnelle avait largué les amarres... et elle venait droit sur eux, les voiles déployées.

Le barde ne songea plus à l'ensorceleur. Il ne s'interrogea pas davantage sur les causes de ce nouveau rebondissement. Car les conséquences avaient de quoi chasser toute autre pensée de son esprit...
-Aux chaloupes ! tonna-t-il. Ce foutu rafiot va être envoyé par le fond ! Et vu les horreurs qui y nagent...
L'instant suivant, il regardait alentours, en quête d'une barque. S'il y en avait une a proximité, peut-être pourrait-il aider Kerun à la rejoindre...

Taliesin repéra une chaloupe un peu plus loin sur le pont, attachée par des sangles. Kerun la vit également et ils abandonnèrent l'ensorceleur à ses murmures. Cela sembla le déconcentrer plus que toutes les attaques qu'ils avaient tentées jusque là car il se retourna avant la fin de son incantation. Pour gagner l'embarcation, les deux fuyards durent s'approcher du nuage ténébreux d'où provenaient des bruits de lutte et des crépitements d'origine magique. De l'extérieur, il était très difficile de savoir ce qui se tramait à l'intérieur. Alors que le barde atteignait la barque, le Luménien repartit en arrière, vers le corps affalé de l'elfe que le clerc de Talos avait touché en début de combat.
A ce moment précis, alors que la Citronnelle était encore à bonne distance, le Meurs Chiure fut pris d'un soubresaut qui projeta tout le monde à terre. Une seconde plus tard, sous les yeux médusés de Taliesin, deux imposants tentacules surgirent de la mer et encerclèrent le pont de part et d'autre du grand mât. Le bois du navire se mit à gémir et céda presque aussitôt sous la pression des appendices monstrueux.
La Citronnelle n'avait aucune intention de forcer le passage : on était en train de le lui ouvrir.

Bons dieux ! Je l'avais pourtant dit, qu'il fallait interrompre cette foutue cérémonie !
L'heure, toutefois, n'était guère propice aux récriminations : le bateau était en train de se désintégrer et le grand plongeon vers les flots déchaînés - et l'abomination qui en avait surgi - n'était plus qu'une question de secondes...
Sans se poser de questions, l'elfe bondit dans la chaloupe, tira son épée et entreprit de couper les sangles qui l'attachaient tout en se cramponnant au bastingage de l'autre main.

Le Meurs Chiure hurla comme une créature à l'agonie, mille esquilles de bois s'envolèrent en une pluie désordonnée tandis que le grand trois-mâts se brisait en deux. La chaloupe sur laquelle était montée Taliesin se trouvait juste au milieu des deux moitiés du navire et tomba lourdement vers la surface de la mer, qu'elle heurta avec violence. Il se retrouva prisonnier d'une étrange structure de bois, composée de la proue et de la poupe du bateau, dressées comme une tente autour de son embarcation. Celle-ci semblait, miracle, avoir touché les vagues sans se disloquer. Les fragments de la caraque pirate prirent cependant rapidement l'eau, martelés par les tentacules du monstre marin qui entendait les réduire en poussière au plus tôt. Le barde ne put que se cramponner à son embarcation de toutes ses forces : il était impossible de repérer qui que ce soit dans le déluge de bois et d'eau qui l'environnait, d'autant qu'il n'était pas encore certain qu'il ne chavirerait pas...

Pourquoi n'était-il pas demeuré sur le quai ? Pourquoi avait-il fallu qu'il grimpe sur le Meurs Chiure alors même que le bâtiment était déjà en perdition ? Parce que ça n'aurait pas été très honorable, bien sûr, parce qu'il n'aurait pas imaginé abandonner ses compagnons à leur triste sort...
Le barde songea brusquement à la promesse qu'il avait faite à Victor. Qu'aurait préféré ce dernier ? Qu'il ait tenu ses engagements, n'ait pas pris de risques inconsidérés et soit finalement venu le retrouver, assurément ! Quel réconfort puiserait-il dans la nouvelle que l'elfe s'était montré honorable et avait perdu la vie, ce faisant ? Aucun ! D'ailleurs, il y avait peu de chances pour que l'enfant apprenne ce qui l'avait conduit au trépas...
Taliesin n'était pas encore mort, toutefois. Et il espérait bien s'en tirer, d'une manière ou d'une autre. Ce qui commençait par se cramponner à toute force à sa coquille de noix...
Malgré tout, il regrettait amèrement d'avoir agi comme il l'avait fait et se demandait pourquoi il n'avait pas soutenu Kerun quand le Luménien avait proposé d'attaquer directement la Citronnelle. Pourquoi, aussi, ses compagnons n'avaient tenu aucun compte de ses remarques concernant l'inquiétante cérémonie... Le destin, sans doute.
Fichu destin.

Et la barque tournoyait, frappée par des lames d'eau salée et des débris de bois. L'elfe était intégralement trempé et il fut plusieurs fois heurté par des fragments du navire, heureusement rien de lourd. Son embarcation manqua chavirer plusieurs fois, repoussée par un tentacule, une poutre ou simplement une vague brutale. Mais elle tint bon et brusquement, ce fut l'accalmie. La bête avait plongé. Taliesin était dans sa chaloupe, dans vingt centimètres d'eau, avec comme compagnes des planches brisées... Autour de lui, une mer de bois flotté, agitée encore, bouillonnante, mais plus de trace réelle de ce qui avait été autrefois un somptueux trois-mâts. L'elfe n'eut cependant pas le temps de s'essuyer les yeux pour en voir davantage et tenter, peut-être, de repérer des survivants dans le capharnaüm ambiant. Le calme était illusoire : il vit s'approcher, gigantesque, la proue de la Citronnelle, qui, soulevant un lame d'eau glaciale, l'écarta sans le voir. La caraque franchit l'entrée du port sans ralentir et s'éloigna vers la haute mer. Pendant une seconde, Taliesin demeura immobile, puis la surface de la mer s'agita à nouveau et il entendit un cri aigu. Un homme surnageait un peu plus loin parmi les éclats du Meurs Chiure. Il hurla à nouveau et disparut quelques secondes entre les planches, avant de réapparaître encore une fois, une dernière. La queue d'un requin battit l'air, brusque, et ce fut à nouveau le silence. L'elfe aperçut alors une silhouette, à seulement quelques mètres, sur sa droite, couchée en travers d'une planche, inerte. Il y avait du mouvement sur la gauche aussi, quelqu'un nageait un peu plus loin, tâchant de regagner la berge. Et partout, l'ombre noire d'animaux cachés, carnivores, sûrement, dont les ailerons effleuraient l'écume sans vraiment la percer.

Le barde mesurait très bien la chance qu'il avait de se trouver à l'intérieur d'une barque. Il regrettait cependant que Kerun, Guéric ou d'autres de ses compagnons n'aient pas pu le rejoindre. Toutefois, il était peut-être en mesure de les aider... Aussi regarda-t-il attentivement autour de lui puis s'empara-t-il de deux morceaux de bois susceptibles de faire office de rames. Il commença ensuite à souquer en direction du corps inanimé. Ce faisant, il cria de toute ses forces, espérant que sa voix porterait assez loin pour être perçue par tous les survivants :
-Si vous m'entendez, essayez de restez immobiles afin que les requins ne vous repèrent pas ! Contentez-vous de m'appeler : je suis sur une chaloupe, je ferai en sorte de vous rejoindre !
Si des pirates se manifestaient, il lui suffirait de les ignorer. Et si certains s'approchaient... Bah, un bon coup sur la tête, et l'affaire serait réglée.

Dans un premier temps, personne ne lui répondit. La pluie tombait drue à nouveau et la seule chose qu'il percevait étaient les remous et les éclaboussures que causaient les requins en virant sous l'onde. Il gagna rapidement l'endroit où gisait un corps et réalisa que c'était un inconnu, un clerc de Talos à en croire sa robe trempée. Il respirait toujours. Il y eut un autre cri, loin sur la droite, derrière un empilement de barriques qui bouchaient complètement la vue, et le barde vit une silhouette les escalader et se percher au sommet, tandis que plusieurs squales tournaient autour, en heurtant de temps en temps la structure de leur rostre. Le rescapé jura avec colère. C'était un halfelin, à n'en pas douter, et Taliesin crut reconnaître le timbre furieux de Guéric. Il était loin.
Au même moment, une main surgit et s'agrippa au bord de la chaloupe, la faisant gîter.
"Aide-moi, tu veux. Il pèse une tonne, ce salopard."
Kerun tenait l'ensorceleur drow, inconscient, contre sa poitrine.

-Mais lâchez ce type, bon sang ! s'exclama-t-il d'un ton à la fois incrédule et énervé. Dans d'autres circonstances, j'aurais compris votre attitude. J'aurais peut-être même aidé ce Talosien, là-bas ! Mais nous n'avons qu'une seule barque à moitié remplie d'eaux ! Comment rejoindrons nous Guéric à temps, si nous nous surchargeons ? Comment récupérerons-nous vos hommes, si nous en croisons ?
Il avait fait son possible pour raisonner le Luménien. Si cela ne marchait pas, et bien... Il ferait ce qu'il voulait, aussi stupide que cela puisse lui paraître. Le temps manquait pour de longues négociations...

La sortie de Taliesin parut sidérer l'elfe qui resta une seconde immobile dans l'eau, risquant, peut-être, d'être happé par quelque chose d'embusqué. Puis il s'empourpra. Sa voix demeura cependant mesurée.
"Nous devons comprendre à quoi nous avons affaire. Et le Squale a préféré sacrifier celui-ci pour s'enfuir. Il aura des informations et je veux ses informations. Cette chaloupe pourrait embarquer tous mes hommes s'ils étaient seulement encore vivants ! Je n'ai pas l'intention que leur mort soit vaine ! Alors si tu ne veux pas m'aider, ne m'aide pas..."
Il tenta de faire passer le corps inerte du semi-drow par-dessus le bord de la barque, mais il n'en avait apparemment plus la force. En fait, à bien le regarder, Taliesin réalisa qu'il était anormalement pâle... Mais c'était peut-être le cas de tous ceux qui venaient de traverser pareil cataclysme.

-C'est vous le chef... soupira-t-il.
Puis d'aider Kerun à hisser le pirate sur la chaloupe, avant de lui prêter main forte pour qu'il y grimpe à son tour.
-Est-ce que ça vous va si on met le cap vers Guéric ? s'enquit-il.
Il ne pensait pas devoir affronter une réponse négative mais, qui sait ? Le Luménien voudrait peut-être d'abord sauver des eaux le fidèle de Talos. Après tout, lui aussi pouvait posséder de précieuses informations !

Mais Kerun s'effondra dans le fond de la chaloupe et poussa un profond soupir.
"Je n'ai plus l'énergie de rien, pour tout dire... Oui, allons secourir Guéric... Si tu sais nous guider jusque là..."
L'elfe avait l'air profondément affaibli, et il passa une main un peu tremblante sur son visage. Il se redressa cependant quelques instants plus tard et commença à vider la chaloupe de ses débris, puis écopa à pleines mains, tandis que le barde essayait de ramer vers l'empilement de barriques. C'était très difficile : les monceaux de bois flottés formaient comme un plancher sur la mer, traître mais solide, et s'y frayer un passage demandait des efforts que le barde n'avait plus réellement en lui. Aussi progressèrent-ils à une lenteur stupéfiante... Ils virent un corps flotter, face contre mer, et reconnurent un des demi-elfes de leur équipe. Kerun ne demanda cependant pas à son compagnon d'aller récupérer le cadavre. Ils avaient froid, la pluie était sans pitié. Et les requins nombreux. De temps en temps, l'un d'entre eux fendait la surface, énervé par la proximité de trop nombreux congénères. Au fur et à mesure qu'ils approchaient du halfelin retranchés, les animaux étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus énormes. Certains étaient plus longs et sans doute plus lourds que leur chaloupe... Il ne s'agissait pas qu'ils aient subitement l'idée de les attaquer.

Le barde relâcha les rames. Aller plus loin dans ces conditions, c'était courir à une mort quasi certaine.
-Je vais essayer d'attirer ces requins ailleurs... indiqua-t-il.
Puis il leva les mains pour incanter.

Taliesin --> Convocation de monstres III (Marsouins célestes)

Lorsque les créatures seraient apparues, il leur demanderait de faire en sorte que les gigantesques poissons les suivent loin de Guéric. Il était mal à l'aise à l'idée de sacrifier ainsi ces créatures, mais il n'avait guère d'autre choix. De plus, elles étaient rapides et pourraient peut-être s'en sortir, puisqu'il ne leur imposait pas de combattre...

A peine l'incantation toucha-t-elle à son terme que quatre formes oblongues se matérialisèrent dans l'onde. Les marsouins remontèrent de concert à la surface, crachant un jet d'air humide, avant de replonger en direction des requins. Si Taliesin avait espéré qu'il n'y aurait pas d'affrontements, il en fut pour ses frais : les animaux furent forcés d'approcher les squales de très près avant d'attirer leur attention, car ceux-ci n'entendaient pas abandonner leur proie. Mais les cétacés n'étaient pas complètement dénués de ressources et, plus solidaires que leurs adversaires, ils parvinrent à en mettre deux hors d'état de nuire avant que certains requins ne décident de les prendre en chasse. La rapidité des marsouins jouait en leur faveur, mais fragilisait aussi leur stratégie : en effet, les requins, distancés, revenaient rapidement en arrière. Deux d'entre eux repérèrent le demi-elfe flottant et le mirent en pièce. D'autres s'attaquèrent à leurs congénères morts. Finalement, les marsouins optèrent pour un assaut frontal et pendant de longues minutes, l'eau parut en ébullition, tandis que les grands animaux se combattaient sans merci. La mer se teinta de rouge, des corps fusaient sous la chaloupe, devant et derrière elle, sans lui prêter la moindre attention. C'était peut-être la seule opportunité que Taliesin et Kerun auraient d'atteindre les barriques avant qu'elles ne soient détruites dans la guerre sous-marine qui se déroulait juste en dessous d'eux.

Le barde récupéra ses rames de fortune puis les plongea dans l'eau.
-Allez, profitons de la diversion que nous offrent nos courageux alliés...
Et de recommencer à souquer. La chose n'était pas aisée : outre la fatigue sans cesse plus pesante, le chemin qui menait au refuge de Guéric n'était pas exactement dégagé. Mais s'ils voulaient le tirer de ce mauvais pas, c'était le moment ou jamais.

La volonté de Taliesin lui suffit cette fois et il parvint à progresser en dépit du tumulte environnant. De temps en temps, une queue ou une nageoire frôlait leur embarcation et ils furent heurtés à deux reprises, déviant légèrement de leur trajectoire. Pour l'heure, les requins ne paraissaient pas réellement s'intéresser à eux, cependant.
Ils gagnèrent enfin l'abord des barriques, et le barde remarqua alors une longue traînée de sang qui dégoulinait le long des tonneaux pour se perdre dans l'onde, agissant comme un appât parfait pour les carnassiers. Guéric se pencha par dessus le rebord et lui décocha un sourire fragile. Il était exsangue.
"Mon ami, je ne suis pas certain d'arriver jusqu'en bas autrement qu'en effectuant le saut de l'ange..."

Taliesin essaya de ranger l'embarcation juste en dessous du halfelin, le plus près possible de son îlot précaire. Il songea un instant à l'escalader mais renonça : s'il faisait écrouler l'amas de tonneaux, son compagnon et lui-même finiraient dans l'eau, et il ne donnait alors pas cher de leur peau.
-Kerun, je suis désolé, mais je vais avoir besoin de vous... Il faut que je me lève pour amortir sa chute. De votre côté, essayez de faire contrepoids si la barque vient à trop tanguer...
Il déposa ses rames, se mit prudemment debout puis se campa aussi fermement que possible sur ses jambes pour tenter d'assurer son équilibre.
[color=#FFF66]-Courage Guéric, ça va bien se passer ! En plus, j'ai de l'expérience en ce domaine ! Lorsqu'on vivat à l'orée de la Lorien, il m'est arrivé de rattraper ainsi Victor ou ses copains, quand ils avaient la flemme de descendre des arbres où ils avaient grimpé... Ou quand ils étaient tentés par un saut de l'ange, justement ![/color]
Évidemment, à ces moments-là, il ne se trouvait pas sur une chaloupe tanguant sur des flots où s'agitait un sanguinaire banc de requins. Mais à quoi bon le préciser ?

Le halfelin acquiesça en pinçant les lèvres. Il passa ensuite les jambes par dessus le bord de l'empilement et Taliesin put voir la source de sa faiblesse : il n'y avait plus rien à l'endroit où aurait dû se trouver son pied droit. Il hésita une seconde puis se laissa tomber. L'elfe parvint à le rattraper avant qu'il n'heurte la chaloupe, il était quand même nettement plus petit et plus léger que Victor, mais il perdit quand même l'équilibre et se retrouva assis dans l'eau froide qui demeurait au fond de l'embarcation. Celle-ci dansa un instant sur les vagues mais ne se renversa pas. Dans ses bras, Guéric lui décocha un sourire bravache.
"On reconnait l'expert !" lança-t-il avec une once de son entrain habituel.
Malheureusement, dans sa chute, il avait éclaboussé la barque, qui arborait maintenant quelques gerbes écarlates tout à fait appétissantes...

-Il faut en remercier Victor, dit-il en souriant. Que serais-je sans mon entraîneur officiel ?
Il déposa délicatement le halfelin, se défit de sa ceinture et la lui tendit.
-Tu penses pouvoir te faire un garrot ? J'ai quelques sorts de soins en réserve mais cela devra attendre qu'on ait retrouvé la terre ferme. Je crains que mes petits marsouins ne soient pas en mesure de jouer encore longtemps les diversions...
Se penchant par-dessus le rebord de l'embarcation, le barde entreprit d'essuyer avec sa manche le sang qui en maculait le flanc. Il ne pourrait pas tout enlever mais, au moins, il aurait un peu limité les dégâts. Enfin, il récupéra les rames et, rassemblant ses forces, il mit la chaloupe en mouvement, en direction du plus proche rivage.

"Déjà fait !" fit le halfelin avec un haussement d'épaules. "Je ne suis pas complètement novice en ces matières."
Il exhiba le lien qu'il avait serré autour de sa jambe puis frissonna. Il avait l'air à bout de forces. Malgré les efforts de Taliesin, plusieurs requins semblaient avoir reniflé quelque chose, car ils se mirent à tourner autour de l'embarcation. Continuer les opérations de nettoyage devenait des plus hasardeux et l'elfe dut y renoncer sous peine d'y perdre un bras. Il reprit donc ses rames et tenta d'échapper au tapis de bois qui les emprisonnait. Un squale de bonne taille heurta la barque du dos, la repoussant dans la mauvaise direction. Un second surgit à la poupe, exposant sa gueule hérissé avant de replonger.
"Tenez bon !" cria alors une voix depuis la berge.
Le barde aperçut le lieutenant luménien, ainsi qu'une dizaine de ses hommes, alignés en un rang bien ordonné. Un nouveau carnassier fendit la surface de l'eau, se dressant un instant comme s'il allait retomber sur la chaloupe. A ce moment précis, Taliesin entendit plusieurs sifflements secs et la bête retomba en arrière, criblée de flèches.
"Ils ont l'air bien sûrs de leurs tirs... avec toute cette pluie... grommela Guéric en s'aplatissant dans le fond de la barque.
— Ce sont des troupes d'élite. Ne craignez rien." répondit Kerun dans un souffle.
Les requins se ruèrent à nouveau sur le corps de leur congénère abattu, laissant un instant de répit au barde, qui put le mettre à profit. Quelques minutes plus tard, la chaloupe se dégageait des vestiges du Meurs Chiure et venait heurter le bord du quai.

Épuisé, le barde choisit cependant de rester à son poste pour maintenir la chaloupe en position.
-Pourriez-vous aider Guéric, Kerun et notre prisonnier à retrouver le plancher des vaches ? demanda-t-il, essoufflé, aux Hélonniens qui se trouvaient à proximité.
Ensuite viendrait son tour. Il était impatient de s'extraire de leur coquille de noix certes providentielle mais ô combien inconfortable, à moitié remplie d'eau comme elle l'était. Et puis, il pourrait alors se relâcher quelque peu. A son avis, il s'effondrerait pour dormir longtemps, très longtemps...

Les soldats descendirent une corde jusqu'à l'embarcation et vinrent chercher les blessés. Taliesin reçu également de l'aide, puis ils abandonnèrent la chaloupe sur les flots. Le port avait été colonisé par les Hélonniens : Taliesin en aperçut plus d'une vingtaine. Constance se trouvait parmi eux, ainsi que Jonas. Seskan arriva rapidement pour s'occuper de Guéric, tandis que Kerun refusait toute aide : sa faiblesse était passagère, selon lui, et finirait par se lever. L'ensorceleur fut sévèrement restreint puis emporté vers l'auberge : il n'avait toujours pas repris connaissance.
"Etes-vous en un seul morceau ?" demanda alors Dessaules, avec sollicitude.

Il hocha la tête.
-Oui oui... Quelques brûlures, beaucoup de fatigue, mais ce sont des broutilles en comparaison de ce qu'ont subi les autres, dit-il en jetant un regard en direction de Guéric. D'autres hommes de Kerun ont-il réussi à s'en sortir ?
Il l'espérait mais en doutait fort. Leur opération était décidément un fiasco absolu. Ah, que n'avaient-ils investi la Citronnelle !

"Deux, répondit Dessaules avec une grimace. Enfin, pour l'instant...
— Qui ? demanda Kerun.
— Feniel a pu regagner la rive à la nage et Tamara a profité de l'écroulement du mat en travers de la baie pour toucher terre avant que le bateau ne sombre. Ils sont tous les deux dans l'auberge.
— Willhem ?
— Non. Mais nous n'avons pas vu son corps non plus.
— Merde, merde, merde. " lâcha l'elfe avec mauvaise humeur, puis il s'éloigna d'un pas incertain, en direction du bâtiment.
Dessaules lâcha un bref soupir et se retourna vers Taliesin.
"La Lumineuse a débarqué une cinquantaine d'hommes sur la plage. Tous les pirates ne sont pas encore ressortis des tunnels mais nous les interceptons au fur et à mesure de leur remontée. Je ne sais pas ce qu'il en est du Fier Espadon, cependant. Il n'y a pas moyen de les contacter et ils sont juste là, au dehors..."

Le barde réfléchit quelques instants.
-Je pourrais convoquer un coursier fantôme. Comme il galope sur les flots aussi bien que sur la terre ferme, je serais capable d'aller transmettre un message au Fier Espadon. Je devrais même être en mesure de rallier votre plus petite frégate, si elle n'est pas à plus de dix heures d'ici. J'avoue ne pas être tranquille en la sachant en mer alors que la Citronnelle vogue en toute liberté... Cependant, l'incantation prend un peu de temps et, dans mon état, j'aurais sans doute besoin d'un petit remontant, qu'il s'agisse d'une potion ou d'un sortilège...

Dessaules parut surpris.
"Hum... J'imagine que Seskan doit avoir encore un peu de sorts à sa disposition... s'ils ne les a pas tous usés sur votre ami. Quant aux potions... On devrait pouvoir en trouver l'une ou l'autre, je suppose... Mais... Même si je comprends votre initiative, ne pensez-vous pas quelle soit incroyablement risquée ? Vous avez vu cette... chose qui a surgit des flots ? Même si vous pouviez rallier un navire ou l'autre... Que feriez-vous ensuite ?"

-Le monstre avait pour but d'ouvrir le passage à la Citronnelle. Sa tâche accomplie, peut-être a-t-il disparu : Umberlie a répondu à l'appel de ses fidèles, certes, mais il n'est pas dit qu'elle entende laisser sur place sa créature... Il faudrait en avoir le cœur net. Cependant, tant que ce n'est pas le cas, rien ne m'empêche de partir depuis le côté opposé de l'île, et de demander au Fier Espadon de s'approcher non du port mais de la plage. Enfin, si vous souhaitez qu'il s'approche et débarque des troupes. Sinon, je peux me contenter de simplement lui transmettre le message que vous souhaitez lui faire parvenir.

"Disons que j'avais davantage envie de savoir s'ils allaient bien... fit Dessaules en jetant un regard circulaire sur le capharnaüm régnant dans le port. Je comprends mieux pourquoi le Squale n'a jamais été prise si elle sème ce genre de destruction partout où elle se rend. Elle sait que nous étions trois navires à faire le blocus... et le Fier Espadon, ignorant ce qui la précède, aura sans nul doute tenté une manoeuvre d'interception. Vous pouvez vous rendre à cheval dans cette direction mais... vous arriverez après l'affrontement, s'il a eu lieu..."

Le barde grimaça. Il n'avait pas envisagé les choses sous cet angle.
-Je peux toujours servir d'éclaireur pour la Lumineuse : si l'affrontement a eu lieu, si la Citronnelle et sa créature ont ensuite passé leur chemin, il devrait être possible de récupérer des survivants. De plus...
Il frissonna.
-Lieutenant... Mon garçon se trouve sur votre autre frégate. Si celle-ci devait rencontrer le vaisseau pirate...
Il secoua la tête.
-Je ne veux même pas l'imaginer. Je ne peux pas non plus rester sans savoir, alors que si je me hâte, j'arriverai peut-être avant la catastrophe.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant