La Couronne de Cuivre

Le Sunite entra, visiblement embarrassé.
-Je suis désolé de vous déranger mais j'ai un message de la part d'Albérich.
S'ensuivit un court silence. Peut-être cherchait-il ses mots.
-Il m'a demandé de vous dire qu'il allait bien mais qu'il avait besoin de rester seul. Il aimerait donc que vous ne l'attendiez pas et que vous ne le cherchiez pas.

Thibault ne s'était pas trompé : le visage d'Hubert refléta son incrédulité.
" Quoi ? Pourquoi ? Est-ce qu'il vous a dit... Qu'est-ce qui s'est passé ?"
Albérich était troublé, peut-être démoralisé, le paladin ne l'ignorait pas, mais il n'aimait pas du tout l'idée qu'il s'isole. Cela ne lui avait jamais réussi.

-Je lui avais bien dit que ce message risquait de ne pas vous satisfaire, soupira le Sunite. Malheureusement, je crains de ne pouvoir vous en dire davantage : je sais qu'il préférera vous en parler lui-même.
Il esquissa un sourire.
-Je crois néanmoins pouvoir vous assurer qu'il n'y a pas à être inquiet. Au contraire.

Hubert sentit une bouffée de jalousie l'envahir. Le Sunite en savait davantage et n'allait rien lui dire. Il demeura cependant de marbre. Il devait faire confiance à Thibault et à travers lui, à Albérich, même si cela lui en coûtait.
" Est-ce qu'il vous a dit... quand il comptait revenir ?"

-Il a simplement dit qu'il voulait rester suel toute la nuit. Je pense donc que vous le verrez au moment de l'aube...
Thibault soupira.
-Je suis vraiment désolé de devoir m'en tenir à ce seul message, Hubert. Je sais qu'à votre place, je serais mécontent et... inquiet. Néanmoins, je le répète, il ne faut pas vous en faire.

Il n'était pas étonnant qu'un clerc de Sunie soit capable de deviner son état d'esprit. Hubert se sentit néanmoins embarrassé d'être si transparent. Mais la nouvelle de l'absence d'Albérich jusqu'à l'aube était pour le moins difficile à avaler.
" Vous êtes... certain qu'il va bien ? Je sais que vous vous connaissez de longue date mais... La solitude ne lui a pas trop réussi, ces derniers temps... Je pourrais peut-être juste... aller vérifier. Sans qu'il le sache forcément..."
Il se souvenait de cette nuit, à peine un mois plus tôt, lorsque le Luménien s'était réfugié au Temple de Lathandre en pensant que personne n'en savait rien...

Thibault eut une moue pensive.
-Je ne puis évidemment pas vous dicter votre conduite, fit-il, hésitant. Je puis juste vous faire part de son besoin d'être seul cette nuit et vous assurer que vous pourrez le voir demain matin et qu'il vous expliquera tout.
Sourire encourageant.
-Ayez foi en lui, Hubert. Faites-lui confiance. Il vous en saura gré.

" Vous avez raison. Mais ce n'est malheureusement pas ça qui m'aidera à dormir." dit-il avec une moue contrite, avant de se tourner vers les cartes étalées.
Il s'éclaircit la gorge. Malgré les paroles rassurantes de Thibault, il n'arrivait pas à croire que ce besoin d'isolement soit une bonne chose. A moins qu'il ne soit vexé, simplement, que le Luménien préfère la solitude à son épaule. Quoi qu'il en soit, il devait respecter le désir de son ami, c'était sûr.
" Tant que vous êtes là... Je pense que nous allons relancer des explorations à l'extérieur du palais dès demain... Vous avez rempli votre mission à la bibliothèque avec brio, et vous êtes un de nos atouts les plus expérimentés... Seriez-vous d'accord pour rempiler ?"

-Bien sûr, répondit-il sans l'ombre d'une hésitation.
Son expression se fit plus détendue, signe que le changement de sujet le soulageait.
-Mon seul et unique objectif est de me rendre utile. Par conséquent, j'irai là où vous et Albérich estimerez que je peux l'être le plus. Si vous pensez que c'est au sein d'une expédition, alors j'en serai.

" Certes mais vous êtes aussi le meilleur juge de vos capacités... N'hésitez pas à attirer notre attention sur certains de vos talents si vous pensez que nous les négligeons. Je ne vous connais pas assez bien pour savoir à quel endroit vous brillerez le mieux."
Il regarda à nouveau la table.
" Je tenais aussi à vous présenter mes condoléances, pour la perte de vos deux co-réligionnaires. Ils se sont comportés honorablement jusqu'à la dernière seconde mais... J'aurais voulu qu'ils puissent s'échapper avec nous."

-Merci, répondit Thibault, très sérieux. J'aurais aussi aimé qu'ils le puissent, même si je ne suis pas convaincu qu'ils se seraient repliés s'ils en avaient eu l'opportunité : Roland et Renaud sont de sacrées têtes de mules quand ils s'y mettent.
Il grimaça légèrement.
-Désolé, je parle d'eux au présent parce que je compte bien... essayer de les ramener. Ce genre de pratique est courante dans notre Église mais je sais qu'il en va différemment dans la vôtre.

Hubert eut un sourire.
" Vous avez raison d'en parler au présent. Et j'espère de tout coeur que vous réussirez."
Il lui refit face.
" De surcroît, si l'Eglise lathandrite tient énormément au respect des cycles naturels... Elle est aussi partisane de relever ceux dont la mission n'est pas terminée. Et celle d'un paladin l'est rarement... Surtout à l'âge qu'avaient... et qu'auront à nouveau Roland et Renaud."

-C'est bon à savoir, murmura le Sunite, comme pour lui-même.
Un sourire s'épanouit sur ses lèvres.
-Pensez-vous qu'en partant de ce principe, on pourra convaincre Albérich que les membres de la Communauté qui sont tombés au cours de ce drame n'ont pas terminé leur mission, et donc qu'il est possible de les ramener sans que cela soit une infraction au dogme lathandrite ?

Hubert eut une grimace.
" Je ne suis pas certain que... notre foi nous permette d'aller jusque là. Mais je peux me tromper... La situation est extrême et... Je ne saurais en juger. Vous le connaissez mieux que moi... religieusement, notamment."
Il soupira.
" Mais tout ceci est prématuré... Actuellement, il faut que nous nous accordions pour parvenir à la situation où cette question redeviendra d'actualité."

-Bien sûr. En même temps, garder cette possibilité à l'esprit pourrait soutenir notre moral...
Il grimaça.
-Et nous inciter à des imprudences, aussi. Vous avez raison, il vaut mieux remettre cette question à plus tard. Ou ne l'aborder qu'avec ceux que la perte d'un proche aurait par trop abattus.

" Oui."
Il soupira.
" Bon. Je pense que je n'irai pas plus loin aujourd'hui. Merci de m'avoir prévenu, pour Albérich. Je vais essayer de remettre la main sur mes écuyers, puis j'irai me coucher."
Un peu d'infusion ne lui ferait pas de mal. Mais il avait surtout envie de bavarder avec une âme amicale. Comme Giovanni. En même temps, il ne voulait pas ravir le barde à son comparse sunite juste parce qu'Albérich avait des envies de solitude qui le déstabilisaient. Edgar pourrait faire un interlocuteur valable, lui aussi. Il songea alors à son plateau d'Hermines, ce vieux souvenir luménien, qui l'avait toujours soutenu dans ses moments d'oisiveté. Une raison supplémentaire — futile — de reprendre cette fichue forteresse...

Thibault acquiesça.
-Très bien. Bonne nuit, Hubert. Et... Essayez de ne pas trop vous inquiéter, dit-il avant de éclipser.
Lorsque le paladin regagna ce qui leur tenait lieu de salle commune, il vit ses accuyers assis, en train de vérifier leur liste. A côté d'eux, Giovanni parlait toujours à ses apprentis, lesquels semblaient tout sauf fatigués.

Hubert rejoignit d'abord ses écuyers, avec l'intention de compulser une première fois leur liste à la recherche d'éventuels candidats pour l'exploration du lendemain. Il espérait qu'il y aurait des adultes, car il ne voulait pas envoyer d'enfants à l'extérieur. Dans un second temps, il faudrait qu'il se trouve une infusion corsée et prier pour que cela suffise...

Ses écuyers avaient dû deviner quel était son objectif car leur liste ne comprenait pour aucun enfant. Y figuraient en revanche Gaspard et son écuyer, Edgar, Erwan, deux gardes et un éclaireur, ainsi qu'une demi-douzaine d'autres personnes dont les noms ne lui disaient rien.
Il terminait sa lecture lorsque la distribution de valériane commença, distribution à laquelle participait Thibault. Cependant, comme ils s'étaient séparés seulement quelques minutes plus tôt, il ne pouvait en être à l'origine. Sans doute Clovis avait-il prit l'initiative.

Hubert prit un bol d'infusion, mais il n'eut pas l'impression que ce serait suffisant pour lui calmer les nerfs. Plus d'un l'obligerait à se relever pendant la nuit et de toute façon, il ne voulait pas s'abrutir : il fallait qu'il soit capable d'agir en cas d'alerte. Après avoir remercié les enfants et leur avoir conseillé de ne pas tarder à dormir, il se mit à errer dans la pièce et le couloir proche, sans bien savoir quoi faire de lui-même. Il avait envie de se mettre en quête d'Albérich tout en sachant que ce dernier serait déçu s'il succombait. Mais si son isolement était en fait un test, un appel à l'aide, qu'il était supposé décoder ? Non, il fallait se fier à Thibault. Mais celui-ci n'avait-il pas intérêt à gripper leur relation ?
Non, il se faisait paranoïaque, c'était la nuit, simplement.
Il fallait qu'il prenne son mal en patience, la fatigue finirait bien par le rattraper... Ou peut-être pas.

La salle se faisait de plus en plus silencieuse.
Des bavardages subsistaient mais ils étaient plus murmurés que jamais : la plupart des colons s'étaient étendus pour dormir.
Il en était à son troisième tour des lieux lorsque Giovanni le rejoignit.
-Soit tu as peur qu'il y ait ici un traître prêt à nous égorger quand nous serons tous endormi soit quelque chose te préoccupe énormément... souffla-t-il.

Hubert sourit.
" Je suis préoccupé, oui. Albérich a décidé de passer la nuit... ailleurs. Thibault dit que je ne dois pas m'inquiéter, mais il ne veut pas m'en dire plus."
Il haussa les épaules.
" Alors voilà. Je ne suis pas certain que je vais savoir dormir. Je vais peut-être m'installer dans un fauteuil, dans une pièce voisine, histoire de ne déranger personne... Misère, il n'a même pas emporté de couverture... Qu'est-ce qu'il fiche ? Bref. Tu n'as pas un morceau de musique qui endort les gens ? Les bardes font ça sur le champ de bataille, non ?"

-Heu... Sur le champ de bataille, les bardes de guerre essaient de galvaniser leurs alliés et d'effrayer ou de démoraliser leurs ennemis. Mais les endormir... En grand nombre en tout cas...
Il haussa les épaules et jeta un regard derrière lui, en direction de l'endroit où ils étaient tous ordinairement installés.
-Écoute, j'ai en réserve un ou deux sorts de... berceuse. J'escomptais m'en servir pour me débarrasser de deux... monstrueuses créatures apparemment insensibles à la fatigue. Néanmoins, comme on a besoin de toi au mieux de ta forme, un besoin criant... Je suis prêt à souffrir toute la nuit si ça peut te permettre de te reposer. Je ne garantis pas que ça marchera, cependant : le sortilège n'assoupit que temporairement et c'est seulement si on est épuisé qui'l peut facliler un véritable endormissement.

" Je suis rarement épuisé, malheureusement, et certainement pas ce soir... Vu mon taux de nervosité, ça risque de ne pas marcher... Mais merci quand même."
Il eut un sourire contraint.
" Ils ont l'air de constituer un auditoire passionné, pourtant, tes deux... jeunes admirateurs..."

-technique de fascination bardique : je capte leur attention puis je parle. Et tant que je continue à parler, eux demeure cois et immobiles.
Il sourit.
-En fait, ils ont une curiosité dévorante... Alors plutôt que de prendre l'initiative, je les laisse me poser une question et ensuite... j'y répond. Les instituteurs me diraient que ça ne vaut pas un programme préparé, structuré mais... Je ne suis pas instituteur. Et vu comme ils écoutent, vu comme tes écuyers tendent l'oreille aussi, je me dis que ça ne doit pas être totalement inintéressant. Ou alors que ça l'est tellement que ça en eevient pour eux fascinant.
Son sourire fut remplacé par une moue dubitative.
-Mais pour en revenir à des sujets plus sérieux... Hubert, tu es sans doute extraordinairement endurant, tu as même, j'imagine, des moyens de gommer magiquement la fatigue mais... rien ne remplace une vraie nuit de sommeil. Or, je ne plaisantais pas quand je disais que nous avions besoin que tu sois au mieux de ta forme... Du coup, que dirais-tu si nous bavardions ? De ce qui te préoccupe ou de tout autre chose, car cela pourrait aussi, peut-être, te changer les idées...

Hubert sourit.
" Dommage que nous n'avons pas remonté un peu de ces vieux alcools de la cave... J'aurais bien pris un verre. Mais allons dans la cuisine, si tu veux... Il y a un âtre, sûrement l'une ou l'autre chaise..."
Il soupira.
" Ah... Mais je ne veux pas t'empêcher de dormir, toi, et puis si nous parlons... Nous ne nous reposerons pas davantage."
Il avait pourtant pris la direction de la cuisine. Il avait envie de compagnie, oui, et le barde l'avait proposé. Ils n'étaient pas obligés de la faire longue.

La cuisine était soigneusement rangée et... complètement déserte.
On avait laissé allumé le feu magique et ses flammes diffusaient alentour une douce chaleur.
-C'est vrai que boire un verre au coin de l'âtre est très tentant... souffla Giovanni.
Il eut un sourire espiègle.
-Mais qu'est-ce qui nous empêche de descendre dans les caves pour nous remplir un pichet de vin ? Tu es l'un de nos chefs, après tout : si tu m'en donnes l'ordre, je n'aurais d'autre choix que d'obéir...

" Je crains qu'un clerc nous soit nécessaire pour transformer le vinaigre en nectar... Ce n'est pas vraiment le genre de choses avec lequel on peut prendre des risques. Même si je suis immunisé à la maladie, tout bien considéré..."
Il haussa les épaules.
" Nous y penserons pour la prochaine fois."
Il attrapa une chaise.
" Qu'est-ce que tu racontais aux enfants ? Alban et Ruth semblaient eux aussi intéressés..."

-Et pour cause : ils ont contribué au choix du sujet... Il y a eu un vote en bonne et due forme au sein du quatuor. Un vote à deux tours, même. Comme quoi, les principes démocratiques sont bien intégrés par la jeune génération...
Il regarda autour de lui, avisa deux coupes et s'en fut les remplir d'eau.
-Mais donc, le thème de ma dissertation était "Antelucas, fiction et réalité".

Hubert sourit.
" Ils sont déjà intéressés par la cité des plaisirs à leur âge ? Misère... Moi qui pensais que je ferais un paladin d'au moins un des deux... C'est mal parti. Enfin... A leur âge, j'imagine que toute cette extravagance doit fasciner... Surtout quand on a eu une enfance un peu grise, dans un coin reculé ou difficile. Tu dois leur apparaître comme un être fantastique, issu d'un univers autrefois intouchable."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue