La Couronne de Cuivre

" Sans doute, fit Squale avec une grimace. Mais je veux quelque chose de spectaculaire. Il a osé interrompre le rituel, devant tous les fidèles, a manqué flanquer un de mes prêtres à la mer. Tous les marins attendent le châtiment, la rétribution doit être à la hauteur de l'acte. Umberlie guette et Umberlie envoie par le fond celui qui lui manque de respect. Vous ne pourrez pas tergiverser longtemps : l'exécution doit avoir lieu demain, sans quoi l'équipage s'en chargera à votre place. Mais peut-être ne vous sentez-vous pas à la hauteur ?"
Elle piqua un morceau de poisson sur sa fourchette.
" Et ne vous inquiétez pas pour sa souffrance à lui. J'ai sacrifié les hommes qu'il entendait secourir et torturé à mort son comparse, tout ça devant lui. Une nuit de plus devrait suffire à faire des ravages."

Surtout, ne pas penser au complice en question. C'était forcément quelqu'un qu'il connaissait, qu'il appréciait. Bien sûr, la question le torturerait lorsqu'il ne serait plus en présence du Squale. Toutefois, dans l'immédiat, il devait impérativement s'épargner un nouveau choc. Jouer la comédie était déjà assez éprouvant comme cela...
-Si je crois avoir plus souvent satisfait que déçu mes publics, je préfère ne pas me montrer présomptueux, d'autant que vous et votre équipage devez être fort exigeants en matière de châtiments. Je puis seulement vous assurer que je mettrai tout en œuvre afin que le spectacle vous contente.

Elle mangea plusieurs bouchées de son poisson avant de relever les yeux sur lui.
" Je l'espère bien." dit-elle avec le plus grand des sérieux.
Elle repoussa ensuite son assiette que le serviteur s'empressa de venir lui retirer.
" Dites-moi, Taliesin. Quel est mon objectif, selon vous ? Pourquoi croyez-vous que j'arpente les mers ?"
La question n'avait manifestement rien de rhétorique.

Cette fois, il put répondre en toute sincérité.
-Je ne saurais dire. On vous qualifie souvent de pirate, mais vos prouesses, réunies, laissent entrevoir un dessein beaucoup plus ambitieux. Par ailleurs, si j'en crois la rumeur, vous êtes venue sur Mersant pour chercher un artefact capable de vous conférer une incommensurable puissance. En me basant sur ces éléments, je peux émettre des hypothèses, mais... je doute qu'elles puissent approcher la nature réelle de vos plans, malgré toute l'imagination dont je peux faire preuve. En revanche, je suis certain que la suite des événements promet d'être grandiose.

Elle secoua la tête.
" Non. La suite des choses ne sera pas grandiose. Elle sera sanglante. Et sanglante seulement."
Elle croisa les bras et poussa un long soupir.
" La seule chose qui me motive, Monstre, est la vengeance. L'artefact n'était qu'un moyen d'y parvenir plus aisément. Mais tant pis. Avec la faveur d'Umberlie, je peux parvenir à mes fins, de toute façon."
Son sourire revint, carnassier. Les ombres donnaient à son beau visage une allure encore plus inquiétante.
" La première étape est d'attendre les Luméniens. Je leur ferai savoir que tous leurs hommes sont morts. Ils n'auront plus de raison de reculer. Aigéan sera mort lui aussi, Longuehune furieux. Et je l'aurai. J'aurai le fils Longuehune. Mais ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention d'en faire mon second."
Elle se leva brusquement et alla aux fenêtres. Il faisait désormais nuit noire.
" Il n'y aura pas de gloire, barde. Pas de victoire, rien. Juste le sang. Mais quand j'en aurai fini... Tu seras sans doute mort depuis des années."
Elle lui refit face.
" D'ici là, il y aura du spectacle. Tu devrais y goûter."

Il se rendit brusquement compte qu'il y avait énormément de points commun entre Squale et le Monstre. Et il fallait impérativement éliminer le premier, comme il aurait fallu le faire avec le second si Galathée n'était pas intervenue...
-Des décennies, voire des siècles de tueries sanglantes... Je pense que c'est dans mes cordes. N'est-ce point là le thème favori des chansons dont mes confrères et moi-même faisons résonner palais et tavernes ? De surcroît... J'ai déjà savouré le goût suave de la vengeance, et je ne demande qu'une chose : avoir l'opportunité d'y tremper à nouveau les lèvres.

Elle acquiesça.
" A présent, il est l'heure de nous retirer. Demain ou le jour d'après, les Luméniens viendront nous attaquer... Nous devons être prêts à les recevoir. Mais mon acolyte des profondeurs répondra à l'appel, je dois juste lui sélectionner quelques victimes appropriées... J'en ai plein mes cales. Tout ça sera d'une facilité déconcertante."
Elle haussa les épaules.
" Les Luméniens sont les plus faibles, et donc les plus faciles à atteindre. Les bons sentiments n'ont jamais renforcé personne."

En cela, Squale commettait une lourde erreur. Taliesin en était convaincu. De manière générale, les bons sentiments faisaient obstacle à la barbarie qui, sinon, régnerait sans partage de par le vaste monde. Et dans son cas personnel... Par le passé, c'était eux qui avaient permis de capturer puis de terrasser le Monstre. A l'heure actuelle, c'était l'amour qu'il portait à ses proches qui lui donnait la force de tenir debout, de poursuivre la lutte. Il en avait parfaitement conscience et souhaitait ardemment que son interlocutrice finisse par le comprendre. Mais seulement lorsqu'il serait trop tard pour elle...
-J'ai hâte que sonne l'heure de la bataille, dit-il, sincère, en se levant puis en s'inclinant.
Naturellement, la garce n'avait rien dit de Victor et de ses compagnons d'infortune. Elle devait se délecter de le laisser ainsi dans l'incertitude... Toutefois, aussi douloureux que cela puisse être, il refusait de l'interroger à leur propos. Elle aurait trop aimé cet aveu de faiblesse... Mais peut-être goûterait-elle aussi la maîtrise dont il faisait preuve ?

Deux gardes s'étaient déjà approchés pour l'escorter à nouveau jusqu'à la cabine.
" Oh, j'allais oublier... fit-elle juste avant qu'il ne fasse volte-face. Nous avons retrouvé deux gosses, une tieffeline et un prêtre de Valkur dans l'après-midi."
Elle attendit d'avoir sa complète attention pour poursuivre, d'un ton badin.
" Les enfants vont bien. Vous pourrez les voir demain matin. Mais je vous souhaite une bonne nuit. Nous nous levons à l'aube. Et trouvez une idée pour mon prisonnier."

Il n'avait pas eu le moindre doute sur le fait qu'elle l'ait sciemment laissé dans l'incertitude. Toutefois, qu'elle l'avoue sans ambages, d'une manière aussi détachée, manqua le faire sortir de ses gonds. Il eut une furieuse envie de glisser ses mains autour de son cou délicat et de serrer, serrer, jusqu'à n'en laisser qu'une bouillie sanglante. Il se contint évidement, dissimula sa colère, le coup que lui avait porté ces informations et sa déception qu'elle ne lui remette pas les garçons... Il souhaitait les revoir et les rassurer, certes, mais ses considérations étaient également pragmatiques : s'il n'avait pas été seul dans sa cabine, il aurait pu plus aisément contacter Longuenhune. Alors que là, avec un garde attentif à sa porte et pas la moindre possibilité de diversion, la chose risquait d'être inenvisageable...
Néanmoins, avait-elle dit la vérité ? se demanda-t-il soudain. Si elle avait réellement découvert Victor et Jehan, n'aurait-elle pas mentionné le grave état du second ? Peut-être cherchait-elle à le tromper, à dissimuler l'échec des fouilles menées par ses hommes... C'est ce qui le décida à modifier légèrement la réponse qu'il avait d'abord envisagée.
-Je vous remercie pour ces bonnes nouvelles. Je n'aurais pas été contre un peu de compagnie cette nuit : en général, cela stimule mon imagination. Mais l'impatience m'aidera sans nul doute à rester éveillé jusqu'à ce que j'ai trouvé une idée de châtiment propre à vous satisfaire. Je vous souhaite la bonne nuit.
Et de s'incliner derechef.

Elle n'ajouta rien, sinon un signe de tête appuyé, et il fut raccompagné jusqu'aux appartements de son prédécesseur. Une fois qu'il fut à l'intérieur, les gardes ressortirent et verrouillèrent la porte derrière eux. Ils ne lui laissèrent aucune lumière. La nuit était maintenant totale et sans lune. Mille étoiles parsemaient la voûte. Le silence semblait encore plus lourd que plus tôt dans la journée.

Une fois seul, l'elfe ne put réprimer un geste de mauvaise humeur. D'accord, il ne s'en était pas trop mal tiré jusqu'ici dans la mesure où il avait au moins préservé le mince espoir d'une issue heureuse. Malgré tout, le temps pressait, et voilà qu'il était contraint à l'inaction des heures durant. Car que pouvait-il faire, sinon attendre l'aube ? S'il s'approchait de la porte pour tenter de déceler la présence de gardes, son manège risquait d'être repéré, puisqu'il n'était pas exactement un expert en l'art de la discrétion. S'il contactait Longuehune, leur dialogue, même murmuré, serait perçu par toute personne se trouvant à proximité. On ne se fiait pas encore à lui et, comme l'avait dit Squale, on le surveillerait étroitement. Au moindre faux-pas, son imposture serait découverte et toute chance de succès disparaîtrait avec elle...
Sauvegarder les apparences était donc primordial. Son bon comportement serait rapporté à Squale ; par conséquent, comme le travail ne manquerait pas sitôt le jour venu, peut-être relâcherait-elle sa surveillance, peut-être consentirait-elle à affecter ses gardes à d'autres tâches. On le garderait à l’œil, bien sûr, mais il saurait mettre à profit une mage de manœuvre accrue, même de façon infinitésimale... Cela vaudrait toujours mieux que de se lancer dès à présent dans une action téméraire. Et si la situation n'évoluait pas positivement... Il serait toujours temps de jouer les têtes brûlées.
Le barde joua donc quelques minutes le rôle de l'artiste cherchant la bonne idée pour son spectacle à venir. Puis, comme s'il l'avait enfin trouvée, il esquissa un geste joyeux et se permit même une légère exclamation. Quelques minutes plus tard, il était couché, se demandant s'il allait réussir à trouver le sommeil. Celui-ci ne vint pas tout de suite, maintenu à l'écart par l'angoisse. Il finit cependant par s'abattre, emportant l'elfe vaincu par la fatigue dans un oubli miséricordieux.

Il fut réveillé par le bruit de la porte s’ouvrant. Il eut à peine le temps de se redresser qu’une main bourrue le secouait par l’épaule.
« Debout. Capitaine réclame. » grogna le Karaturien avant de retourner dans le couloir.
Il faisait encore nuit. Non, le ciel était grisé. L’aube ne tarderait pas à poindre.
Taliesin n’eut pas le temps de veiller à sa mise (laquelle était immanquablement frippée) car le garde s’impatientait manifestement. Il fut entraîné vers le haut, jusqu’au pont, cette fois. Celui-ci était pratiquement désert : il y avait un homme à la barre, une demi-douzaine de pirates qui vaquaient à leurs occupations diverses, trois gardes karaturiens en discussion contre le bastingage. La Salicorne n’était plus complètement contre la Citronnelle mais voguait quelques toises plus loin. Il y avait également quelques marins visibles à son bord. Le geôlier de Taliesin le fit monter sur le château arrière. Squale se trouvait à la poupe et elle l’accueillit d’un sourire radieux. Agenouillés non loin d’elle, deux hommes rassemblaient des petits objets blancs que le barde identifia comme étant des bougies. Ils portaient des aubes grises, signe qu’ils étaient clercs, probablement de la Reine Garce.
« Ils sont là… Regardez… »
Elle désigna l’horizon.
« Deux caraques et le Havre Crapules. »
Elle claqua dans les mains avec un sourire de gamine réjouie.
« Ils sont venus ! »

S'il avait opté pour la prudence, c'est qu'il croyait avoir un peu de temps devant lui. Il comptait le mettre à profit pour contacter Longuehune - ce qui aurait été faisable si on l'avait autorisé à rester un moment seul avec les enfants -, pour chercher un moyen de libérer et d'armer les nombreux prisonniers... Mais tous ses plans étaient réduits à néant par l'arrivée trop rapide des Hélonniens.
Pourquoi avait-il fallu qu'ils se hâtent à ce point ?
Pourquoi fallait-il, surtout, qu'il prenne toujours les mauvaises décisions ? Décidément, son inaptitude à faire les bons choix crevait les yeux...
Envolées, l'éventuelle discussion avec le capitaine luménien ! Envolées, les perspectives de repérage, de rébellion des captifs, d'interruption brutale de la cérémonie à venir ! Peut-être ces projets auraient-ils été réalisables, s'il s'était montré moins pusillanime durant la nuit. Mais il était stupidement resté cloitré dans sa cabine et tout ce qu'il pouvait espérer, désormais, c'était avoir l'opportunité de semer le désordre parmi les pirates lorsque débuterait la bataille. Ce qui ne saurait tarder.
-Je n'aurais pas cru qu'ils paraissent si vite... avoua-t-il. Mais cela signifie qu'ils ne se sont pas autant préparés qu'ils l'auraient pu. Ils n'en seront donc que plus faciles à écraser...
Il faisait mine de s'en réjouir, alors que ce n'était évidemment pas le cas, et il croisait les doigts pour que les nouveaux venus n'aient pas confondu vitesse et précipitation. Cependant, il pouvait se rassurer en se disant que tout le monde ne commettait pas des erreurs aussi lamentables que les siennes.

Squale acquiesça, à nouveau concentrée.
" Je ne pense pas qu'ils viendront rapidement au contact. Ils sont encore trop loin, ils pensent même peut-être qu'on ne les voit pas encore..."
Il est vrai que même en sachant où le capitaine regardait, Taliesin avait du mal à discerner quoi que ce soit.
" Nous allons organiser un grand sacrifice à Umberlie... Mais nous devons aussi leur envoyer un message... qui leur forcera la main et les amènera à nous attaquer. S'ils pensent encore que nous avons des otages, ils pourraient tergiverser..."
Ses yeux se plissèrent.
" Mmm... Dommage que vous teniez à ces gosses, l'un d'entre eux aurait été un parfait messager. Mmm... Mais il me reste d'autres civils. Le Valkurien sera parfait."

Et voilà, encore un malheureux qui allait périr par sa faute. De plus, ce ne serait que le premier d'une longue liste, puisque Squale semblait décidée à exterminer jusqu'au dernier de ses prisonniers... Plus que jamais, l'elfe se maudissait pour ne pas avoir agi au cours de la nuit, alors que le pont était quasiment désert : peut-être aurait-il été en mesure de changer drastiquement la situation. Au lieu de quoi, il était resté dans son lit et, désormais, il devrait assister à une abominable série de mise à mort...
-Effectivement, acquiesça-t-il, puisqu'il fallait bien répondre quelque chose. D'ordinaire, j'aime tourmenter les clercs en leur faisant accomplir des actes en totale contradiction avec leurs préceptes religieux. Mais le temps manque pour de tels amusement et, comme vous l'avez dit, il est un messager tout désigné.

Squale sourit.
" L'un n'empêche pas l'autre. Etes-vous familier des préceptes de Valkur ? A part le forcer à couler un navire, je ne vois pas bien ce que nous pourrions imaginer... Mais vous me vantez votre incroyable imagination depuis hier et je n'en ai encore rien vu ! Alors proposez, que diable ! Si toutes vos initiatives doivent venir de ma propre tête, je préfère de loin vous asservir une bonne fois pour toute. Ce sera beaucoup moins risqué. Je suis prête à vous laisser votre individualité, et même vos enfants chéris, mais vous devez me donner quelque chose en échange !"

-Veuillez me pardonner. Ne sachant pas si vous souhaitiez entendre mes suggestions, hormis concernant le profanateur, j'ai préféré me taire. Mais si les connaître vous agrée...
Il se fendit d'un large sourire, comme si la chose le ravissait.
-On peut imaginer bien des stratagèmes amusants. Vous parliez de couler un navire... Il serait possible de soumettre ce clerc à un sort de domination puis de l'envoyer, muni d'un faux message de négociation, auprès de nos adversaires. Le temps qu'ils y réfléchissent, il solliciterait la permission d'aller se reposer, ce qu'ils lui accorderaient sans méfiance. Il serait alors en mesure de faire des ravages dans les cales ! Bon, peut-être préférez vous que leurs trois bâtiments restent à flots, pour l'instant... Une autre option serait de jouer sur le symbole de Valkur, ce nuage noir, ces éclaires... Mettons le prêtre dans une barque, nimbons celle-ci de ténèbres et d'effets lumineux, puis envoyons-là droit vers eux. Ils croiront à quelque fourberie, useront de leurs arcs ou de leurs balistes... pour finalement découvrir qu'ils ont massacré l'un des leurs. Ce ne sont bien sûr que deux exemples parmi d'autres. Et très théâtraux, je le concède. Mais j'aime le spectacle, le symbolisme, et je pense qu'ils peuvent être mis à profit pour rendre plus marquant encore le signe que vous souhaitez leur envoyer.

" Hum..." fit-elle. " Il faut qu'il leur arrive mort. Il aurait fait un supplicié de choix pour Umberlie, mais l'humain sacrilège le remplacera adéquatement. Je ne suis pas contre la petite mise en scène... J'imagine qu'elle est dans vos cordes. Mais je ne veux pas prendre de risque qu'ils le récupèrent vivant. Ce sont des Hélonniens, ne l'oubliez pas. Ils chercheront à neutraliser plutôt qu'à abattre. C'est un clerc encore jeune, nous ne risquons pas grand chose de lui, mais les dieux sont capricieux : s'il éveillait l'intérêt de Valkur, ce qui devrait être un massacre aisé deviendrait une bataille navale beaucoup plus meurtrière. Je ne crains pas pour ma propre survie mais je n'ai pas le désir de devoir reconstruire l'intégralité de ma flotte. D'autant que la Citronnelle est un bon bateau... La Lumineuse a l'air beaucoup plus pesante."
Elle secoua la tête.
" Je vais aller sélectionner mes sacrifiés. Deux suffiront pour faire venir le kraken, mais j'en ai tellement plus ! Une demi-douzaine devraient nous garantir un bon spectacle. Mais il faut que Longuehune vienne. Nous allons lui rédiger une lettre, pourquoi pas ? Je parie que vous êtes doté d'une belle plume..."

Son sourire s'élargit encore.
-Je serais heureux de rédiger cette lettre pour vous. J'imagine déjà la tête de Longuehune quand il découvrira qui l'a écrite. Enfin, bien sûr, s'il vous sied que mon nom y figure.
Il hésita. Une idée lui était venue à l'esprit, une idée qui, peut-être, lui permettrait de sauver le clerc dont Squale venait de souligner le poids possible dans la bataille.
-Veuillez pardonner mon impudence mais si vous le permettez, je souhaiterais vous soumettre une humble requête. M'autoriseriez-vous à aller parler à ce prêtre ? Je voudrais m'assurer qu'il n'ait pas... manqué de respect à mes garçons, dirons-nous. Et s'il l'a fait, j'aimerais beaucoup pouvoir le tuer de mes propres mains.

Le Squale haussa les sourcils puis opina du chef.
" Très bien. Descendons ensemble, dans ce cas."
Elle lui désigna le château arrière et l'accompagna vers la porte. De plus nombreux pirates s'étaient levés et avaient gagné le pont. Les deux clercs d'Umberlie restèrent en arrière, à trier leurs bougies.
" Si vous décidiez de le tuer... Tâchez quand même de vous contrôler." dit-elle en lui ouvrant la porte.
Ils s'engagèrent dans l'escalier qui descendait.
" Je sais que vous avez l'humeur volcanique, mais c'est un Valkurien. Ma déesse demande son sang et sa souffrance. Je ne voudrais pas que vous l'étrangliez stupidement sans qu'il ne nous rapporte la faveur des flots."
Deux gardes les suivaient toujours. Arrivés un étage plus bas que la cabine où Taliesin avait passé la nuit, leurs chemins se séparèrent. Le Squale s'adressa dans son idiome exotique avec ses gardes, puis elle poursuivit vers le ventre du navire, et sans doute Martin, laissant les deux hommes en noir guider Taliesin dans un petit couloir obscur où donnaient une dizaine de portes. Toutes étaient fermées. L'elfe perçut des gémissements, même un sanglot, mais aucun ne semblait émaner d'une gorge d'enfant. Les Karaturiens s'immobilisèrent devant l'avant-dernière porte et l'ouvrirent : elle n'était pas fermée à clé, tout juste verrouillée par une barre de fer à l'extérieur. Il n'y avait aucune lumière à l'intérieur, sinon un fin rai provenant d'un hublot occulté.
Le Valkurien était couché sur le sol, pieds et poings liés, un bâillon dans la bouche. A voir sa mine, on devinait qu'il avait été battu, mais il était éveillé et darda un oeil inquiet vers l'embrasure de la porte. C'était un homme jeune, peut-être demi-elfe, de statute athlétique, aux cheveux bouclés tout emmêlés. A l'arrivée de l'elfe, il se redressa en position assise et le dévisagea, défiant. Il avait le regard d'un homme qui sait parfaitement que sa dernière heure est venue et qui n'entend pas se défiler.

Taliesin savait qu'il ne bénéficierait peut-être plus jamais d'une telle liberté : bientôt, Squale serait à nouveau avec lui et les événements s'enchaîneraient sans qu'il puisse intervenir. Il y aurait le sacrifice du clerc. Celui de Martin. Celui de tant d'autres encore. S'il voulait agir, s'il voulait sauver des vies et empêcher que les pirates n'obtiennent les faveurs d'Umberlie, c'était maintenant.
Il s'avança d'un pas, toisa le prêtre. Puis il secoua la tête et se mit à marmonner comme s'il se fendait d'un commentaire dépréciateur. Sauf qu'il le fit en elfique et que ses mots avaient un tout autre sens.
-Si tu me comprends, entre d'en mon jeu, par pitié. Nous n'aurons pas d'autre occasion.
Il s'avança à nouveau, lui ôta son bâillon et le saisit par le menton.
-Tu étais caché avec deux garçons. Mes deux garçons, reprit-il, dans la langue commune cette fois. Alors dis-moi, comment vous êtes-vous occupés, durant toutes ces heures qui ont précédé votre capture ? Tu n'as pas fait de bêtise, au moins ?
Si les gardes comprenaient ce qu'il racontait, ils le prendraient pour un monstre paranoïaques soupçonnant tout un chacun de ses propres tares. Mais qu'importe ! Au contraire, cela pourrait peut-être même rendre plus crédible la comédie qu'il avait commencé à jouer.

Les gardes étaient restés dans le couloir et ne jetèrent qu'un coup d'oeil distrait au barde lorsqu'il entama son interrogatoire. Rien ne permettait, dans leur attitude, de savoir s'ils comprenaient, ou pas, ce que le barde venait de dire. Le Valkurien semblait déstabilisé par les premières paroles de l'elfe et Taliesin eut la conviction qu'il l'avait compris. Il n'avait pas l'air parfaitement au clair sur ce qui était en train de se passer, cependant.
" Nous sommes... restés sous la coquerie, comme nous l'avais ordonné le capitaine... Je n'ai pas fait de bêtises..."
Il sembla soudain réaliser qu'il se montrait beaucoup trop déférent.
" Ces gosses n'ont rien à faire avec une pourriture comme toi ! Si j'avais su qu'ils retomberaient entre tes mains, je les aurais égorgés moi-même !" cracha-t-il ensuite avec véhémence.
Il avait quand même l'air à moitié convaincu de ce qu'il était en train de raconter.

Il le saisit à la gorge - d'un geste violent mais sans trop de force - et pencha son visage vers le sien. L'instant suivant, il grondait, à nouveau en elfique.
-Joue la comédie. Si ça marche, nous pourrons peut-être éviter une catastrophe. Sinon, nous mourrons tous les deux.
Il le relâcha et reprit en commun, d'un ton doucereux.
-Désolé, j'oublie que les bâtards comme toi ne connaissent que rarement notre noble langue... Je te crois quand tu dis ne pas avoir fait de bêtise. En revanche, tu m'as manqué de respect. A moi, que Squale songe à nommer son second... Pour cela, tu vas mourir. Mais pas de ma main. J'ai beaucoup plus amusant...
Il se tourna vers les gardes.
-Ais-je l'autorisation de le soumettre à un sortilège de domination puis de le détacher ? Cette ordure va se tuer elle-même. En répandant beaucoup de sang, offrande à Umberlie...

Les deux gardes le regardèrent, interdits. Leur visage reflétait la plus parfaite incompréhension et Taliesin comprit qu'ils n'avaient probablement saisi que des bribes de leur conversation, au mieux.
" Sor-tilège ? dit l'un des deux, finalement, comme si le mot lui était totalement étranger.
— Toi attendre." fit le second en levant un doigt.
Et il partit, laissant son collègue seul devant les deux hommes.

Bons dieux, venait-il de commettre encore une erreur ? Le garde allait-il revenir sous peu, avec Squale et toute une troupe à ses trousses, soit qu'ils aient flairé un piège, soit qu'ils veuillent assister au spectacle ? Il ne pouvait pas prendre ce risque. Il devait agir. Et vite. Très vite.
L'elfe fouilla sa mémoire en quête des quelques bribes de la langue de Kara-Tur qu'il connaissait.
-"Sortilège", c'est magie. Pour faire mal lui. Vais montrer toi, si toi vouloir.
Et il leva les mains pour incanter. Il se tourna à demi, pour ne pas montrer trop explicitement à l'homme qu'il le prenait pour cible. Pourtant, c'est ce qu'il fit. Ou tenta de faire.

Taliesin --> Domination --> Garde

Le garde ouvrit une bouche ronde de stupeur puis demeura figé comme s'il avait été frappé par la foudre.
" Incroyable..." souffla le Valkurien derrière Taliesin.
Il leur fallait faire vite. Pour l'heure, le couloir était silencieux, mais il ne le resterait sans doute pas très longtemps.

-Détache, lança-t-il au garde dans sa langue natale, en indiquant le clerc.
Puis il se tourna vers ce dernier.
-Je suis Taliesin. Peut-être Victor vous a-t-il parlé de moi ? Longuehune m'avait envoyé porter un message à la Salicorne. Mais je suis arrivé après Squale et nous avons modifié nos plans : j'ai donc fait mine de rallier les rangs ennemis. Les pirates sont sur le point d'organiser une cérémonie en l'honneur d'Umberlie, afin de s'attirer ses faveurs. Nous devons absolument l'empêcher. Sans quoi, les navires Hélonniens, qui sont tout proches à présent, se feront anéantir par un kraken.

Le garde du Squale libéra le Valkurien qui se leva et grimaça en prenant appui sur sa jambe gauche. Il tendit cependant une main amicale à Taliesin.
" Victor m'a parlé de vous, bien sûr. En long et en large."
Il eut un sourire.
" Je suis Aegir. Je vous suis reconnaissant pour ce sauvetage inespéré. Mais nous parlerons plus tard... Lorsque cette femme démente aura rejoint les profondeurs qu'elle affectionne tant. Je ne sais pas si vous avez un plan... Je regrette, je n'ai aucune idée d'où ils ont emmené les enfants et Bellyra est morte."

Il serra la main tendue, s'efforça d'enregistrer l'information sans trop y réfléchir. Il ne pouvait pas se laisser envahir par des émotions, quelles qu'elles soient. Il devait rester froid, pragmatique. Tout le reste en dépendait.
-Ne me remerciez pas : je ne vous ai peut-être offert qu'un modeste sursis. Car je n'ai malheureusement pas de plan bien arrêté. Je pensais avoir du temps pour explorer le navire, repérer où sont enfermés les prisonniers, où sont stockées les armes. Mais le capitaine Longuehune est arrivé plus tôt que je ne l'aurais cru.
Il soupira.
-Il nous serait plus aisé de réfléchir si nous savions combien de personnes reviendront avec l'autre garde. Si elles sont peu nombreuses, nous pourrons peut-être les éliminer et, ainsi, garder secrète plus longtemps notre esquisse de mutinerie. Sinon, il nous faudra fuir. Mais comme nous n'en savons rien, tentons malgré tout de faire le point. Il nous faut aller libérer l'ami que Squale compte sacrifier. Libérer les petits, aussi, puisqu'elle sait pertinemment qu'il s'agit de son seul moyen de pression sur moi. Même si, naturellement, elle se méprend sur la vraie nature de nos liens. Oh, Nous devons enfin contacter Longuehune : j'ai ce qu'il faut dans ma botte, mais cela réclamera quelques minutes de répit. Quand nous aurons accompli tout cela, nous pourrons penser à la suite.
Il jeta un regard inquiet en direction du couloir.
-Alors, à votre avis, est-ce qu'on file se cacher pour voir qui arrive ou est-ce qu'on libère dès à présent tous les autres ? Oh, et si vous en avez besoin, je peux vous soigner. Il est impératif que vous soyez en mesure de courir vite et d'incanter rapidement...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant