La Couronne de Cuivre

Le lieutenant pinça les lèvres et acquiesça.
"Il faudrait demander au capitaine Longuehune s'il sait où exactement la frégate avait l'intention de nous attendre... Il est monté sur la lande, je peux aller le chercher si vous désirez vous reposer un peu... Je tâcherai de vous trouver une potion susceptible de vous requinquer au passage..."

-Je vous en serais très reconnaissant. Néanmoins, je ne voudrais pas vous détourner de tâches plus urgentes. Je peux donc m'en charger moi-même, si vous le souhaitez...
Il n'était pas sûr d'être réellement en état mais il se devait de faire la proposition.

"Je dois de toute façon aller m'entretenir avec le capitaine... Nous devons aviser sur la suite des choses à faire... Tous ces prisonniers... Interroger les officiers, déblayer le port, retrouver l'autre groupe de rescapés... J'espère que l'un des hommes du Squale pourra nous renseigner sur la bête que nous avons vue... et nous permettre de l'affronter plus efficacement... Je vous dirai. Si vous voulez vous réchauffer entre temps, nous avons repris l'auberge et débarqué un peu de ravitaillement. J'essaie de faire vite."
Puis sans rien ajouter, il s'éloigna vers la lande.

Immobile, les bras ballants, Taliesin resta un moment à le regarder s'éloigner. Il avait du mal à se remettre des récents événements et, plus encore, du choc qu'avait causé en lui la prise de conscience du danger qui menaçait peut-être Victor et les autres occupants de la frégate. Pourquoi fallait-il toujours que ceux que l'on croyait en sécurité soient, au final, peut-être plus menacés encore que vous l'étiez vous-même ?
Il finit cependant par se secouer. S'il voulait être en état de convoquer sa monture fantomatique et d'affronter la furieuse cavalcade qui l'attendait, il lui fallait se réchauffer, reprendre des forces. Aussi se dirigea-t-il tant bien que mal vers l'auberge tout en essayant de se raisonner, de se convaincre que les minutes en train de s'écouler ne seraient pas celles qui lui feraient défaut pour empêcher le drame...

Taliesin gagna donc l'abri de l'auberge, où une bonne flambée avait déjà réchauffé l'atmosphère. Une dizaine de soldats s'y trouvaient, en plus de Guéric, grimaçant et la jambe pansée, en grand conciliabule avec Constance et Seskan, Kerun et ses deux agents survivants, et, alignés contre le mur, six prisonniers. Parmi eux, l'ensorceleur demeurait inerte, et le barde ne reconnut aucun des cinq autres, même si leur mise peut-être plus raffinée que la moyenne les désignait comme des pirates d'un certain statut. Deux soldats déballaient des rations sur une table : pain, jambon, fruits secs, il y avait là de quoi se nourrir. Peut-être même le barde pourrait-il dénicher des vêtements secs quelque part : les siens étaient à nouveau trempés.

L'opportunité de se changer ne serait pas pour lui déplaire, et il la saisirait si elle venait à se présenter. Toutefois, dans l'immédiat, il entendait pallier au plus urgent : se sustenter et se réchauffer. Après en avoir demandé l'autorisation, il récupéra de la nourriture sur la table puis, pour la déguster, alla se placer au coin du feu. L'elfe avait adressé un salut à ses compagnons sans pour autant les rejoindre : préoccupé comme il l'était, il n'avait pas vraiment la tête à participer à un interrogatoire...

Personne ne vint importuner l'elfe jusqu'au moment où le lieutenant Dessaules revint. Il était accompagné d'un homme de grande taille, dans un uniforme de la marine luménienne pimpant. Il portait une barbe poivre et sel bien taillée, des cheveux courts dont on devinait la tendance à boucler, et son regard bleu acier balaya la salle, incisif. Taliesin reconnut sans peine, et sans l'avoir jamais rencontré, le capitaine Théophraste Longuehune. Derrière les deux officiers entrèrent deux marins qui soutenaient une troisième silhouette, manifestement inconsciente. C'était le second du Squale.
Longuehune repéra Taliesin et vint dans sa direction tandis que Dessaules se portait vers Kerun. Constance s'était également approchée dès qu'elle avait vu le prisonnier entrer.
"Ainsi c'est vous, Taliesin." annonça Longuehune en tendant la main au barde assis. "Je suis Théophraste Longuehune. J'ai entendu parler de vous."
La déclaration était sans équivoque.

Pour amical qu'elle paraisse, aucune autre entrée en matière n'aurait pu le mettre plus mal à l'aise. Si le conseiller avait parlé à son fils de la lettre que le barde lui avait envoyée, celui-ci était assez mal parti... Il serra malgré tout la main tendue et se leva, tentant d'adopter une mine sereine. Il avait beau ne pas se voir, il savait que sa comédie devait être fort peu convaincante.
-Enchanté de faire votre connaissance, capitaine, dit-il poliment.
Une réponse qui n'engageait à rien...

Longuehune le jaugea quelques secondes, sans rien répondre.
"Le lieutenant Dessaules me dit que vous avez l'intention de galoper jusqu'à la Salicorne pour tenter d'y... faire quoi, au juste ? Je dois avouer que l'initiative me laisse perplexe. Nous ne savons pas grand chose du monstre qui a attaqué le Meurs Chiure, et je me demande donc ce que vous imaginez pouvoir faire en allant vous jeter dans ses tentacules, sans avoir la moindre information supplémentaire le concernant. Je comprends que vous avez un fils à bord, le petit Desmoulins, mais... Expliquez-moi donc, au juste, ce que vous voulez faire. Convainquez moi. Je n'aimerais pas avoir l'impression que vous essayez juste de nous fausser compagnie."

Taliesin soupira. Au moins les choses étaient-elles claires : le capitaine savait tout et le considérait comme un traître potentiel.
-A la base, comme le lieutenant Dessaules regrettait de ne pouvoir contacter le Fier Espadon, je lui ai proposé d'aller lui porter un message de sa part : je peux en effet convoquer une monture capable de galoper sur les flots, répondit-il, toujours poliment. Il m'a alors avoué qu'il redoutait que votre bâtiment se soit porté à la rencontre de la Citronnelle et ait été détruit par la créature qui l'accompagne peut-être. J'ai alors réitéré mon offre en la modifiant quelque peu : me rendre malgré tout sur place pour voir si la catastrophe avait eu lieu et si, le cas échéant, le monstre était parti, puis revenir faire mon rapport à la Lumineuse, afin qu'elle puisse intervenir pour sauver d'éventuels survivants. J'en également émis l'idée de rallier votre frégate, pour la prévenir de ne pas approcher le navire pirate. Évidemment, cette dernière suggestion est largement motivée par le fait que mon garçon se trouve à bord : je m'inquiète pour lui.
Nouveau soupir.
-Je comprendrais cependant que vous préfériez me garder sous surveillance. Le plan que je viens d'évoquer resterait néanmoins valable, puisque je peux très bien convoquer la monture pour quelqu'un d'autre.

Le capitaine Longuehune hésita un instant.
"Ecoutez, Taliesin, je vais être franc avec vous. Vous êtes recherché. Malgré les services que vous avez rendu à la cité, mon père, le conseiller Longuehune, n'a pas pu garder votre confession pour lui tout seul. Mais je sais aussi que nous sommes dans une situation particulière, dans un endroit particulier, à un moment critique. Toutes les personnes qui m'ont parlé de vous n'ont eu que des éloges à votre égard. Je ne peux pas me permettre de vous envoyer en cale. Nous avons besoin de tous les talents et de toutes les bonnes volontés. Je ne peux pas vous promettre, cependant, que je ne vous demanderai pas de rentrer à Luménis avec moi ensuite. Et je persiste à penser, sans mettre vos bonnes intentions en question, qu'il est prématuré de se lancer aux trousses de cette Citronnelle, sans la moindre idée de comment affronter le monstre qui la précède. La Salicorne est un petit bateau, elle ne se jettera jamais volontairement sur la Citronnelle."

Il dut se mordre les lèvres pour ne pas laisser paraître un sourire ironique. Longuehune avait beau se montrer diplomate, la vérité pouvait se résumer de manière plus crue... et plus réaliste.
Il était tout bonnement en état d'arrestation. Certes, on ne l'enchaînerait pas tant qu'il aurait une quelconque utilité mais, ensuite, on le ramènerait de force à Luménis pour un procès, lequel se solderait sans doute par un long emprisonnement. On l'empêcherait donc d'aller secourir Galathée et on ne laisserait plus Victor l'approcher. Dans le genre perspectives déprimantes, il n'y avait pas mieux...
Cependant, à quoi d'autre s'était-il attendu ? Même si l'attitude des Luméniens le minait autant qu'elle le révoltait, il devait convenir qu'elle était légitime. Il avait d'ailleurs anticipé la chose, dans la missive transmise au conseiller, puisqu'il avait promis de se livrer à son retour de Melandis... De surcroît, s'il réfléchissait de manière moins égoïste, cette conclusion n'était-elle pas la meilleure pour ceux qu'il aimait ? Constance et ses compagnons voleraient au secours de sa compagne, de tous les malheureux retenus captifs dans la Cité du Chaos ; plus compétents que lui, ils accompliraient les promesses qu'il ne serait plus en mesure de tenir. Quant à Victor... On le confierait sans doute aux Merlus, destin autrement plus heureux que de demeurer aux côtés d'un meurtrier, d'un tortionnaire...
Tout cela était sans nul doute la stricte vérité. Restait à l'accepter sereinement, à triompher de la révolte et de la frustration : déjà présentes, elles se feraient plus vives encore lorsque viendrait le moment d'assumer ses crimes. Mais pour l'heure dominaient l'inquiétude et le découragement. Il sentait la première l'envahir sitôt que ses pensées se tournaient vers le petit garçon. Quant à la seconde... Elle avait au moins un avantage : quand on n'a plus la force de lutter, on se soumet plus facilement.
-Je m'en remets à votre décision, répondit-il simplement.
Accepter les ordres de de son futur geôlier n'était pas exactement facile. Mais l'homme, par sa position, par son expérience, était le mieux placé pour prendre des décisions. Le barde devait l'admettre. Et quand bien même n'y parviendrait-il pas : il n'était en mesure ni de discuter, ni d'agir à sa guise.
Il était en état d'arrestation.

Le capitaine parut sensible au changement d'humeur du barde. Sans doute l'avait-il même anticipé. Il demeura silencieux un instant, puis soupira.
"Je vais vous envoyer en éclaireur. Si les bateaux sont à flot, vous avez permission d'aborder et de leur livrer un message résumant ce que nous savons actuellement. Vous prendrez le caillou bleu qui est resté sur la Lumineuse, ce sera donc votre première étape. Nous resterons en contact par ce moyen pendant votre chevauchée et peut-être votre cavalcade sera-t-elle plus utile que je ne le crains. Vous ne devez pas vous mettre en danger inutilement. Renvoyez-nous toute information glanée en route. Je vais vous donner une boussole, également, elle vous permettra de vous orienter et de nous donner des informations sur les directions que vous empruntez."
Il lui tendit une fiole, de couleur bleu sombre, ainsi qu'une seconde, aux reflets orangés.
"La première pour vous requinquer maintenant, la seconde pour combattre la fatigue. Prenez de quoi vous nourrir et trouvez-vous un manteau imperméable. Mes hommes peuvent vous équiper. Venez me trouver quand vous êtes prêt."

Il le dévisagea un instant, incrédule, ne sachant comment interpréter ce radical changement d'avis. Était-ce une tentative pour le garder motivé, afin qu'il demeure efficace et donc utile ? Dans ce cas, l'essai ne manquait pas d'habileté... mais était voué à l'échec.
-Très bien, dit-il en acceptant les fioles. Toutefois, comme je l'ai dit précédemment, je peux invoquer un coursier fantôme pour autrui et accomplir une autre tâche que vous jugerez mieeux adaptée pour moi. Vous avez ma parole : je respecterai vos ordres.
Au moins ne disait-il que la pure vérité...

"Vous avez davantage l'habitude de ces canassons magiques que n'importe qui d'autre. Vous connaissez leurs capacités et leurs faiblesses. De plus, si vous vous arrêtez sur place et que vous devez revenir : vous seul pouvez invoquer un nouvel animal. Non, à moins que vous n'ayez une idée précise de la manière dont vous puissiez nous être plus utile, je pense que c'est la meilleure chose à faire. Je n'avais pas songé aux cailloux bleus, d'où ma réticence initiale, mais avec leur appui, vous pourrez vous servir des informations que nous allons soutirer à ceux-ci."
Il désigna les prisonniers d'un mouvement de tête et un instant, son expression s'altéra, révélant un trouble un peu incongru. Mais Longuehune redevint impassible la seconde suivante.
"Le temps presse. Faites vos préparatifs."

Il acquiesça.
-Bien, capitaine.
Et d'établir mentalement son programme, ce qui avait l'avantage de le détourner de ses noires pensées. D'abord récupérer de la nourriture, un manteau imperméable et, éventuellement, des vêtements secs. Ensuite, retourner voir Longuehune pour recevoir la boussole et les messages destinés aux bateaux, si l'officier préférait les coucher sur le papier. Et enfin convoquer le coursier, après avoir avalé le contenu de la première potion. L'ensemble en un minimum de temps. Il n'allait pas s'ennuyer.
Et c'était tant mieux.

Personne ne s'interposa : tout le monde semblait avoir fort à faire, à l'exception de Guéric qui somnolait sur une chaise, encapuchonné dans une couverture. Seskan, Constance et Kerun rejoignirent le capitaine Longuehune auprès des prisonniers, les deux agents survivants montèrent vers les étages, peut-être pour se reposer, et le lieutenant Dessaules ressortit vers la lande. De nouveaux soldats arrivaient régulièrement, sans plus de pirates, se réchauffaient un instant, prenaient le bol d'une soupe roborative qu'un cuistot de bord avait mitonné dans le grand âtre de l'auberge, puis repartaient. Taliesin n'était pas en état réel de le percevoir, mais les lieux retrouvaient déjà un semblant de lumière, une certaine sérénité, en dépit du désordre et des odeurs qui trahissaient leur usage des derniers jours.
Le barde fut rapidement paré. Un intendant lui trouva un manteau à sa taille, on lui bourra une gibecière de vivres et il dénicha des vêtements propres parmi ceux emportés par les Luméniens. Ironie du sort, ils arboraient l'emblème de la ville qui venait de le condamner.
Il retourna ensuite voir Longuehune, lequel s'était isolé, avec Seskan, Kerun et un de ses officiers, dans la petite salle adjacente à la salle à manger, là où autrefois les Mersantais avaient organisé leur premier conseil de guerre. Constance avait été refoulée à l'extérieur et elle fulminait. Elle devina cependant à l'expression de l'elfe qu'il n'entendait pas écouter ses doléances et elle ne l'interpela pas lorsqu'il frappa à la porte. Longuehune sortit peu après et entraîna Taliesin à l'écart.
"Je voulais vous dire que les capitaines des autres navires ne sont pas au courant de... ce que vous savez. Ils n'ont donc aucune raison de se montrer hostiles ou méfiants à votre égard. Ils ne vous connaissent cependant pas, d'où ces courriers. Je vous souhaite bonne chance et vous enjoins de mesurer les risques que vous prenez. Appelez-moi dès que vous serez à bord de la Lumineuse. Ils sont avertis de votre arrivée prochaine."

L'elfe manqua se fendre d'une remarque cynique du type "Ne vous inquiétez pas, vous pourrez me ramener vivant à Luménis pour m'y condamner". Mais il s'abstint finalement : à quoi cela aurait-il servi ?
-Je vous l'ai dit, capitaine : je respecterai scrupuleusement vos ordres. répondit-il simplement.
Un salut poli et il s'éloignait. Parvenu au seuil de l'auberge, il fit une brève halte pour boire la première des deux potions qu'on lui avait remises. Puis il franchit le seuil et se dirigea vers la place. Une fois sur place, il procéderait à sa longue incantation - elle durerait une dizaine de minutes - puis s'élancerait vers la Lumineuse.

Le coursier surgit du néant comme à son habitude, noir aux yeux de braise, sa longue queue grise chassée par le vent. Il aurait pu paraître presque ordinaire, peut-être un peu menaçant, si ses sabots n'avaient été de brume. Harnaché, il s'ébroua sous la pluie à la manière d'un cheval quelconque. Il s'élança ensuite, chargé de son cavalier, sur l'eau redevenue tranquille. C'était une première pour l'elfe : s'il avait l'habitude des cavalcades éthérées fournies par la créature, il ne l'avait chevauché sur ce type de terrain. Peut-être cela lui rappela-t-il un autre galop, à Luménis, des lustres plus tôt, lorsque le Monstre avait surgi avec ses troupes, en pleine révolution...

La pluie n'était plus qu'un crachin : avec la disparition de la Citronnelle, les nuages avaient repris une couleur moins menaçante. Taliesin et sa monture contournèrent l'île à une vitesse fulgurante qui amena les larmes aux yeux du barde. Quelques secondes plus tard seulement, il était au pied de la Lumineuse.

L'elfe remit sa monture au pas. Malgré son humeur sombre, il devait avouer que cette expérience l'avait sensiblement grisé. En galopant ainsi sur les flots, à une vitesse stupéfiante, on ne pouvait s'empêcher d'éprouver un vertigineux sentiment de liberté...
Toutefois, il revint vite à la réalité : il avait son programme bien en tête et savait ce qui l'attendait une fois terminé l'épisode de Mersant. La liberté ne serait alors plus qu'un lointain souvenir... Il se demandait cependant pourquoi il n'avait pas songé à quitter l'île de cette manière, après l'arrivée des pirates. Parce qu'il y avait des guetteurs, bien sûr. Parce qu'il ne voulait pas abandonner ses compagnons, évidemment. Mais surtout... Parce qu'il ne savait pas que cette monture était capable de cavaler sur l'eau. Il l'avait ignoré jusqu'à... Jusqu'à ce rêve étrange. Ensuite, il l'avait su, par quelque miracle. Comme il avait su pouvoir lancer des sortilèges de domination. Lathandre l'aurait-il rendu plus puissant ? C'était possible et fort ironique : le dieu de l'aube lui aurait ainsi offert l'opportunité d'accomplir d'ultimes exploits avant que ne tombe le rideau.
Mais était-il obligé d'accepter cette conclusion sinistre quoique justifiée ? Avec le coursier fantôme, rien ne l'empêchait de filer tout droit vers la Salicorne, d'y récupérer Victor et de rallier Dorrandin, où ils seraient hors d'atteinte des Luméniens. Alors, pourquoi hésiter ?
Il secoua la tête, se fendit d'un sourire triste.
Ce ne serait pas une bonne solution pour le gamin : il méritait une vie heureuse sur sa terre natale, aux côtés de ses amis, et non une existence vagabonde avec un sinistre criminel en fuite. De plus, un acte d'une telle lâcheté le couvrirait de honte, le rendrait indigne de la confiance que lui avaient accordée tant l'enfant que Galathée. Non, à tout prendre, il préférait affronter sa légitime punition avec dignité plutôt que de s'y soustraire de la plus déshonorante des manières.
Cette décision lui en coûta et provoqua en lui une nouvelle vague de découragement. Malgré tout, il en éprouva aussi une sorte de fierté car, quoi qu'on puisse penser de lui, il n'était plus l'être méprisable qui avait, un temps, terrorisé la cité de Lathandre...
S'arrachant à ses pensées, il reporta son attention sur la Lumineuse. On l'attendait, avait dit Longuehune. Et bien soit : plus vite il aurait accompli cette étape, plus vite il pourrait se charger des autres. Puis rentrer sur Mersant, où les tentations d'évasion se feraient moins fortes. Car si elles avaient pour l'heure disparu, il se doutait qu'elles reviendraient. Avec plus de force encore que précédemment, sans doute...

La Lumineuse était une caraque de belle taille. Sa proue représentait une jeune femme drapée dans une toge, une auréole ensoleillée derrière ses cheveux longs. Ce n'était sûrement pas le plus imposant des navires de la flotte luménienne, mais elle avait fière allure, trois mâts, près de cent-vingt pieds, et une coque rutilante que l'on devinait astiquée avec un soin proche de l'obsession. Ses voiles étaient repliées et un oriflamme portant les armoiries luméniennes claquait dans le vent depuis le sommet du mât central. Un second drapeau coiffait le troisième mât, espadon blanc sur fond bleu sombre, sans doute le blason du capitaine.
Taliesin fut rapidement repéré et on lui jeta une échelle : le cheval, quant à lui, devrait rester sur mer.
Le barde gagna le bord du navire, où ne se trouvaient plus que des inconnus. Le maître d'équipage, un homme d'un certain âge encore énergique, lui remit le caillou bleu sans discuter, mais en lui rappelant que Longuehune voudrait avoir de ses nouvelles au plus tôt.

Aucun doute à avoir : ici, on savait parfaitement qui il était, et on aurait préféré le voir enchaîné à fond de cale que vagabondant en mer sur son destrier magique. Mais que l'on prenne patience ! Les fers viendraient. Pour l'heure, toutefois, il avait des ordres à exécuter et le premier d'entre eux était de contacter Longuehune. Aussi, sans répondre au maître d'équipage, il se concentra sur la pierre. Lorsque la communication serait établie, il ferait son rapport, obtiendrait ses consignes et reprendrait sa chevauchée.

Le contact s'établit aisément mais le capitaine n'avait encore rien de particulier à apprendre à Taliesin. L'ensorceleur drow comme le second du Squale ne lâchaient rien et les autres officiers étaient apparemment tombés des nues quand on leur avait rapporté l'apparition du monstre. Tous étaient issus du dernier bateau pirate resté au port, le Havre Crapules, qui n'avait rejoint les troupes du Squale que quelques mois plus tôt. Chose curieuse, ils semblaient presque soulagés d'avoir été arrêtés.
En arrière-fond, Taliesin entendit quelqu'un hurler à la mort.
Longuehune lui souhaita bonne route et bonne chance.

Taliesin le salua poliment puis rangea le caillou en lieu sûr. Il se demandait ce que pouvait signifier le cri déchirant qu'il avait entendu. S'il n'avait pas eu affaire à des Hélonniens, il aurait penché sans hésitation pour un prisonnier soumis à la torture. Mais en l'occurrence... Un blessé que l'on soignait, peut-être ? Il n'en savait rien et, de toute façon, n'avait guère l'esprit à s'interroger sur semblables sujets.
Après avoir fait ses adieux - courtois - au maître d'équipage, il redescendit l'échelle. Bientôt, il lançait à nouveau sa monture au grand galop, en direction de l'endroit où devait voguer le Fier Espadon.
S'il était toujours à flot, bien sûr.

Cette fois, emporté par sa monture fantastique, le barde faillit manquer son objectif. En effet, le Fier Espadon, s'il ne croisait pas loin de l'île, avait considérablement dévié de sa trajectoire prévue, et la vitesse du coursier faillit le faire doubler le navire qui n'était plus qu'une vague silhouette à l'horizon. Il dut donc adapter sa trajectoire pour rejoindre l'imposante nef, un peu plus grosse et non moins belle que la Lumineuse. Elle paraissait indemne. Il y avait cependant beaucoup d'agitation sur le pont et Taliesin dut donner de la voix avant qu'on le repère et qu'on lui lance, avec un peu d'hésitation, une échelle de corde pour qu'il puisse monter à bord.

Taliesin marqua une brève pause avant de s'engager sur l'échelle. Que signifiait cette agitation, alors qu'il n'y avait aucune menace à l'horizon ? Quelque chose ne clochait-il pas ? Il réfléchit un instant puis soupira. La Citronnelle n'avait pas quitté le port depuis des heures : son équipage n'aurait par conséquent pas eu le temps d'aborder le Fier Espadon, d'en prendre le contrôle puis de faire disparaître son propre bâtiment...
Il grimpa donc. Quand il aurait pris pied sur le pont, il se présenterait brièvement, transmettrait la lettre qu'on lui avait remise au capitaine puis contacterait Longuehune par l'entremise du caillou. Il serait heureux d'apprendre que la catastrophe redoutée n'avait pas eu lieu.

Le capitaine du Fier Espadon était un Antélucien d'une cinquantaine d'années, le cheveu noir coupé court et la moustache fournie. Il portait un uniforme noir marqué d'un dauphin jaune, miroir des armoiries de la cité. Il avait aussi un accent plus rugueux que ses confrères luméniens et une allure un rien plus flamboyante. Il lut la lettre de Longuehune, la remit à son second et s'excusa du capharnaüm sur le pont d'un haussement désolé d'épaules.
"Nous avons vu filer ce navire infernal il y a moins d'une heure. Il voguait à une vitesse peu commune, nous avons voulu l'intercepter... Même si c'est un sacré bateau, mais nous avons des balistes, deux ensorceleurs à bord, il y avait moyen de faire quelque chose... Et puis nous avons vu la chose... Le kraken ! Non, nous avons préféré rester en arrière. Seule une engeance démoniaque peut commander à de telles créatures. Ce n'est pas avec un rafiot de bois que nous aurions pu intervenir. Bien sûr, c'était peut-être une illusion, mais comment nous en assurer ? Nous avons armé les balistes et nous nous sommes tenus prêts... mais ils n'ont pas changé de cap. Ils sont passés droit devant, comme ça, vers l'est..."

-Vous avez bien fait de rester à distance, car ce n'était pas une illusion. L'équipage de la Citronnelle, le navire amiral du Squale, a procédé à une étrange cérémonie. Elle a attiré des requins... et ce monstre. Il a réduit en miettes le bateau avec lequel les pirates avaient bloqué l'entré du port, permettant ainsi à l'autre bâtiment de s'enfuir. Désormais, il l'escorte, pour le protéger...
Il récupéra le caillou.
-C'est un objet magique grâce auquel je peux contacter le capitaine Longuehune, qui en possède un similaire, expliqua-t-il. Vous pourrez ainsi lui expliquer de vive voix ce que vous avez vu.
Et de se concentrer sur la petite pierre d'allure si insignifiante.

Le contact s'établit presque aussitôt et la voix —peut-être un peu lasse— de Longuehune leur répondit.
"Enfin une bonne nouvelle, dit-il en préambule. Votre navire est toujours vaillant, Foulques ?
— Toujours, Théophraste. Mais nous avons vu passer la chose...
— C'est une créature d'Umberlie, de ça, nous sommes plus ou moins sûrs, désormais. Nous allons laisser une partie des hommes de la Lumineuse sur Mersant, et appareiller pour vous rejoindre. J'hésite à armer le navire pirate qui nous reste mais si la Citronnelle fait demi-tour, nous devons pouvoir faire face à leur débarquement. Nous avons estimé qu'ils étaient environ 80 à 100 à bord. Malheureusement, nous ne pourrons pas faire parler le second : il n'est pas maître des informations qu'il peut nous fournir. Par contre, il devrait pouvoir nous guider jusqu'au Squale.
— Alors vous avez l'intention de partir en chasse ?
— Sa flotte est réduite à un seul navire, Foulques. C'est une opportunité que nous ne pouvons pas manquer. Même si nous subissons des pertes... Si nous la laissons filer, elle reconstruira rapidement une nouvelle flotte : elle dispose de moyens surnaturels pour s'en assurer. Non. Nous devons mettre toutes les chances de notre côté, mais nous devons la mettre hors d'état de nuire."
Le capitaine du Fier Espadon soupira.
"Je comprends."

Longuehune avait raison : il fallait éliminer cette menace tant qu'ils en avaient l'opportunité, tant qu'elle était affaiblie. Mais être en accord avec son geôlier n'empêchait pas Taliesin de songer avant tout aux conséquences personnelles qu'entraînerait pour lui une telle opération : on allait l'y embarquer de force, pour qu'il se montre utile.
Bah, ça ou autre chose...
-Mes consignes sont-elles toujours de rallier la Salicorne, capitaine ? finit par demander le barde.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant