La Couronne de Cuivre

Ils se retrouvèrent ainsi à nouveau devant la porte close du bâtiment sans fenêtres.
" Je vais essayer de crocheter la serrure ? proposa Caenlin.
— Et si tu n'y arrives pas, je défoncerai la porte." répondit Braen avec un sourire.
Il se tourna vers Taliesin.
" Vous savez faire le silence, ce genre de choses ?"

Il secoua la tête.
-Malheureusement non : en bon barde, je suis surtout doué pour faire du bruit.
Il réfléchit quelques instants.
-Je pourrais lancer un sort de manipulation des sons sur la porte, pour tenter de modifier, d'atténuer le bruit qu'elle fait lorsqu'on tape dessus. Mais je ne suis pas du tout sûr que cela fonctionne.
Le mieux serait vraiment que le crochetage réussisse.

Tandis qu'ils bavardaient, Caenlin, accroupi, travaillait sur la serrure à l'aide d'instruments. Braen était sur le point de répondre quelque chose lorsqu'il y eut un bruit derrière eux et Dothiel émit un léger sifflement. Une porte était en train de s'ouvrir dans la façade d'un bâtiment voisin.

Puisqu'ils n'étaient pas exactement bruyants, deux conclusions s'imposaient : soit ils avaient déjà déclenché une alarme, soit ils jouaient de malchance. Dans un cas comme dans l'autre, et à moins que Caenlin ne triomphe de son crochetage dans l'instant, ils devaient se mettre hors de vue du nouvel arrivant et donc se hâter en direction de la ruelle la plus proche - ruelle dont, d'un geste, il indiqua la direction à ses compagnons.

Caenlin n'en avait pas terminé et ils se faufilèrent donc rapidement à l'abri des regards. Ils entendirent la porte grincer légèrement sur ses gonds puis un bâillement étouffé, ensuite le bruit de pas s'éloignant... heureusement pas dans leur direction.

Avec le plus de discrétion possible, Taliesin jeta un regard au coin de la ruelle, espérant apercevoir l'importun - l'importune, plutôt. A son allure, à sa tenue, il espérait réussir à déterminer si elle sortait pour peu de temps - afin d'aller aux latrines, par exemple - ou s'il y avait des chances pour qu'on ne la revoie pas avant un certain temps - ce qui serait le cas si elle partait accomplir quelque tâche nocturne...

Taliesin se faufila donc vers la sortie de sa cachette. Il ne put voir que le dos de la femme — c'en était une, il pouvait le deviner à sa silhouette — s'éloignant dans la direction opposée, d'un pas un peu claudiquant, une main appuyée dans le bas du dos, drapée dans un long manteau (ou peut-être une couverture).

Il comptait demeurer où il se tenait jusqu'à ce que la femme disparaisse à sa vue : ainsi saurait-il si elle se rendait dans le voisinage immédiat ou plus loin - ce qui l'arrangerait. Ensuite, il irait faire son rapport à ses compagnons et demanderait à Caenlin s'il pensait pouvoir rapidement triompher de la serrure...

La femme tourna à l'angle de la rue, vers la gauche, et Taliesin put revenir rapidement en arrière. Caenlin semblait plus ou moins certain de parvenir à ouvrir la serrure, mais Dothiel préféra remonter toute l'allée pour repérer un éventuel retour de la promeneuse nocturne... en espérant bien sûr qu'elle ne soit pas partie faire un tour qui la ramène à eux par un tout autre chemin. Caenlin se remit au travail et parvint à faire céder la serrure presqu'aussi rapidement qu'il l'avait prévu. Il jeta un coup d'oeil à l'intérieur, décréta que la voie était libre, et Braen fit signe à Dothiel avant qu'ils se précipitent tous à l'intérieur. Un problème se posait : en l'absence de fenêtre et une fois la porte fermée, il ferait noir comme dans un four dans ce qui ressemblait pour l'heure à un couloir jalonné de portes. Même pour des yeux d'elfe.

Il farfouilla dans ses poches : sa tabatière avait beau être vide, il gardait toujours avec lui sa pipe et, surtout, son briquet. Briquet dont il avait bien l'intention de battre sitôt la porte refermée derrière eux.
-Cet endroit "accueille" sans doute les... religieuses réfractaires. Celles qui ont fauté, à qui les règles ne conviennent pas ou... qui n'acceptent pas d'avoir été enlevées puis envoyées ici. souffla-t-il.

Braen le regarda un instant à la lueur de la flamme.
" Allumons une torche, sinon nous n'allons pas nous en sortir. Et hâtons-nous. Nous allons avoir la cavalerie aux fesses sous peu, je le sens dans l'air."
Caenlin avançait déjà dans le couloir.
" On fait quoi ? On défonce ? Parce que tout crocheter, ça va prendre des plombes !"

Et de farfouiller en quête de l'une des torches.
-Dans un premier temps, essayons d'être plus discrets, d'avoir une idée de la configuration des lieux, de ce que cache les portes, de celles derrière lesquelles il y a quelqu'un : on doit bien pouvoir jeter un regard par les serrures, non ? Si rien n'est probant, Dothiel pourrait appaler Cordélia : une voix de femme serait moins surprenante, pour les occupantes...

Braen acquiesça.
" Bon, séparons-nous, alors."
Il se tourna vers Taliesin.
" Si vous pouviez nous sortir les torches... au troisième essai ?"
Le sac magique leur fournit un vieux livre sur la mosaïque antelucienne, puis un petit chat empaillé, enfin les torches espérées. Braen les alluma toutes les deux, puis il en tendit une à Caenlin.
" Je reste à la porte" dit Dothiel.
Le cuisinier acquiesça.
" Et nous on se magne."
Ils remontèrent tous trois le couloir, mais il faisait un noir d'encre dans les pièces, et les trous de serrure étaient sombres. Braen se pencha pour regarder sous les portes. Tout était silencieux.
" Il n'y a personne dans ces pièces... peut-être plus loin ?"

-Continuons, oui. Cordélia est forcément ici : pour autant que je sache, un sort de divination peut être bloqué mais non leurré...
Bien sûr, son amie avait pu être déplacée, entretemps. Il croisait toutefois les doigts pour que ce ne serait pas le cas : l'opération était déjà bien assez ardue comme cela. Ceci dit, à bien y réfléchir, il y aurait encore pire, comme complication.
-J'espère juste que ledit sortilège n'a pas été détecté et qu'on ne nous a pas tendu un piège en bonne et due forme...

" Je pense qu'ils ne nous accordent pas assez d'importance pour ça, qui qu'ils soient..." murmura Braen.
Il se redressa et soupira.
" Ouvrons les portes. Elles sont trop épaisses pour qu'on y voit quoi que ce soit, à moins de se brûler le visage. Je vais aller relever Dothiel. Caenlin, mets-toi au boulot. Essayez de repérer des traces de passage sur le sol... Si on doit ouvrir trente portes, on ne sera pas à la moitié quand ils vont débarquer."

Il acquiesça.
-Pendant ce temps, je vais donc aller voir le reste du bâtiment, histoire d'en avoir une vue d'ensemble.
Pourvu qu'ils trouvent des traces, des signes, bref, des indices. Sinon, ils ne s'en sortiraient jamais.

Le couloir formait un L et se terminait, tout au bout, par une porte. Il y en avait, au total, une douzaine, toutes fermées, en apparence du moins. Le sol était de pierre, les murs nus, jalonnés de lampes à huile qui étaient éteintes pour l'heure. Tout était silencieux mais le moindre son avait tendance à résonner sur le pierre dépouillée et même à l'autre bout du bâtiment, Taliesin entendait les crissements des instruments de Caenlin au travail dans la serrure. Il entendit aussi une première respiration, derrière une porte sur la droite, presque au bout du couloir. Pour l'heure, les elfes qui ouvraient les portes n'avaient pas crié victoire...

Après une hésitation, Taliesin décida d'aller quérir Dothiel. Peut-être avait-il entendu la respiration de Cordélia, peut-être celle-ci était-elle la seule pensionnaire de cette prison. Mais peut-être s'agissait-il de quelqu'un d'autre, d'une religieuse qui pousserait des haut cris en entendant une voix masculine, hauts cris qui se répercuteraient en échos tonitruants et risqueraient d'être perçus hors du bâtiment... Bref, mieux valant se montrer trop prudent que pas assez, mieux valait que ce soit l'elfe qui lance le premier appel...

Dothiel et Caenlin vinrent tous deux, la première pour parler, le second pour ouvrir la porte, ce à quoi il s'attela immédiatement. Pendant ce temps-là, Dothiel expliqua à Taliesin que la première porte avait révélé une pièce où étaient stockés des draps et des vêtements, un peu de mobilier, du matériel de nettoyage, les deux suivantes des chambres vides, non verrouillées, d'ailleurs, la troisième une chapelle dédiée à Chauntéa, mais dont les fleurs fanées indiquaient qu'elle n'avait pas été utilisée depuis longtemps.
La porte s'ouvrit finalement et Dothiel entra la première. A la lueur de la torche, ils découvrirent une nouvelle petite chambre, sommairement meublée, et une silhouette endormie dans le lit, à la respiration ample. Ce n'était pas Cordélia, ni la princesse elfe, ni personne qu'ils aient jamais vu : une jeune femme aux cheveux noirs passablement emmêlés, dégageant une odeur de sueur et d'autre chose. Elle était profondément assoupie et sans le moindre signe d'un réveil prochain.

-Et merde...
En même temps, il aurait dû s'y attendre : trouver d'emblée Cordélia aurait été trop beau. Beaucoup trop beau; En réalité, il commençait même à se demander si elle se trouvait réellement ici.
-Continuons à chercher. Bien sûr, nous devrons réveiller cette femme pour l'interroger et, si elle est prisonnière, pour la libérer. Mais j'aimerais autant commencer avec mon amie : avec elle, au moins, je sais sur quel pied danser.

Caenlin et Dothiel acquiescèrent et ils regagnèrent le couloir, fermant la porte derrière eux.
" Essayons les portes voisines." proposa la jeune femme.
Son frère se mit aussitôt au travail. Ils débouchèrent ainsi dans une nouvelle chambre, meublée comme la précédente, et accueillant elle aussi une pensionnaire assoupie. Cette fois, cependant, elle n'était pas inconnue à Taliesin. Ce n'était pas Cordélia, non, mais c'était Lucie, la fiancée de Yann. Comme sa prédécesseuse, elle était profondément endormie.

Lorsque le barde avait commencé à soupçonner l'abbaye d'abriter un sombre secret, il avait songé au drame vécu par le fils de son hôtesse, au fait qu'il était peut-être plus amer encore que ne le soupçonnait le jeune homme... Pour autant, pouvait-il prendr le risque de la réveiller ? Sans doute le fallait-il, car le temps pressait...
-Continuez à ouvrir les portes voisines : je vais essayer de discuter avec elle, souffla-t-il. Je la connais un peu et, surtout, je connais son ex-fiancé : même si elle est déjà embrigadée, malgré l'enfermement qu'on lui fait subir, je pense donc pouvoir la convaincre de ne pas donner l'alerte.
Déjà, il s'efforçait de la réveiller en douceur, prêt à étouffer ses cris éventuels en lui posant une main sur la bouche.

Mais il eut beau la secouer, elle ne s'éveilla pas. Tout au plus maugréa-t-elle dans son sommeil et tenta-t-elle de se retourner pour échapper à l'importun. Ni paroles, ni gestes ne parvinrent à l'arracher à sa torpeur, laquelle n'était sans doute pas tout à fait naturelle...

Il se redressa et esquissa un geste de mauvaise humeur avant de rejoindre ses camarades.
-Ces salopards les droguent ou les ensorcèlent, dit-il après leur avoir fait part de son échec. Pour les faire tenir tranquilles ? Pour leur laver le cerveau ? Je n'en ai pas la moindre idée. Mais qu'on aille pas me dire que cet endroit est un lieu saint.
Il secoua la tête.
-Il faudra trouver un moyen de les évacuer...

" En les portant sur notre dos ? dit Caenlin avec une grimace.
— Je me disais bien qu'il y avait une odeur bizarre dans l'air..." souffla Dothiel.
Elle relâcha sa respiration.
" Si c'est naturel, Braen saura concocter quelque chose pour les éveiller. Mais je ne sais pas si nous en avons le temps."

Un instant, il songea au pipeau. Lequel, malheureusement, serait inopérant jusqu'à l'aube...
-Essayons déjà de trouver Cordélia. Nous aviserons ensuite.
Quitter l'abbaye s'avérerait plus compliqué encore qu'ils ne l'avaient prévu. Mais puisqu'ils ne pouvaient pas faire autrement, inutile de se désespérer : il fallait trouver des solutions.

Ils trouvèrent Cordélia dans une troisième chambrette. Comme les deux autres femmes qu'ils avaient dénichées avant elle, elle paraissait indemne mais était profondément endormie, et Taliesin ne rencontra pas davantage de succès en tentant de l'éveiller.

-Il faut les évacuer, dit-il finalement à ses camarades. Cordélia, bien sûr, mais aussi Lucie : elle est de la Vallée, son récit aura donc du poids, pourra faire office de preuve...
Il aurait aimé libérer toutes les captives - qui sait s'il n'y en avait pas encore d'autres derrière les portes toujours closes ? Mais au vu des circonstances, s'ils parvenaient à en sauver deux, ce serait déjà miraculeux.

Au moment où il disait cela, il entendit du bruit à l'extérieur. Passant la tête par la porte, Taliesin vit qu'il y avait désormais un fin rai de lumière sous la porte qui se trouvait à l'extrémité du couloir.
" Pas question qu'on parte sans la princesse, souffla alors Caenlin.
— Mais il va falloir les empêcher d'entrer..."

Soit la prison était dotée de protections magiques grâce auxquelles leur intrusion avait été détectée, soit Beshaba avait décidé de refaire de lui son favori. Il ne voyait aucune autre explication.
-S'il s'agissait de religieuses venues vérifier l'état des prisonnières, nous pourrions nous cacher le temps qu'elles avancent dans le bâtiment puis surgir pour les capturer, souffla-t-il. Mais comme il peut aussi s'agir de gardes, nous ne pouvons prendre le risque de les laisser pénétrer à l'intérieur.
Soupir.
-On peut sans doute bloquer la porte en empilant des meubles... Mais il faudra faire pareil avec l'autre, vers laquelle ils se rueront sitôt qu'ils auront constaté le problème. Et alors, nous serons coincés jusqu'à l'aube, moment où le pipeau devrait pouvoir nous fournir un moyen d'évasion.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile