La Couronne de Cuivre

Le Squale avait écouté le barde sans rien dire, sans se départir de son expression à la fois glaciale et vaguement amusée. Une fois, au cours de son discours, elle fit un geste du doigt à l'intention de l'un de ses hommes, et quelques secondes plus tard, deux verres furent apportés sur la table puis remplis d'un liquide ambré à l'odeur forte.
"Je serais curieuse de savoir qui sont ces deux personnes qui vous tiennent tant à coeur, dit-elle pour commencer, une lueur de curiosité dans le regard. Je n'ai pas l'intention de garder cette piétaille vivante. Même dominés, les marins capturés font rarement de bons pirates. Ils détestent mourir."
Elle haussa les épaules.
"Je vais être franche avec vous, Monstre, Prophète, Menteur, quel que soit le nom dont vous aimez vous affubler. Vos talents sont certes appréciables, mais je n'en ai pas besoin dans l'immédiat. Ce dont j'ai besoin, ce sont des informations. Quelles sont les intentions de Longuehune ? Où sont-ils ? Ont-ils l'intention d'attaquer ? Si oui, quelles sont les forces à leur disposition ? Si vous avez les réponses à ces questions, nous pouvons négocier. Si vous ne les avez pas, allez les chercher et ramenez-les moi."

Courtois, Taliesin attendit que la jeune femme ait bu pour toucher à son propre verre.
-Je me doutais que vous pourriez souhaiter des informations. J'en ai glané un certain nombre, ce qui ne m'a guère été difficile : les Hélonniens voulaient que je les aide bien gentiment à vous combattre sur Mersant avant de me ramener chez eux comme prisonnier. Ils m'ont donc laissé une certaine marge de manœuvre, ce qui m'a permis de me faire la belle et, auparavant, de me renseigner, notamment par l'entremise de quelques alliés. Je connais donc le nom de leur navires et ceux de leurs capitaines ou, au moins, leur apparence. Je peux également vous fournir des estimations concernant la force et la composition de leurs troupes. Enfin, je crois avoir une assez bonne idée de ce qu'ils entendent faire.
Il fit mine de réfléchir.
-Si cela ne vous paraît pas suffisant, je pourrais essayer de m'infiltrer parmi eux. Je ne suis guère doué pour la discrétion, mais certains sortilèges peuvent palier à ce défaut. Cependant, je vous avoue que cette perspective n'est pas la plus motivante qui soit : je suis las des culs de basse fosse et à tout prendre, je préférerais passer l'arme à gauche durant une bonne bataille ou un bel abordage !
Il s'autorisa un sourire, comme si ces dernières perspectives l'amusaient, puis redevint sérieux.
-Quant aux personnes que je souhaite retrouver, il s'agit de deux gamins, les seuls qui se trouvaient sur la Salicorne, à ma connaissance. Ce sont... mes apprentis, dirons-nous.

Le visage de Squale refléta un étonnement d'apparence non feint.
"Des enfants ? Sur la Salicorne ? En voilà une nouvelle intéressante..."
Son sourire s'élargit.
"Nous n'avons trouvé aucun enfant sur ce navire. Mais nous avons probablement mal cherché."
Son regard passa par-dessus l'épaule du barde pour se poser sur un de ses gardes.
"Préviens Géris qu'il y a encore du monde à bord de la frégate. Qu'on les trouve. Faites parler le capitaine."
Sa voix s'était faite tranchante et, curieusement, beaucoup plus grave. Ses yeux bleu glacier revinrent sur l'elfe, son sourire se fit mauvais.
"Vous allez me livrer les informations dont vous disposez et je verrai, pour ces enfants. Cela fait bien bien longtemps que je n'en ai plus eu à disposition. Je pourrais avoir envie de m'amuser."

Si jouer la comédie sur le pont lui avait paru difficile, continuer à présent manqua dépasser ses forces. En cherchant à éviter une catastrophe, il en avait provoquée une plus grande encore, une dont pâtirait justement ceux qu'il cherchait à protéger. Il y avait eu des indices, pourtant - le groupe de marins sur le pont, la piétaille évoquée par la jeune femme - mais, prisonnier de son plan prémédité, il n'avait su les interpréter. Les Luméniens avaient décidément bien raison de vouloir l'envoyer en prison : là, au moins, il ne pourrait plus prendre de désastreuses initiatives, ne pourrait plus, à cause de son incompétence crasse, faire de mal à ceux qu'il souhaitait aider... Encore fallait-il que ces derniers survivent ce qui, les dieux en soient témoins, était bien mal engagé. Il n'avait donc pas le droit de se laisser aller : il devait faire son possible pour limiter les dégâts qu'il venait de causer. Tout en sachant qu'il risquait à chaque instant de les aggraver...Il n'était bon qu'à cela, après tout...
Plus déprimé que jamais, s'adressant mentalement des reproches si virulents qu'ils confinaient à la haine pure, le barde dut néanmoins conserver une attitude décontractée et satisfaire aux exigences du Squale. Il commença par parler des bateaux, de leurs commandants et de leurs équipages, ainsi que des troupes embarquées : il le fit assez fidèlement, quoiqu'en minimisant quelque peu le nombre des hommes, l'armement disponible... On ne pourrait pas lui en vouloir si la chose finissait par être découverte, puisqu'il avait parlé d'estimations et non de chiffres précis. Il alla même jusqu'à évoquer Kerun et son escouade, ajoutant néanmoins qu'elle avait été quasiment éradiquée lors du naufrage du Meurs Chiure.
Il passa ensuite aux intentions des Hélonniens.
-Longuehune était si furieux que vous lui ayez échappé qu'il va à coup sûr se lancer à vos trousses. Du moins en suis-je convaincu, et ce d'autant plus qu'il vous pense affaiblie par la perte de vos autres bâtiments. Toutefois, il ne va pas le faire immédiatement. Au préalable, il tentera de soutirer des informations à ses prisonniers : ça ne sera pas très concluant, puisque, prisonniers de leur fichue morale, les Luméniens ne sont guère efficaces en matière d'interrogatoires. Il essayera aussi de rallier certains de vos hommes à sa cause, en prenant appui sur l'exécution du Blanc et la rancune qu'elle a pu susciter : là encore, peu de chances de succès, s'il agit avec eux comme avec moi, s'il leur promet, pour toute récompense, un "procès équitable" dans sa cité. Enfin, il voudra retrouver la Salicorne, pour mettre les civils en lieu sûr, sous la protection de quelques dizaines de soldats. Quand il se rendra compte que vous l'avez devancé, sa prudence, déjà grande à cause du kraken, s'accroîtra encore : il songera aux otages dont vous disposez et qu'il rechignera à mettre en danger. Mais il s'efforcera malgré tout de vous traquer. Et de vous éliminer, s'il pense en avoir l'opportunité.
Il se tut. Il avait donné bien des détails, dressé un tableau approchant sensiblement la réalité. Comment aurait-il pu faire autrement ? C'était la seule solution pour que Squale ne le renvoie pas, pour qu'elle ne s'en prenne pas aux gamins. Du moins, si elle jugeait suffisant ce qu'il venait de lui offrir. Il l'espérait, comme il espérait pouvoir contacter Longuehune afin de l'informer de ce qu'il avait dit : ainsi le capitaine ne serait-il pas pris au dépourvu...
A ses espoirs se mêlaient des prières silencieuses qui, à chaque instant, occupaient une place croissante dans son esprit torturé. Il priait pour que Victor se laisse capturer docilement, pour que le clerc qui devait accompagner les civils en fasse de même. Sans lui, Jehan serait condamné...

Le Squale écouta les premières informations données par Taliesin avec attention puis son sourire revint lorsqu'il commença à décrire l'état d'esprit du Luménien. Elle ne dit cependant rien pendant quelques secondes, jaugeant l'expression du barde, toujours mutine.
"Qu'espérez-vous de la vie, désormais, Monstre ? Vous m'avez livré vos informations. Et je n'ai pas l'habitude de laisser vivre ceux qui m'ont vue. Vous avez parlé de vous ranger sous ma bannière."
Elle plissa les yeux.
"Avez-vous déjà navigué ? Ou commandé des hommes ? Je ne vous parle pas de la vermine que vous avez été extirper des égouts melandiens, bien sûr. Savez-vous plier le genou, exécuter un ordre ? Que reste-t-il du Monstre en vous ? Le beau parleur opportuniste de la fange melandienne ? Ou quelque chose de plus sombre ?"

Il s'efforça de choisir soigneusement ses mots. Ce ne fut pas évident, compte tenu des violentes émotions dont il était le jouet.
-Si j'ai souvent voyagé sur des navires, je n'en ai dirigé aucun. En revanche, j'ai fréquemment commandé à des hommes, oui, et je crois ne pas m'en être trop mal tiré. Par exemple, lorsque j'étais le Monstre, je n'officiais pas seul : j'avais constitué un groupe dévoué qui m'obéissait au doigt et à l’œil. J'avoue d'ailleurs en éprouver une certaine fierté : arriver à ce que des Luméniens torturent puis tuent des hommes, des femmes et des enfants, le tout de leur plein gré, ça n'est pas un mince exploit. Je garde donc d'excellents souvenirs de mes périodes de commandement. Pour autant, ployer le genou et exécuter les ordres ne m'a jamais posé problème : je l'ai fait à maintes reprises et je pense n'avoir déçu personne. A ce propos, si vous vous renseignez à mon sujet, vous découvrirez que, sur la longue liste des crimes qui me sont reprochés, ne figure pas celui de trahison. Quant à ce qui subsiste de celui dont le souvenir hante encore les rues de Luménis, au point qu'on en ait forgé un croque-mitaine dont on menace les enfants...
La mine songeuse, il fit doucement tourner la liqueur, dans son verre.
-Il en reste beaucoup plus qu'on en pourrait le croire. Certes, j'ai dû m'assagir ces derniers temps, pour éviter d'avoir constamment des soldats aux trousses. Mais si je n'y prête pas attention, si je relâche ma vigilance, il ne faut pas attendre longtemps avant que cette partie de moi remonte à la surface. Ceux qui m'ont vu combattre pourraient en témoigner.
Le pus horrible, ce qui amenait un goût de bile dans sa gorge, c'est que cette dernière tirade n'était pas exactement un mensonge.

Le Squale opina du chef.
" Nous verrons, dès lors. Je ne peux pas encore vous promettre de vous rendre vos apprentis... Mais nous aviserons lorsque mes hommes leur auront mis la main dessus."
Elle se leva.
" Je vais avoir besoin d'un nouveau second. Même si Longuehune décidait de prendre Valtameri à son bord, il sera mort avant de nous rejoindre. Dommage..."
Elle eut un sourire privé.
" J'aimais bien Aigéan. Voir son petit coeur luménien se soumettre chaque fois que je lui imposais mes lubies... Mmm... C'était quelque chose de délectable."
Elle soupira et haussa les épaules, faussement désolée.
" Vous, par contre, pourriez m'épauler avec davantage de conviction. Ce sera moins drôle de mon point de vue, mais j'ai fait suffisamment de prisonniers aujourd'hui, et vous pourriez être plus efficace. Mais je dois y réfléchir. Et vous voir à l'action."

Le barde s'était levé juste après elle. Lorsqu'elle eut fini de parler, il s'inclina.
-Je suis honoré que vous me jugiez digne d'être mis à l'épreuve. Je ferai mon possible pour ne pas vous décevoir.
Il avait envie de se retrouver seul, de pouvoir jeter bas le masque loin des regards indiscrets. Continuer à jouer la comédie devenait quasiment insupportable : il était rongé par l'angoisse, une angoisse de plus en plus dévorante qu'il peinait à dissimuler. Il avait peur pour les gamins. Pour lui, aussi. Allait-on l'obliger à mettre à mort des innocents, comme l'avait fait le chancelier Mornagest, à Melandis ? Cette seule pensée le terrifiait littéralement.

" Venez. Montons sur le pont. Peut-être allons-nous y trouver vos chers petits."
Elle l'invita à passer devant elle.
" Ensuite, vous pourrez me rendre un service. J'ai quelqu'un à punir et je manque d'imagination. J'imagine que le Monstre, lui, n'en manquait pas."
Un des hommes de Squale sortit devant eux et remonta le couloir. Taliesin le suivit, puis Squale, ensuite ses autres gardes. Ils regagnèrent l'extérieur où les pirates s'étaient remis à vaquer à leurs occupations. Les deux bateaux étaient toujours immobiles, l'un contre l'autre. Le maître d'équipage vint à la rencontre de la jeune femme, s'inclinant avec déférence.
" Vos ordres, ma dame ?
— Nous ne bougeons pas. Les Luméniens finiront bien par nous retrouver et nous devons nous préparer à les recevoir. Je verrai les officiers dans une heure."
Il acquiesça et s'éloigna. Squale entraîna ensuite Taliesin vers la Salicorne. Le groupe de marins qu'il avait vu plus tôt avait disparu, sans doute en cale. Plusieurs pirates en arpentaient le pont.
" Pas encore..."
Elle haussa les épaules.
" Nous allons changer de méthode d'interrogatoire."
Elle s'approcha de deux pirates qui lorgnaient l'eau par dessus le bastingage. Ils étaient surplombés par une poutre étroite, apparemment mobile, au bout de laquelle était fixée une poulie. Une corde y était passée et ils la tenaient nonchalamment, tout en y maintenant une certaine tension.
" Remontez-le."
Ils se mirent immédiatement en mouvement, hâlant ce qui s'était trouvé dans l'eau quelques secondes auparavant. Taliesin vit remonter le corps meurtri de l'homme qu'il avait vu plus tôt, suspendu par les poignets. C'était un jeune humain d'environ trente ans. A demi-noyé, il crachait une eau sanguinolente qui lui coulait sur le torse. Les deux pirates le soulevèrent jusqu'à ce qu'il passe aisément par dessus le plat-bord, puis le descendirent mais pas suffisamment pour qu'il puisse prendre appui sur le sol. De toute façon, il n'aurait sans doute pas pu se soutenir tant il paraissait épuisé. Il ne manquerait pas de s'asphyxier si la position devait se prolonger plus de quelques minutes. Squale lui saisit le menton pour le forcer à baisser les yeux et il n'offrit aucune résistance.
" Taliesin, je vous présente le capitaine Joachim Gwennran d'Antelucas. C'est une forte tête, mais puisque vous m'avez livré les informations que je cherchais, je n'en ai plus besoin."
Elle sortit une dague effilée qu'elle portait à la ceinture et lui ouvrit le ventre verticalement sur environ un pied. Elle ne plongea cependant pas la lame profondément en lui, se contenta de trancher la peau pour permettre à un flot de sang généreux de s'écouler sans qu'il n'en meure immédiatement. Il étouffa un cri, poussa un râle. Squale eut une grimace.
" Renvoyez-le. Mes bébés ont faim."
Les deux pirates agirent de concert, refirent passer le capitaine par dessus bord et relâchèrent la corde. Il y eut un grand bruit d'éclaboussures quand le corps heurta la surface de la mer, puis Taliesin vit les forbans tirer à nouveau, juste quelques instants : ils n'avaient pas l'intention de laisser à leur prisonnier la chance de se noyer.
La jeune femme se tourna vers un autre pirate, resté en retrait.
" Allez chercher le mélandien. Faites-le parler d'une manière ou d'une autre."
Elle revint enfin à Taliesin et lui adressa un sourire tranquille. Ses yeux, par contre, le jaugeaient, calculateurs.
" Je vais vous présenter ma requête, en attendant. Elle est en cale."

Plus que jamais, l'elfe regrettait de ne pouvoir imposer à son esprit l'impassibilité à laquelle il contraignait sa physionomie. Ce qu'il venait de voir lui avait amené le cœur au bord des lèvres ; ce qui allait se produire sous peu lui nouait les tripes. Si son impardonnable erreur avait offert au capitaine de la Salicorne un trépas plus rapide - mais non moins douloureux -, elle vaudrait à Philibert d'horribles souffrances et, la mort dans l'âme, il repensait à la manière dont il avait réconforté le sieur Durgold avant de le tuer : votre fils est en lieu sûr... De plus, l'horreur ne s'arrêterait pas là : il allait devoir martyriser un malheureux pour complaire à cette femme diabolique.
L'elfe était presque certain de savoir qui serait sa victime : il s'agirait soit de Ruyven, soit d'Orodreth.
Les dieux n'avaient pas fini de le punir. Oh non. Ils venaient juste de commencer.

La jeune femme entraîna à nouveau Taliesin vers le château arrière. Cette fois-ci, ils descendirent plus profondément dans le ventre du navire, toujours escortés par deux gardes karaturiens silencieux. Squale se déplaçait dans le dédale de coursives en habituée, indiquant au barde les endroits où il devait se baisser et ceux où il devait surveiller ses pas. Bien qu'elle ait une apparence strictement humaine, le capitaine de la Citronnelle semblait parfaitement capable de voir dans l'obscurité qui régnait autour d'eux. Elle s'arma cependant une lampe à huile lorsqu'ils arrivèrent à destination. Elle ouvrit une porte et entraîna Taliesin dans une petite pièce nue, sans doute un ancien débarras ou une cabine oubliée, qui servait pour l'heure de cachot. Un homme y était enchaîné, poings au dessus de la tête et chevilles au sol, des vêtements déchirés et maculés couvrant imparfaitement sa carcasse, et la tête recouverte d'un sac. Il bougea à leur entrée, signe qu'il était éveillé, tira sans effets sur ses liens et tressaillit.
" Voici mon prisonnier. Cette racaille a eu l'impudence d'essayer d'interrompre un sacrifice en l'honneur de la Reine Garce, pour quelque noble motif pitoyable. Il a échoué, bien sûr."
Elle posa une main fine sur la gorge du prisonnier et serra doucement, puis le relâcha.
" Tu as espéré une mort rapide, n'est-ce pas ? susurra-t-elle contre la toile du sac. Mais il n'en est pas question."
Elle se retourna vers Taliesin.
" Pareil sacrilège ne peut être toléré. Trouve-lui un châtiment exemplaire. L'insulte à Umberlie exige réparation, dans le sang et la souffrance."
Sa voix s'était faite coléreuse, véhémente, Taliesin avait l'impression de pouvoir sentir son haleine, chargée d'algues et de sel. Elle se retourna ensuite vers le prisonnier et lui retira son masque.
" Vois venir ton trépas, humain..." souffla-t-elle ensuite.
Taliesin s'était trompé. Ce n'était ni Ruyven ni Orodreth qui rencontra son regard, dans la pénombre déjà enfumée du réduit. C'était Martin.

Cette fois, le masque avait volé en éclats. Il n'avait pu dissimuler ni sa surprise, ni son horreur, ni sa colère. Elles avaient brisé l'impassibilité de son visage comme un caillou le ferait d'un miroir. La dernière des trois émotions, surtout.
Mais ce n'était pas exactement de la colère. Non, il s'agissait ni plus ni moins que de fureur. Contre Martin. Contre lui-même, surtout.
N'ayant rien vu des indices qui, pourtant, lui semblaient à présent aussi visibles qu'une montagne, il avait livré aux pirates ceux qu'il croyait tirer de leurs griffes. Et à présent, il les condamnait à mort. Car il ne pourrait pas faire de mal à Martin. Jamais. Pas après tous ce qu'ils avaient traversé ensemble.
S'il le faisait, il deviendrait fou, aussitôt.
S'il le faisait, il redeviendrait le Monstre.
L'elfe eut envie de sauter à la gorge du Squale. Fut à deux doigts de le faire. Se ravisa.
Peut-être y avait-il une autre issue.
Oui, peut-être. S'il agissait vite. S'il jouait encore une fois la comédie.
S'il jouait le rôle le plus crédible de toute sa vie.
Il ne chercha pas à se recomposer une mine sereine. Au contraire, il ouvrit grand la porte à sa rage. S'il parvenait à la dompter, à l'utiliser à bon escient...
-Espèce d'imbécile ! tonna-t-il. Monter à bord de la Citronnelle et établir un contact avec Squale, pour ne pas qu'on m'abatte lorsque je viendrai à elle. Tes consignes étaient pourtant claires, non ?
Il fait un pas en avant. Tendit la main. Saisit Martin à la gorge.
-Dis moi, es-tu un demeuré ou un traitre ? souffla-t-il, d'un ton bas mais froid comme l'acier. As-tu été pris de panique ou as-tu exécuté les ordres de quelqu'un d'autre ? M'aurais-tu trahi au profit de ces salopards d'Hélonniens ?
Il relâcha sa prise. Se tut. Parut reprendre brutalement conscience de la présence du Squele.
-Toutes mes excuses, ajouta-t-il, l'air embarrassé. Cette loque est un de mes hommes, comme vous l'aurez compris... J'en ai encore d'autres parmi nos ennemis... Mais s'il y a bien une chose que je ne supporte pas, c'est l'insubordination. Cela me rend... Furieux.

Le Squale parut manifestement impressionnée par le brusque éclat de l'elfe. Ses gardes avaient également été pris au dépourvu, car ils avaient porté la main au manche de leur épée courbe. Mais la jeune femme les arrêta d'un geste. Martin, quant à lui, le contempla avec une épouvante qui, si elle était feinte, était des mieux simulées. Il semblait entier, arborait tout juste une ecchymose violette de belle taille sur la gauche du visage. Mais il ne parvint pas à répondre à la tirade du barde, balbutia des bribes de phrase sans structure, avant de baisser les yeux. Il était indemne mais très éprouvé, Taliesin le lisait aisément dans son attitude. Même après ses déboires avec le Mélandien possédé, il n'avait pas paru aussi ébranlé.
" Sacrilège et félon, maintenant... dit finalement le Squale. Il va vraiment falloir que nous trouvions une punition à la hauteur."
Elle posa la main sur le bras de Taliesin.
" Venez. Nous pouvons le laisser croupir encore un peu, je ne veux pas que vous bâcliez le spectacle à venir. Et je veux en savoir plus sur ces hommes dont vous parlez..."
Le barde sentait qu'il avait pris un certain ascendant. Pas encore radical, mais le ton du capitaine s'était modifié... comme chargé d'une certaine connivence. Peut-être même d'un début de respect.

-Très bien, répondit-il sobrement.
Il était passé à deux doigts de la catastrophe finale. Non, à un cheveu. Et il en était parfaitement conscient. Mais il s'en était tiré et il en éprouvait un soulagement peut-être disproportionné, compte tenu de sa situation toujours précaire et du fait que Martin ne bénéficiait que d'un sursis. C'était toujours mieux que rien, cependant. De plus, l'elfe devait l'admettre, avoir pu extérioriser les émotions violentes qui l'habitaient lui avait fait du bien. Il parvint donc, peu à peu, à se reconstituer un visage stoïque. Dans le même temps, ses pensées retrouvèrent un semblant d'ordre.
Peut-être tout n'était-il pas encore perdu, en fin de compte...

Le Squale retourna vers le prisonnier, lui décocha un sourire mauvais puis lui remit son capuchon sinistre. Juste avant qu'il ne soit à nouveau plongé dans le noir, Martin eut tout juste le temps de raccrocher une seconde le regard de Taliesin, et ce dernier y lut un mélange disparate d'émotions extrêmes, allant de la reconnaissance à la honte, en passant par tout le spectre des humeurs noires qui convenaient à l'instant. Les deux gardes, leur capitaine et l'elfe quittèrent la petite pièce, abandonnant le courtisan dans les ténèbres, en un endroit où seul régnait le grondement sourd de la mer autour d'eux.
La jeune femme ramena Taliesin jusqu'à sa vaste cabine et lui fit signe de reprendre un siège. Deux nouveaux verres d'alcool corsé leur furent servis.
"Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'hommes infiltrés ? Quel jeu jouez-vous, au juste ?" demanda-t-elle sans attendre.

Taliesin adopta une mine légèrement contrite.
-Veuillez me pardonner de ne pas vous avoir parlé d'eux en détails, tout à l'heure. J'ai évoqué des alliés mais sans développer, effectivement. N'y voyez toutefois aucune duperie : il me semble juste prudent, lors d'une négociation, de ne pas abattre toutes mes cartes d'un seul coup. Je me disais donc que vous parler d'eux plus avant jouerait en ma faveur, si les informations que je vous ai fournies sur les Hélonniens s'étaient avérées insuffisantes...
Il s'autorisa une gorgée d'alcool : il en avait bien besoin.
-J'ai donc des hommes dans les rangs adverses, oui. Certains me suivent depuis longtemps, tandis que les autres ont été recrutés plus récemment, parmi les survivants de l'île. Ils ne sont pas très nombreux mais fort compétents, et leurs talents respectifs les ont vite rendus indispensables aux Hélonniens. Tenez, par exemple... J'en ai placé un parmi les éclaireurs de Kerun. Un halfelin particulièrement doué. Et comme par hasard, il a survécu au quasi anéantissement du groupe. C'est donc presque uniquement sur un individu à ma solde que nos ennemis doivent compter pour leur repérages ou leurs éventuelles infiltrations. J'ai une prêtresse, aussi : vous imaginez qu'ils se sont empressés de l'embarquer, puisqu'ils manquent de lanceurs de sorts. J'en ai encore quelques-uns ici où là, gravitant de préférence autour des officiers. C'est grâce à eux que j'ai obtenu la localisation approximative de la Salicorne.

Squale reposa son verre et dévisagea le barde sans aménité.
" Je vais être claire avec vous, elfe. Si vous vous engagez à mon bord, c'en sera fini de ces négociations, de ces duperies et surtout, surtout, de ces initiatives personnelles. Si vous vous engagez à bord, vous êtes à moi, et vous obéirez à mes ordres, sans vous permettre quoi que ce soit d'autre. Vous n'êtes plus en position de négocier, mettez-vous ça dans la tête. Vous êtes en position de plier ou d'aller nourrir les requins. Je peux vous vouer à moi aisément, à votre coeur et âme défendants, ce n'est pas un problème, mais vous avez des ressources, et je les perdrais à vous contraindre. Mais je suis habile montreuse de marionnettes, je me suis fait la main sur votre prédécesseur."
Elle croisa les bras.
" Je vais vous laisser le temps de réfléchir, si vous en avez encore besoin. Je veux aussi savoir ce qu'il en est de ces... apprentis. Des gamins n'ont pas leur place à bord, vous vous en doutez."

Cette fois, c'est d'une expression vaguement peinée qu'il se para.
-Veuilles croire que, lorsque je propose mes services à quelqu'un, j'accepte tout ce que cela implique, à commencer bien évidemment par l'obéissance aveugle. J'ai trop de haine envers l'insubordination pour m'en rendre moi-même coupable. Celle de mes subordonnés m'a déjà par trop coûté, que ce soit à Melandis ou à Lumenis. S'ils avaient fait preuve d'un minimum de cette discipline indispensable pour mener des projets à bien...
Il soupira. Secoua la tête.
-Bref, vous n'avez à craindre aucune initiative malvenue de ma part. Je puis sans mal être un simple exécutant. C'est même assez... reposant, dirais-je, de se contenter d'exécuter les ordres. D'autant que le faire bien peut être source de fierté... Quant aux hommes dont j'ai parlé à l'instant, ils sont à vous si vous le désirez. Sinon, et bien, je ne ferai aucune tentative pour les contacter au cours de la bataille. Ils sauront se débrouiller de leur côté. Et il ne se battront certainement pas contre vous s'ils découvrent que je me suis rallié à votre cause. Ils déserteront simplement les rangs hélonniens. Ce qui, en soit, sera déjà un rude coup pour ces derniers...
Venait à présent le point le plus délicat de sa réponse. Il ne savait pas comment il allait s'en tirer. Il savait juste qu'il devait s'en tirer.
-Enfin, en ce qui concerne les garçons, je peux vous assurer qu'ils ne représenteraient ni une gêne, ni un poids pour vous. D'abord, ils sont particulièrement débrouillards : dans le cas contraire, vu la vie que je mène, ils seraient déjà morts... Ensuite, ils sont très obéissants : pas le moindre risque de désordre, donc. Enfin, ils ne sont pas sans avoir une certaine... utilité.

Le Squale secoua la tête, un petit sourire sur les traits.
" Vous ne m'écoutez pas, Taliesin. Je veux savoir quelle est cette utilité. Qu'un homme tel que vous... puisse tenir à deux gosses... ne cadre pas avec ce que vous essayez de m'exposer. Ne me dites pas que vous avez de... l'affection pour des enfants ? Ce serait sans nul doute une étrange flétrissure au tableau."
Elle fit tourner l'alcool dans son verre, faussement songeuse.
" Mais ce serait également une manière originale de m'assurer votre allégeance absolue."

Évidemment, de toutes les hypothèses que pouvaient recouvrir l'expression vague qu'avait employée l'elfe, il avait fallu que Squale opte d'emblée pour la plus ignoble. Il songea d'abord à s'en offusquer mais renonça : elle pouvait bien s'imaginer ce qu'il voulait, puisque le but de ses manœuvres était de gagner du temps. En revanche, il ne voulait pas s'en tenir à cette seule explication : elle aurait été capable de lui dire qu'elle allait tuer ces deux-là puis lui en procurer d'autres...
-Je confesse m'être... hum... attaché à eux, dit-il, baissant les yeux. Toutefois, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, je cherche toujours à joindre l'utile à l'agréable. Et, en l'occurrence, ils peuvent rendre bien des services. L'un d'entre eux paraît prédisposé au rôle sinon de rôdeur, au moins d'éclaireur. Quant à l'autre, il démontre des talents de combattant peu communs pour son âge.

Squale s'était redressée et un instant, son regard se fit distant, comme si elle songeait à tout autre chose. Puis la glace reprit possession de ses prunelles et elle les darda sur Taliesin.
" Je ne veux pas voir d'enfants sur mon bateau. Si vous voulez les garder, ils resteront enfermés. Vous pourrez aller les voir, mais ils ne sortent pas, jamais. Au moindre écart, je les tue. C'est ma seule offre, barde. La seule. Je réalise que j'ai un moyen de pression formidable sur vous, désormais, mais si vous n'êtes pas capable de vous donner corps et âme à ma cause, j'asservirai votre esprit sans la moindre hésitation. Et si je dois en arriver là, je liquiderai vos précieux gamins."
Elle se leva.
" Conduisez-le dans la cabine d'Aigéan."
Deux gardes s'approchèrent.
" Je viendrai vous chercher quand nous les aurons trouvés. D'ici là, réfléchissez à ce que vous voulez pour vous, et pour eux."

Il s'était levé. S'était incliné. Pour la troisième fois depuis leur rencontre.
-Je pense avoir déjà pris ma décision : vos conditions me conviennent parfaitement. Je vous en remercie, comme je vous remercie de m'offrir un délai pour y penser plus avant.
Il ne comprenait pas pourquoi Squale tenait à ce que les gamins soient enfermés. Avait-elle peur d'eux ? Quoi qu'il en soit, il ne lui ferait pas de difficultés. Tout juste essayerait-il de négocier pour qu'ils soient cloîtrés dans la cabine qu'on lui destinait. Et même s'il n'y parvenait pas... L'important étant qu'ils restent en vie jusqu'à la conclusion de cette malheureuse aventure.

Taliesin fut escorté un étage plus bas, jusqu'à une petite cabine étroite qui ne contenait en tout et pour tout qu'un lit, un pot de chambre et une longue armoire étroite. Un hublot grillagé donnait sur le large. Le barde nota que des liens de cuir étaient attachés au sommier et il comprit que les gardes échangeaient à ce sujet dans leur langue barbare. Ils ne l'attachèrent cependant pas et le laissèrent seul, non sans lui avoir décoché un regard meurtrier avant de sortir. Une clé tourna dans la serrure mais il n'entendit pas leurs pas s'éloigner : soit ils étaient très silencieux, soit ils gardaient la porte.
L'armoire renfermait quelques vêtements propres, rien d'autre : Aigéan n'avait pas possédé grand chose, à moins qu'on ait déjà fait le nettoyage par le vide. La seule autre particularité de l'endroit était un immense bas-relief de miniatures gravées dans la paroi le long du lit : scènes maritimes pour la plupart, créatures légendaires, caraques et chevaliers, le tout représenté avec de minuscules détails.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la cabine d'Aigéan le déconcertait. S'agissant des quartiers d'un second, il s'était attendu à quelque chose de luxueux, de spacieux. Pas autant que les appartements dévolus au capitaine, évidemment. Mais tout de même pas à cette petite pièce dépouillée et aux allures de prison... Squale n'était vraiment pas le genre de chef qui s'attachait la loyauté de ses subalternes en les couvrant de largesses : elle préférait les contraindre à l'obéissance, les ployer à sa volonté par tous les moyens. Plus ceux-ci étaient cruels, plus elle en tirait de plaisir...
Il resta un moment à contempler les sculptures murales. Sans doute étaient-elles l’œuvre d'Aigéan. Sans doute avaient-elles constitué, pour ce Luménien contraint par magie à l'ignominie, l'unique possibilité d'évasion, l'unique fenêtre vers un monde meilleur... Taliesin éprouva une vive compassion à son égard. Et davantage de colère encore contre la monstruosité à l'origine de ses tourments. Longuehune avait raison : il fallait l'éliminer. Définitivement. Afin que, plus jamais, elle ne puisse nuire...
L'envie d'employer le caillou se faisait dévorante. Cependant, il prit garde de n'en rien faire. Le moment n'était pas encore venu : on devait l'écouter. L'observer, peut-être. Le barde devait donc agir de manière à ne susciter aucun soupçon, jusqu'à ce que se présente une réelle opportunité. Il fallait faire preuve de patience.
Bref, il n'avait d'autre choix que d'attendre, livré à ses seules pensées, à ses seules angoisse. L'épreuve promettait d'être rude. Toutefois, plus elle se prolongerait, mieux ce serait : car cela signifierait que les hommes du Squale n'arrivaient toujours pas à mettre la main sur les civils cachés...

Les minutes s'égrenèrent lentement. La Citronnelle rebondissait, paresseuse, sur les flots calmes. Ils s'étaient ancrés au milieu de rien. La frégate prisonnière était apparemment de l'autre côté de la coque, car Taliesin n'en apercevait aucune trace de là où il était retenu.
Le soleil commençait à glisser dans le ciel et sa course lui permit de repérer l'est, et la direction générale d'Hélonna.
Il faisait étrangement silencieux.
Les cris de membres d'équipage, le fracas de leurs bottes, rien ne parvenait jusqu'à lui. Un fragment figé d'existence.
L'attente.
L'expectative.
Rien.
Le ciel s'assombrissait, chargeant la fresque d'Aigéan de reliefs plus marqués. Au dehors, Taliesin aperçut le reflet gris du dos d'un grand animal, mais ce n'était pas le kraken, peut-être juste une baleine en maraude, qui disparut aussitôt.
Une première étoile.
Il entendit alors le bruit caractéristique de la clé tournant dans la serrure. Une seconde plus tard, un garde karaturien s'encadrait dans l'embrasure.
" Toi suivre." grogna-t-il en lui indiquant la sortie.
Et le barde fut ré-escorté jusqu'à la cabine de Squale.
On y avait dressé une table pour deux et elle lui fit signe de s'asseoir. Des chandelles éclairaient les assiettes et les coupes, les couverts argentés. Des prisonniers de la Salicorne, aucune trace.

L'attente avait été aussi éprouvante qu'il l'avait redouté. Il s'était efforcé de ne pas trop réfléchir, de se focaliser sur les sculptures du mur, sur ce qui se dévoilait au-delà du hublot grillagé. En vain. Toujours, ses pensées revenaient vers les prisonniers traqués. Il les imaginait, entassés dans leur cachette, concentrés sur les bruits que faisaient les pirates lancés à leur recherche, bruits qui se rapprochant, s'éloignant, se rapprochant à nouveau... Cette pensée devint vite obsédante et, à son tour, il se mit à tendre l'oreille, guettant les pas de l'homme venant lui annoncer que les fouilles avaient porté leurs fruits.
Mais il n'y eut aucun son de pas. Juste la serrure. Puis le pirate fut là.
L'elfe le suivit sans mot dire, essayant de se préparer à ce qu'il allait voir, de planifier ses réactions, de se composer, à l'avance, l'attitude adéquate. Précautions inutiles puisqu'il ne se retrouva non sur le pont, mais dans les quartiers du Squale.
Un tête à tête avec la diabolique jeune femme ne l'enchantait guère. Toutefois, elle devait à coup sûr ravir l'elfe qu'il prétendait incarner. Il allait donc devoir jouer la comédie. Ce qu'il fit, puisant de la force dans la constatation que ni Victor, ni les autres n'avaient encore été pris. Le temps jouait en leur faveur, il ne l'oublier pas.
Il salua donc courtoisement son hôtesse puis s'installa ainsi qu'elle l'y invitait, avec le sourire flatté de celui qui est conscient du grand honneur qu'on lui accorde.

L'expression de la jeune femme était toujours aussi cruelle, car c'était sans doute le mot qui convenait le mieux à ce petit sourire en coin, ce regard dur et les mouvements toujours théâtraux, indéniablement faux, des traits de son visage. On les servit à peine fut-il assis : une épaisse soupe de poisson, du pain frais, du beurre onctueux. Taliesin réalisa qu'il n'avait plus manger depuis un certain temps et son estomac le trahit, ce qui lui valut une moue condescendante. On leur servit également un vin rouge sombre, à l'odeur entêtante. Le service était cette fois assuré par un jeune homme en livrée rouge. Il y avait toujours quatre gardes dans la pièce avec eux. Etaient-ce les mêmes que quelques heures plus tôt ? Le barde n'aurait pu le jurer.
Au bout de quelques minutes, le Squale se carra dans son siège et observa quelques instants son invité se restaurer avant de prendre la parole.
" Comment s'est déroulée votre réclusion ? Avez-vous de nouvelles pensées à me faire partager ?"

Le barde avala une gorgée de vin, pour se donner contenance le temps de trouver les mots les plus susceptibles de plaire à son interlocutrice.
-Conformément à votre suggestion, j'ai consacré ces heures à réfléchir à ce que je voulais pour moi... Et la décision dont je vous ai fait part tout à l'heure n'en a été que renforcée. Je suis venu pour vous proposer mes services, et je suis honoré que vous ayez accepté de m'écouter et de me mettre à l'épreuve. Quant aux conditions que vous avez énoncées, elles sont meilleures encore que je n'avais osé l'espérer. Je serais donc bien sot de ne pas m'en montrer reconnaissant.

Elle lui sourit, enjôleuse, tandis qu'on les débarrassait. La table resta nue quelques instants.
" Vous m'en voyez ravie. Je sais que je ne vous ai pas offert beaucoup d'options, mais je dois dire que l'idée de travailler avec quelqu'un de consentant, pour changer, à quelque chose d'assez excitant."
Elle darda son regard de glace sur lui.
" Bien sûr, je ne vous ferai jamais vraiment confiance, mais je saurai vous surveiller. L'un dans l'autre, nous devrions y trouver notre compte."
Elle parut presque désolée, puis son rictus sinistre refit son apparition. Le serviteur reparut et déposa un morceau de poisson braisé sur la table, accompagné de pommes de terre et de légumes d'hiver, le tout ruisselant d'une sauce onctueuse. Il les servit en silence, tandis que Squale ne cessait d'observer Taliesin. Quand il se fut retiré dans un coin de la pièce, elle reprit la parole.
" Avez-vous réfléchi à la vermine qui vous a trahi et a insulté ma déesse ? Quel châtiment proposez-vous ?"

-J'ai bien quelques débuts d'idées, mais rien de très précis pour l'instant. En général, je pars du crime commis pour élaborer le châtiment le plus approprié. Le plus douloureux, bien sûr, mais pas seulement : selon moi, une punition publique doit revêtir des aspects symboliques marquants afin d'édifier les spectateurs, de les engager à ne jamais, jamais agir comme l'a fait le criminel. En somme, je les envisage comme un spectacle. Déformation professionnelle, probablement... Or, je suis perplexe sur le cas de cet homme : la profanation contre Umberlie est évidente, mais les raisons qui l'ont poussé à agir ainsi demeurent obscures. J'ai du mal à croire qu'il ait pu me trahir : il paraissait fiable et, de surcroît, il déteste les Luméniens, notamment parce que ceux-ci, du haut de leurs prétendues valeurs, jugent sa profession honteuse... Je ne sais donc si je dois le châtier pour bêtise ou pour félonie. Sans doute l'interrogerai-je à ce sujet, avec votre permission. Toutefois, pour l'heure, comme je ne sais pas quoi penser de lui... J'aime assez l'idée de le laisser dans l'incertitude, lui aussi.
Il se fendit d'un sourire mauvais.
-Avez-vous remarqué son regard, tout à l'heure ? Il ne sait pas ce qui l'attend. Il est écartelé entre un espoir insensé et une peur panique. Mais, peu à peu, la seconde va prendre le dessus, ronger inéluctablement ses folles espérances... Car il n'y a rien de pire que le doute. C'est le plus sûr moyen de triompher d'un homme. La violence psychologique est un peu frustrante pour le bourreau, certes ; cependant, elle s'avère parfois encore plus efficace que la torture physique. En tout cas, c'est, à mon avis, une excellente entrée en matière.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant