La Couronne de Cuivre

Hubert atteignit les Thermes alors qu'Albérich aidait Alban à enfiler la tunique qu'ils avaient retrouvée près du feu. Il croisa leurs regards et y lut la tension qui les habitait l'un et l'autre. S'il avait pu contrôler son aura, il l'aurait déployée au moment où il les rejoignait, pour réchauffer leurs âmes comme ils réchauffaient leurs carcasses. Il sourit doucement au Luménien puis posa la main sur la tête de l'écuyer.
" Ce n'était pas un réveil très agréable. A présent, il faudrait que vous songiez à aller vous recoucher."
Albérich acquiesça sans desserrer les lèvres.
" Vous pouvez vous trouver un coin près d'ici, tranquille... Il n'est pas nécessaire que vous soyez sur le pont en cas d'alerte.
— Tu vas rester dehors ?" demanda Albérich d'un ton faussement dégagé.
Hubert hésita. Il aurait aimé pouvoir rester avec eux, veiller sur leur sommeil, protéger leurs rêves de ses pouvoirs de paladin. Mais il ne le pouvait pas. Il devait garantir la sécurité de leurs corps avant de pouvoir apaiser leurs âmes. Il fallait qu'il reste à l'extérieur.
" Il faut un relais entre l'extérieur et les caves. Si les sentinelles sonnent le cor, les soldats risquent de ne pas les entendre. Nous avons dû déforcer le guet à cause de l'effet des cris sur certains de nos gardes... Je dois rester debout, au moins cette nuit.
— Je comprends."
Mais il n'aimait pas ça. Hubert se sentit désolé de ne pas pouvoir les aider davantage, pire que désolé, même, et il savait que si le Luménien insistait, il ne pourrait probablement pas s'en tenir à la nécessité...
" Bon. Courage, alors. Tu viens, Alban ? On va se dénicher un recoin quelque part."
Hubert relâcha sa respiration. Il avait envie de les serrer tous les deux contre lui, et de leur jurer que rien, jamais, ne leur arriverait. Mais il demeura immobile, car les paladins ne mentent pas, et il avait déjà trop promis.

L'écuyer dévisagea son maître quelques instants puis lui dédia un sourire vaillant.
-Ne vous en faites pas, messire : on va se serrer les coudes. Je vous souhaite bon courage pour le guet et je vous dis à demain. J'ai hâte de voir ce que font les objets que Ruth et moi avons choisis...
Il lui serra le bras, une seconde, puis, sur un nouveau sourire, s'en alla prendre la main d'Albérich.

" Bonne nuit." murmura Hubert, en espérant que son souhait puisse avoir valeur de vérité.
Albérich se contenta d'un geste de la tête et d'un sourire contraint, puis entraîna l'enfant vers le couloir. Le paladin se promit de se ménager des pauses pour venir vérifier qu'ils dormaient. Il les suivit donc un moment du regard, histoire de localiser leur destination approximative, avant de rassembler son courage pour regagner la cour. Il avait l'intention de faire un tour sur les remparts pour compter leurs sentinelles restantes et se faire une idée du moral des hommes. Si Ignace était encore debout, il verrait s'il avait une solution à leur proposer pour atténuer le niveau sonore des hurlements, peut-être du coton, de la laine ou de la cire. Il fallait qu'ils puissent s'entendre encore un minimum, évidemment. Ensuite, il se posterait à l'entrée des caves, au plus près des soldats, à un endroit où il pouvait faire relais entre les deux niveaux. La nuit promettait d'être longue.

Elle le fut, en effet.
Lorsqu'il regagna la surface, Ignace, loin de s'être couché, avait réveillé quelques-uns de ses aides pour confectionner de quoi boucher au moins en partie les oreilles des guetteurs avec de la paille - sans doute en avait-il discuté avec Ézéchiel. Ce fut un secours bienvenu qui limita la casse, même s'il fallut finalement renvoyer quelques-unes des plus jeunes sentinelles, trop éprouvées, auprès de leurs parents.
La nuit s'écoula, ponctuée par la relève.
La nuit s'écoula, accompagnée par les hurlements incessants.
Hurlements qui changèrent de nature, cependant. Si la première victime avait été un homme, la deuxième fut une femme. Et la troisième, un enfant, selon toute vraisemblance.
Hubert ne connut en semblant de réconfort que lorsqu'il alla voir Albérich et Alban : ils avaient fini par s'endormir, le petit garçon blotti contre son ami. Leur sommeil était agité mais au moins se reposaient-ils...
Les ténèbres finirent par s'atténuer quelque peu. L'aube était proche.
Le dernier supplicié poussait désormais des râles d'agonie que la sinistre magie des Écorcheurs portaient jusqu'à eux.
Puis ce fut le silence, enfin.

Hubert avait espéré que les hurlements cesseraient avec l'aube mais il n'avait pu s'en convaincre, aussi, quand le silence revint, il demeura éberlué un moment, guettant le prochain cri. Mais rien ne vint. Il scruta la pénombre grise avec la crainte de voir débouler une armée vociférante, puis supposa que les Ecorcheurs, malgré toute leur hargne, n'avaient pas dû dormir davantage qu'eux. Quel genre d'êtres pouvaient s'infliger pareille litanie sans broncher ? Comment pouvait-on avoir le coeur noir au point de se délecter de la souffrance d'autrui, même un ennemi, pendant toute une nuit ? C'était à peine compréhensible. Pendant toutes ses années à Solarcis, il avait côtoyé une multitude de personnes et procédé à l'arrestation d'un nombre non négligeable d'entre elles. Mais même les plus retorses, les plus mauvaises, les plus cruelles, n'en étaient pas à ce point de noirceur. Ou alors ils étaient fous. Mais tout un peuple fou ? Il ne pouvait pas se le représenter.
Il avait passé son temps de garde à voyager sans relâche le long des remparts pour englober les sentinelles dans son aura et tempérer leurs émotions. Les bouchons qu'avait fabriqués Ignace étaient relativement efficaces, mais on percevait néanmoins les cris, et ceux de l'enfant, même s'il s'agissait d'un gosse cannibale qu'ils ne connaissaient pas, étaient particulièrement insoutenables. Hubert était conscient qu'ils allaient devoir s'endurcir et se désensibiliser, perdre une part de leur humanité, jusqu'à mépriser ces victimes anonymes. Même sans les aimer beaucoup, leur supplice n'avait rien d'agréable. De son côté, ce vacarme maléfique ne faisait que renforcer sa détermination à ce qu'aucun des colons ne soit pris, à ce que chacun des Ecorcheurs soit abattu, à ce que le fort demeure inviolable.
A l'aube, quand les cris cessèrent, il alla se placer sur le rempart est et pria avec plus de ferveur que jamais. Ils avaient besoin de toute l'aide possible et Hubert remercia Lathandre pour le retour du silence, les lendemains roses qu'il leur accorderait, et le triomphe nécessaire de sa lumière sur les ténèbres, en cette île qui lui était vouée, en dépit de l'hiver.

En contrebas, la cour s'était animée. Avec un peu de retard, semblait-il, comme si palefreniers et hommes de l'intendance avaient guetté la fin des hurlements pour regagner la surface. Mais une fois lancée, rien ne put arrêter la machine bien huilée : l'on sentit la bonne odeur du petit-déjeuner, l'on vit des colons se diriger vers les écuries, vers la cantine... Sur les remparts, bien des sentinelles s'ébrouaient, comme si elles s'arrachaient aux ténèbres pour reprendre pied dans la lumière. La plupart des visages étaient pâles, marqués... La nuit avait laissé des traces.
Étienne finit par se manifester. Lui aussi avait une mine éprouvée. Pas pire que la veille, cependant.
-Voici la relève, dit-il, l'ayant salué. Le Conseil se réunira sitôt que nous aurons tous mangé. Ensuite... Si tu veux te reposer, personne ne s'en étonnera.

" Ce n'est pas tant de la fatigue physique que morale, dit le paladin avec un sourire las. Je n'ai pas vraiment besoin de dormir, j'ai besoin de me changer les idées. Après le conseil, j'irai assister aux essais de Ruth et Alban, comme je l'avais prévu. Ensuite, si j'en ai l'opportunité, j'irai peut-être me poser quelque part. Mais je doute de trouver le sommeil, de toute façon."
Il secoua la tête, baissa les yeux vers la cour.
" Mais c'est gentil d'être venu me relever. Je vais aller attraper quelque chose, et puis je te retrouverai dans le chariot du conseil."

-Hé, prends quand même ton temps... fit le chevalier avec une légère grimace. A mon avis, tu as bien une demi-heure devant toi...
Il lui adressa un sourire encourageant puis se mit à observer l'horizon.
Il y avait beaucoup de places libres à la cantine, et nombre des visages qu'aperçut Hubert s'avérèrent fatigués : même pour ceux qui avaient dormi dans les caves, la nuit n'avait pas dû être évidente. Et cela valait apparemment pour les clercs : certes, Barthélémy et Agnès s'efforçaient de faire bonne figure, mais il les sentit immédiatement marqués, tendus.

Hubert se demanda si les clercs avaient dû recourir à leurs pouvoirs pour apaiser les émotions de certains, ou s'ils étaient simplement plus sensibles à la détresse humaine. Pour l'Ilmate, ce devait certainement être le cas : sa foi ne lui imposait-elle pas de soulager toute souffrance ? Rester impuissante à faire taire ces cris avait dû lui coûter énormément. Peut-être était-ce, par contagion, la raison de la mine de son aîné. Un moment, le paladin s'inquiéta. Agnès serait peut-être contrainte, par ses voeux, à prendre des initiatives dangereuses. Il faudrait qu'il lui en parle. Ou qu'il envoie Albérich, s'il en avait les reins.
Mais pour l'heure, il était trop fatigué, trop éprouvé, pour avoir envie d'entrer en matière sur ces sujets difficiles. Le conseil viendrait bien trop tôt et il avait droit à un peu de répit. Il avait besoin de chaleur, de contact, de présence humaine autour de lui. Mais pas vraiment de mots, non.

Réveil en sursaut.
-Mes amis, l'aube est arrivée !
Edgar, comme de coutume. Moins claironnant, cependant.
-Il paraît que les cuisines se sont surpassées et que le petit déjeuner sera plus fameux encore qu'à l'ordinaire !
Oui. L'ancien sergent se montrait plus doux et encourageant que tonitruant.
-Malheureusement, il semble qu'il n'y en aura pas pour tout le monde... Alors si j'étais-vous, je ne tarderais pas !
Tout contre lui, le Luménien sentit Alban s'agiter. Mais il ne paraissait pas s'être encore éveillé.

Albérich se redressa doucement et s'appuya contre le mur, veillant à ne pas déranger le petit garçon. Il savait qu'Edgar racontait n'importe quoi et qu'il y aurait toujours de quoi les nourrir, peu importe l'heure à laquelle ils émergeaient de leur refuge. Il lui semblait que le sommeil d'Alban était plus important que sa pitance. La nuit avait été chahutée, le gosse méritait de se reposer, d'autant que la fatigue était une ennemie implacable du corps comme de l'esprit. Lui-même n'avait pas tellement faim. Il osa tendre l'oreille et réalisa que les cris s'étaient tus. Il sentait pourtant toute la tension des dernières heures dans sa carcasse et se sentait courbaturé comme s'il avait couru toute la nuit. Des bribes de cauchemar revinrent à la surface de sa conscience : c'était un miracle qu'il ne se soit pas éveillé en hurlant. Peut-être l'avait-il fait : il n'en avait plus souvenir.
Un peu machinalement, il passa la main sur son épaule droite, là où les Sharites l'avaient marqué autrefois. Il avait l'impression de ressentir une résurgence de cette douleur, comme si la proximité du mal réveillait la mémoire de la peau. C'était ridicule. Les cannibales au dehors n'étaient pas des suppôts de la déesse sombre, mais pourtant, ils partageaient cette haine en leur coeur, et la délectation de la souffrance, et le culte de la peur, comme les clercs de la tour, comme Noir Dessein, le Loviate qui l'avait torturé. Il sentit son estomac se contracter, la bile lui remonter aux lèvres, et il prit de profondes inspirations, cherchant la paix. Tout cela était révolu. Hier n'était pas aujourd'hui. Dire qu'il avait songé à prier. Quelle blague.
Son regard tomba sur Alban, son expression tantôt crispée, tantôt paisible, tandis qu'il était baladé par le vagabondage de ses rêves. Il ne put s'empêcher de penser aux orphelins de Morféa, à ceux qui avaient été vendus, asservis, exploités, prostitués, par les Rouges et toute cette clique sordide qui s'était rassemblée autour du tyran. A ceux qui avaient été tués dans le coup d'état, sous la dictature, pendant la révolution. Il pensa aussi à Bastien, à Combeloup, son neveu bouleversé qui avait repris vie et retrouvé un équilibre, en dépit des écueils. Il se demanda s'il reverrait jamais ce village qui était sien sans l'être. Il pensa au gosse piétiné dans les rues de Solarcis qu'il n'avait pu sauver.
Il eut le vertige.

Autour de lui, on s'agitait, on murmurait, on commençait à se lever...
Alban se redressa brusquement, regarda autour de lui avec des yeux hagards, comme s'il ne se souvenait pas de l'endroit où il se trouvait.
Puis une expression horrifiée se peignit sur son visage.
-Les chevaux... L'école... Oh dieux, je vais être en retard...
Il rejeta sa couverture, bondit sur ses pieds, se débarrassa de sa tunique et, frénétique, entreprit de chercher ses vêtements.
-Je n'ai jamais été en retard depuis que je suis écuyer... gémit-il.

Cette réflexion et l'expression d'intense angoisse de l'enfant laissèrent Albérich pantois. Il faillit dire quelque chose, mais réalisa que c'était la structure dont Alban avait besoin pour pouvoir tenir debout, et qu'il n'avait pas le droit de la remettre en question, aussi absurde la trouvait-il.
" Garde ma chemise jusqu'à la salle de séchage. J'imagine que tes vêtements doivent toujours s'y trouver." offrit-il, apaisant.
Lui-même avait laissé ses affaires dans la Tour : il lui faudrait donc retourner jusque là pour s'y changer. Heureusement, il avait son manteau pour le protéger un rien du froid.

Le gosse enfila le vêtement sans réfléchir et parut devoir détaler dans l'instant. Pourtant, il s'immobilisa, dévisagea l'ancien clerc et grimaça.
-Je ne vous ai même pas dit bonjour... souffla-t-il.
Il secoua la tête, comme pour mettre de l'ordre dans ses pensées.
-J'espère que je ne vous ai pas trop bousculé, cette nuit. Et... Je vous remercie de vous être occupé de moi pour la deuxième fois. Je... Cela ne me laisse pas insensible.
Il lui sourit, embarrassé.
-Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? Vous rapporter vos affaires, peut-être ?

" Et te mettre encore plus en retard ? Tu n'y penses pas, dit Albérich en le gratifiant d'un clin d'oeil. File donc. Et commence par manger. T'écrouler d'inanition en brossant le flanc d'un cheval ne servira à rien."
Il se leva ensuite à son aise, passa son manteau et regagna la tour. Il réalisa qu'il n'était pas le seul à avoir abandonné toutes ses affaires dans sa retraite, et prit le temps de ranger ses effets près de ceux d'Hubert et d'Alban. Ils auraient tout le loisir de les descendre plus tard dans la journée. Le silence qui régnait désormais dans la pièce — relatif bien sûr, compte tenu du passage des soldats, des murmures, du bruit provenant de la cour — avait une qualité toute particulière. Il eut l'impression de n'avoir jamais pris conscience de sa beauté, avant cet instant. Il s'habilla sans se presser, écoutant l'absence de cris. Il allait falloir s'en faire des réserves, car cela ne durerait pas.
Une fois vêtu, il gagna la cour et les tables du petit déjeuner. Hubert s'y trouvait, pâle, l'air absent, mais rayonnant de l'énergie nouvelle de l'aube. Il croisa son regard et s'approcha, incertain. Le sourire du paladin lui redonna confiance en son initiative, même s'il n'avait pas envie de s'appesantir sur la nuit. Il savait qu'Hubert savait que la situation avait été douloureuse. Et il devinait que son ami lui-même n'était pas complètement vaillant. Ils n'échangèrent pas un mot sur ce qu'il s'était passé, se contentant de s'asseoir l'un à côté de l'autre. Albérich trouva avec félicité la pulsation désormais coutumière de son aura. Pour une fois, il se laissa envahir par son effet sans crainte, ni regrets. C'était une des fonctions des paladins, pourquoi s'en défier ?
" Je pensais qu'on pourrait tester les objets après le conseil...
— Les enfants vont à l'école, Hubert, tu l'as oublié ? Non, il faudra attendre la fin d'après-midi, après leur garde. Tes écuyers ont des horaires de conseillers.
— Misère, effectivement."
Le petit déjeuner était délicieux, mais Albérich n'y goûta pas vraiment. Il avait les tripes nouées, la sensation ne s'effacerait pas rapidement. Ils mangèrent en silence, le Luménien s'en satisfit grandement.

Ils virent paraître Ézéchiel, qui s'en fut manger en compagnie de certains de ses hommes. Puis, quelques minutes plus tard, ce fut Ignace qui vint annoncer la réunion du Conseil. Peu après, ils se retrouvèrent tous dans le chariot, autour de tasses de thé fumant et d'un plateau de biscuits. Personne n'avait l'air de savoir comment commencer. Étienne finit cependant par ouvrir la bouche...
...et les hurlements reprirent.
Ceux d'une femme, à nouveau.

Le répit avait été de courte durée.
" Nous devrions envisager de descendre l'ensemble de nos activités dans les caves et la salle souterraine, dit alors Albérich, de but en blanc. Même les chevaux pourraient y trouver refuge. Hormis les sentinelles et l'armurerie, nous n'avons pas besoin d'y maintenir une présence. Ces cris vont saper le moral des gens bien plus efficacement que l'absence du ciel. La hauteur des plafonds devrait nous protéger des effets néfastes de la fumée des cuisines, sans compter qu'il y a peut-être des cheminées ça et là."

Tous avaient pâli. Et tous acquiescèrent.
-Il y a des systèmes de circulation de l'air dans certaines salles, oui... fit Ignace. Je sais desquelles il s'agit, déplacer les cuisines et la forge pourrait donc se faire très rapidement.
-Je propose en outre de dispenser les enfants de monter la garde, intervint Agnès, d'une voix sourde. Beaucoup de ceux qui ont dû demeurer sur les remparts cette nuit ont été victime de cauchemars assez violents... Nous ne pouvons pas, humainement, leur infliger cela.

" Si nous sommes tous d'accord, ne trainons pas, reprit le Luménien. Nous devons retourner dehors pour soutenir les gens. La réunion peut avoir lieu plus tard, quand le mouvement est lancé. Nous devrions aisément pouvoir nous distribuer le travail pour que les choses se déroulent dans le calme et au plus vite. Hubert, Etienne et Ezéchiel peuvent sans doute gérer les soldats, la garde et les bêtes, tandis qu'Agnès, Ignace et moi nous chargeons de l'intendance et des civils."
Il s'empourpra spectaculairement. C'était un peu trop directif, sans doute. Mais ces cris, il ne les supportait déjà plus.
" Enfin... Si vous pensez que c'est... comme ça qu'il faut nous organiser... bien sûr."
Hubert, ce traître, avait un petit sourire en coin, mais il se garda bien de dire quoi que ce soit.

Peut-être n''était-il pas si rare qu'un membre du Conseil soumette une méthode à laquelle tous se rallient spontanément, à moins que ses collègues n'aient tout simplement trop hâte de se soustraire aux cris pour relever son attitude directive. Quoi qu'il en soit, personne ne protesta. Ignace distribua à chacun des copies du plan des caves, montra où les écuries pourraient être déplacées, quelles salles disposaient de systèmes d'aération, quels dortoirs devraient être déménagés... Il fut bref, toutefois, se contentant de l'essentiel : les ajustements pourraient intervenir plus tard, quand l'essentiel de la Communauté aurait fui la surface.
Les opération débutèrent dès lors sans tarder. Il n'y eut pas de panique, pas d'éclats et les opération, somme toute, se déroulèrent sans anicroche. Cela n'empêche pas, cependant, de voir des mines livides, des gens éprouvés, de jeunes enfants en pleurs, ce qui ne rendit que plus criante la nécessité absolue d'échapper aux hurlements. Car y demeurer exposé trop longtemps aurait été courir à la catastrophe, au moins en matière de moral collectif...

Albérich canalisa surtout les civils, avec l’aide des instituteurs et des bardes, qu’il débaucha rapidement. Ignace devait gérer le transport du matériel, dont les cuisines, mais Hubert semblait s’être chargé de la forge avant de monter sur les remparts pour lancer le mouvement avec Etienne et Ezéchiel. Ensuite, Albérich l’avait vu rassembler ses officiers puis s’entretenir avec les palefreniers. Les chevaux descendraient après les gens, le matériel s’intercalerait, Albérich envoya tous les adultes plus ou moins stoïques vers Ignace ou Agnès, tandis qu’il recalait les plus éprouvés et envoyait les enfants dans les tréfonds du fort.
Sans l’aigle de Frida, leur retraite précipitée était à la merci des yeux d’oiseaux ennemis, mais Albérich était satisfait de la dignité qu’il observait autour de lui. Oui, ils fuyaient la torture sonore que leur infligeaient les Ecorcheurs, mais ils le faisaient dans le calme. Sans doute les cannibales estimeraient-ils que le premier sous-sol était suffisamment grand pour les accueillir tous. Il fallait espérer que, comme le supposait Varamyr, ils n’en découvrent jamais l’étage inférieur.

Les choses commencèrent lentement à rentrer dans l'ordre. Les colons s'étaient trouvé une place, les hommes de l'intendance et ceux qui leur prêtaient main forte, les oreilles bouchées avec de la paille, descendaient le matériel indispensable, les premiers chevaux gagnaient leurs nouvelles écuries, les clercs et les bardes circulaient d'une pièce à l'autre pour s'assurer que tout allait bien...
Et puis Agathe s'en vint trouver Albérich.
-Pourrais-tu faire part d'une demande au Conseil quand il se réunira ? s'enquit-elle. Je sais que les bardes doivent rester disponibles en cas d'assaut, mais... Nous nous disions qu'ils pourraient peut-être nous filer un coup de main avec les enfants, au moins aujourd'hui. Je pense que nous ne ferons pas exactement classe comme d'habitude, car ils ont besoin de se changer les idées et... il me semble que du renfort ne serait pas malvenu.

Albérich parut surpris.
" Est-ce que ça doit vraiment passer par le conseil ? Vous ne pouvez pas juste leur demander ? Je veux bien le faire, si tu penses que ça passera mieux... Mais c'est franchement le genre de services qui peut se passer de détours. Giovanni et Ariel ne sont pas stupides."
Il chercha l'un ou l'autre du regard. Pourquoi tergiverser ?

-Disons qu'Hubert leur avait donné des consignes précises : restés groupés ou à minima facilement trouvables, être en permanence prêts à rallier les remparts... C'est encore plus vrai pour Giovanni, qui est à la fois un lanceur de sorts et le meneur des archers... Bref, nous ne voulions pas donner l'impression d'enfreindre les ordres, de n'en faire qu'à notre tête sans consulter personne... Pour le reste, ils ont l'air assez partants, même notre Sunite allergique aux mômes...

" Giovanni et Ariel connaissent le code. S'ils sont requis à l'extérieur, le cor les en préviendra. Arrangez-vous simplement pour qu'ils puissent laisser les enfants au besoin."
Il pinça les lèvres.
" Cela dit, Agathe... Ne forcez pas les gosses à rester en groupe s'ils ont besoin de retrouver la sécurité du giron familial. Dans ces moments de crise, maintenir un semblant de normalité est parfois contre-productif : les enfants ne sont pas dupes et leur confiance peut être ébranlée."

L'institutrice croisa les bras.
-Peu importe. L'école est obligatoire au sein de la Communauté, et ni nous ne dérogerons à ce principe, ni nous ne tolérerons d'exceptions.
Elle sourit.
-Allons, ne t'en fais pas, Albérich : nous ne sommes pas des monstres, nous avons à cœur le bien-être de nos élèves, et ceux qui ont souhaité retourner auprès de leurs parents l'ont pu sans le moindre problème. Quant aux autres... Nous allons nous adapter au vu des circonstances. Il n'est pas question de faire comme si de rien n'était, nous répondrons aux questions s'il y en a... Nous ferons notre possible pour combattre, à notre manière, les techniques de guerre psychologique de ces barbares.

" Je n'ai pas sous-entendu que vous pourriez vous montrer rigides, Agathe. Simplement... Chaque chose en son temps. Mais je te laisse... Je vais voir si je peux être utile ailleurs. Bon courage. Faites-nous savoir si vous avez besoin de quoi que ce soit."
Puis, sur un sourire, il posa une main amicale sur son épaule, avant de repartir dans le flot des réfugiés. Il avait l'intention de trouver Ignace et de voir s'il pouvait encore faire une chose ou l'autre.

Pragmatique comme à son habitude, Ignace avait établi ses nouveaux quartiers au centre des caves. Les opérations cruciales étant achevées ou en bonne voie, on était passé aux aménagements secondaires mais néanmoins nécessaires : il fallait déménager plusieurs dortoirs de civils plus avant dans le sous-sol, afin que les soldats puissent demeurer juste à côté des escaliers, que les vivres puissent être placés tout près des cuisines, le fourrage tout près des écuries... Bref, le travail ne manquait pas, et le renfort constitué par le Luménien accueilli avec plaisir. Une chose était certaine il ne risquait pas de s'ennuyer avant au moins la fin de la matinée...

De son côté, Hubert s'était rapidement entretenu avec Ulrich, puis avait rassemblé les officiers, avant de s'occuper des écuries, où il avait enjoint à Grand Vent de surveiller les chevaux inquiets. Il avait agi dans le calme, sans devoir forcer son attitude déterminée. L'adrénaline galvanisait son organisme, mais dans le même temps, il savait exactement quoi faire, à qui parler, quoi décider, et la fluidité du mouvement des troupes, des civils, du matériel, en dépit des hurlements, avait quelque chose de simple et d'apaisant. C'était l'horreur, mais l'horreur forçait l'action.
Ezéchiel gérait les sentinelles avec Etienne, dont c'était techniquement le tour de garde, aussi Hubert n'avait-il plus rien à faire en surface. Il descendit donc dans le ventre du fort pour vérifier que les transferts de dortoir s'organisaient convenablement.

Tout se déroulait convenablement à ce niveau. Les salles situées à proximité immédiate des tours avaient été évacuées par les civils assez rapidement - ils n'avaient pas beaucoup d'affaires à déménager - et sans rechigner - le fait que les hurlements y soient plus perceptibles qu'ailleurs ne devait pas être étranger à leur empressement. Ensuite, les soldats en avaient pris possession, reproduisant, en sous-sol, l'organisation qui avait été de mise à la surface : ainsi les escouades d'Edgar et de Gaspard s'étaient-elles établies au sud-ouest, les mercenaires au nord-ouest... Si la perspective de continuer à entendre les cris des suppliciés ne les réjouissait guère, ils ne tardèrent pas à être rassurés par des hommes de l'intendance venus les rassurer en leur apprenant qu'on installerait d'ici peu des pans de tissu supplémentaires dans les arcades faisant office de portes, ce qui ne manquerait pas d'atténuer davantage les sons.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée