La Couronne de Cuivre

Lorsque Albérich rejoignit Anselme, celui-ci fut embarrassé mais nullement pris au dépourvu. Lisant ses notes, le clerc constata que son assistant était décidément d'une efficacité redoutable : il avait dressé une liste des patients suivis, du traitement suivi, mis en avant ceux pour lesquels l'amélioration n'était pas aussi rapide qu'espérée, le tout avec une clarté, une précision et une concision spectaculaires.
Quand le paladin, de son côté, rejoignit ses officiers, il les trouva ravis par sa demande : restructurer quelque peu les journées, retrouver certaines activités d'autrefois... Cela les satisfaisait, pour le moins.

Hubert s'attarda un moment auprès de Ted et Edgar. La compagnie des officiers le rassérénait et il n'avait pas eu l'opportunité de leur parler beaucoup ces derniers jours. Il s'inquiétait de leur état d'esprit tout en les devinant solides et déterminés. Il craignait aussi d'avoir endommagé son amitié avec Edgar au cours de l'attaque de la forteresse, lorsqu'il l'avait contraint à fuir pour encadrer les civils. Il ne regrettait pas de l'avoir fait, mais il avait besoin de s'assurer que le sergent borthean ne lui en tenait pas rigueur...

Si tel était le cas, Edgar n'en laissa rien paraître. Mais peut-être aussi était-il habitué à recevoir des ordres qui ne lui plaisaient guère : c'était le lot des sous-officiers et plus largement des soldats. Quoi qu'il en soit, il se montra amical, de même que Ted.
-Est-ce que je reprends également les exercices pour les mômes ou bien doit-on se concentrer exclusivement sur les adultes ? s'enquit ce dernier.
Le travail ne lui faisait manifestement pas peur. Sans doute avait-il rongé son frein durant ces journées de relative oisiveté.

" Pour l'instant, c'est sur base volontaire uniquement. Mais je n'entraînerais pas les enfants dans un premier temps. Je ne veux pas que les gosses paludiers renouent avec la violence si ce n'est pas absolument nécessaire, et ils se sentiront moins mis à l'écart si nos propres enfants ne sont pas armés. Il est clair, cependant, que dès douze ans, ils peuvent s'entraîner avec les adultes. Mais, à nouveau, uniquement ceux qui le désirent. La nuit de l'attaque a été traumatique : personne ne doit être contraint."
En prononçant ces paroles, il songea à ce qu'Alban lui avait confié la veille. Il n'avait pas eu l'opportunité d'en reparler avec l'enfant, aussi décida-t-il de le prendre à l'écart dès que l'occasion se présenterait...

Visiblement déçu, l'instructeur n'en acquiesça pas moins.
-Je suis moins doué avec les grands qu'avec les petits mais je verrai ce que je peux faire.
-C'est sûr que tes techniques d'intimidation marchent pas beaucoup sur les adultes...
-Mes techniques d'in... Je n'intimide personne ! Jamais !
-Pas faux : tu terrorises, plutôt.

Hubert leva les yeux au ciel.
" Je viendrai vous donner un coup de main si la demande est trop importante. Ne vous épuisez pas, cependant. Pour l'instant, je compte envoyer Gaspard à l'extérieur, mais j'ai dans l'idée qu'un roulement sera le plus efficace, et nous devrons peut-être envoyer plusieurs équipes en parallèle, à un certain moment. Cherchez une bonne salle. Je sais que les jardins sont tentants, mais ils n'y survivraient pas."
Il prit ensuite congé des deux hommes puis partit à la recherche de son écuyer. La matinée n'avait pas dû être très passionnante pour les enfants, et il supposa qu'il le trouverait non loin de Gabriel...

C'est bien là qu'il le trouva, en compagnie des jumeaux - qui étaient privés de leur maître - et même de Ruth. D'ordinaire, il le savait, la petite fille ne participait guère aux activités visant à intégrer les jeunes Paludiers : cela ne la passionnait pas vraiment. Toutefois, faute de mieux, elle s'était jointe à ses amis et faisait contre mauvaise fortune bon cœur.
-Viens-tu me prêter main forte ou appeler à d'autres tâches mes aides si précieux ? s'enquit Gabriel, amical.

" Je viens t'emprunter Alban." dit le paladin sans se perdre en circonvolutions langagières.
Bientôt Varamyr et tout un groupe de Paludiers seraient présents parmi eux. Hubert se demandait comment ils réagiraient face à cette engeance.
" Au fait... Qu'est-il advenu des trois... plus difficiles ?" murmura-t-il à l'intention du clerc.

Son visage s'assombrit.
-Je n'en ai malheureusement aucune idée. Comme tu le sais, leurs quartiers se trouvaient au sous-sol et... Je n'ai pas vraiment eu la possibilité de m'y rendre.
Soupir.
-Au moins ai-je pu sauver ceux-là, conclut-il.

" Oui. J'imagine qu'ils doivent te considérer un peu autrement, désormais..."
Il sourit et fit signe à Alban, un peu mal à l'aise. En réalité, il était soulagé que Gabriel n'ait pas pu libérer les trois autres. Ils étaient dangereux et les garder avec les rescapés à cran de la communauté n'aurait posé que des problèmes. Or, ils en avaient déjà bien assez comme ça.
" Je te rends Alban très bientôt. Bon courage, en tout cas."

L'ombre qui, un instant, s'était arrêtée sur le visage du Lathandrite passa, comme un nuage chassé par le vent.
-Merci. Mais ce n'est pas une tâche désagréable, loin s'en faut. Et leurs progrès sont pour le moins encourageants.
Alban, intrigué quoiqu'il essayât de ne point le montrer, suivit le paladin sans mot dire.
-Puis-je vous être utile à quelque chose, messire ? finit-il cependant par demander.

" Non, pas dans l'immédiat, dit le paladin avec un sourire, tandis qu'il l'entraînait dans les couloirs, au petit bonheur la chance. Je voulais savoir comment tu te sentais... Je n'ai pas oublié ce que tu m'as confié hier matin et... Je venais aux nouvelles, simplement. Ta nuit a été agitée, à nouveau... "

-Oh...
Le garçon s'empourpra.
-Messire, je suis vraiment désolé si je vous ai empêché de dormir. Je ne savais pas que mon sommeil était si agité... Peut-être devrais-je boire de l'infusion avant de me coucher, voire aller m'installer ailleurs...

Misère, mais pourquoi ce gosse devait-il interpréter les choses le plus négativement possible ?!
" Alban, tu ne m'as pas du tout empêché de dormir. Et tu ne dois certainement pas aller dormir ailleurs ! Si mon aura peut un peu t'apaiser, tu dois en contraire en user sans retenue. Mais prendre une infusion ne serait peut-être pas une mauvaise idée... Nous avons tous besoin de sérénité et d'un sommeil réparateur... Non. Je voulais juste savoir si ça allait."

-Je crois, messire.
Il se fit grave.
-Je pense toujours aux proches des gens que j'ai tués. Mais je me dis que j'ai fait... mon devoir. Je me dis, aussi, qu'avoir ce genre de remords, même si c'est douloureux, ça n'est pas forcément une mauvaise chose : ça permet de se souvenir que tuer n'est pas un acte anodin et ça me permettra peut-être, par conséquent, de ne pas être un trop mauvais chevalier. Ou de ne pas être un trop mauvais homme, simplement.

Hubert sourit au gosse tout en maudissant les monstres qui lui avaient volé son enfance. Il ne voulait pas s'apitoyer sur lui, mais c'était difficile. Aucun môme n'aurait dû prononcer ce genre de discours.
" Je pense aussi. Moi-même, malgré ma profession, je n'avais plus tué d'être humain depuis des années... Et l'avoir fait me pèse. En même temps, vu la situation... Des tas d'autres choses tournoient dans mon esprit, c'est sans doute protecteur... Mais je comprends. Prendre une vie, ce n'est jamais anodin. Et nous aurions fait autrement, toi et moi, si nous l'avions pu."

Alban hocha la tête.
-Nous ne les avons pas attaqués : nous n'avons fait que nous défendre, que protéger les nôtres. Comme lorsque les Paludiers nous ont assaillis.
Il esquissa une ombre de sourire.
-Mais ne vous en faites pas pour moi, messire. Je crois que vous avoir accompagné, hier matin, m'a fait du bien. Certes, je ne suis pas certain de m'y être bien pris, je ne suis pas sûr, non plus, d'avoir été entendu. Mais avec vous, monseigneur Albérich et messire Gabriel à ce point... concentrés, le moment était solennel. Alors... Avoir demandé pardon... dans de telles conditions... Je ne sais pas, ça ne m'a pas paru anodin.
Il grimaça.
-Mes excuses, messire : je ne sais trop comment expliquer cela.

" Non, je comprends. Quand les preux et les clercs de Lathandre communiquent avec leur dieu, l'air se charge fatalement d'une certaine... énergie. Que tu l'aies perçue veut peut-être dire quelque chose... ou peut-être pas. Il n'y a pas toujours de mots à mettre sur ce qu'on ressent dans son corps et dans son âme. C'est de toute façon une simplification de ce qu'on vit."
Il posa la main sur son épaule.
" Mais je pense que si tu sens l'appel de Lathandre, un jour, tu le sauras. A toi de décider si tu veux le chercher ou si ce n'est pas le chemin que tu désires emprunter."

Il hocha la tête, parut hésiter.
-Pour être franc, messire, je ne songes plus guère à ce que je désires. Ma situation actuelle me convient on ne peut mieux et je crois toujours vouloir devenir chevalier mais... Tout est tellement instable, imprévisible, tout peut tellement changer d'un moment à l'autre... Alors je préfère me laisser porter, simplement, et essayer de bien faire ce que je peux faire, quoi que ce soit.

" C'est sans doute sage, en ce moment. Mais rêver, ça fait aussi partie de... de la vie. Sans aspirations, sans désirs, nous ne sommes pas vraiment humains. Tu ne dois pas t'interdire ces choses, et tu dois avoir foi : nous nous en sortirons. Et tu as suffisamment d'amis ici pour pouvoir imaginer bien des futurs. Ne cède pas au découragement, Alban. On pourrait croire que le sort s'acharne sur nous, mais en réalité, si on regarde bien les choses, c'est nous qui nous sommes engagés dans une aventure folle. Par rapport aux risques que nous courrions... Nous ne nous en sortons peut-être pas aussi mal qu'on pourrait le croire."

-Nous oui. Mais ça doit être sacrément rude pour ceux qui ont été capturés...
Il soupire; Puis son esquisse de sourire reparut.
-Mais en réalité, je ne suis pas vraiment découragé. Je pense même que tout peu s'arranger, surtout avec des personnes comme vous et monseigneur Albérich à nos côtés. Simplement, ne pas tirer de plans sur la comète, ça permet d'éviter les déceptions. Sans pour autant fermer la porte aux bonnes surprises.

Non, il ne ferait pas un Lathandrite de ce gamin. Ce n'était pas étonnant, marqué comme il était par la vie. Mais le paladin n'était pas prosélyte et le gosse avait tant de possibilités qu'il ne doutait pas qu'il excellerait dans sa voie, quelle qu'elle soit.
" C'est vrai aussi." dit-il sobrement.
Il comprenait pourquoi Robert avait tant voulu donner une seconde chance à cet enfant. Mais son attitude était à la fois motivante et démoralisante. Il étouffa un soupir.
" Ça se passe toujours bien avec les Paludiers ? Qu'est-ce que vous faites, avec eux ?"

L'écuyer le fixa un instant, perplexe.
-Je crois qu'ils commencent à bien nous aimer, messire, répondit-il finalement. Messire Gabriel pense que comme eux aussi ont eu des ennuis avec les Ithiliens, ils se sentent peut-être un peu... solidaires. Ça nous fait quelque chose en commun. Alors ajouté aux progrès qui avaient déjà été réalisés à la forteresse, au fait aussi qu'ils voient que certains petits ont été adoptés... Ça avance. Pour l'heure, messire Gabriel a un peu mis les exercices physiques de côté : on se concentre sur l'apprentissage des langues. Nous leur apprenons des mots de la nôtre et eux nous en apprennent de la leur. Ainsi, il y a... un échange.

Tout en parlant avec Alban, Hubert était reparti en direction de l'endroit où ils avaient laissé Gabriel et sa bande.
" C'est une bonne idée. Je ne suis pas surpris que Gabriel en ait, cela dit. J'imagine que ça doit être... fatiguant et gratifiant à la fois."
Lui-même n'avait jamais eu de contacts avec des enfants avant cette expédition, aussi n'imaginait-il même pas par où prendre le problème...
" Je suis... désolé que nous soyons à nouveau coincés à l'intérieur, dit-il finalement. Malheureusement, comme je suis le seul à savoir ouvrir les portes de cet endroit... et vu mon poste... Je ne serai pas appelé à sortir bien souvent. Mais nous devrions trouver du temps pour nous entraîner, avec Ruth, en fin de journée, si cela vous tente."

-Elle en serait ravie, messire. Et moi aussi, évidemment. Cependant, si vous deviez finalement ne pas avoir le temps... Ne vous en inquiétez pas. Nous comprenons que vos obligations ne vous laissent guère de libertés et nous ne voulons pas vous ajouter d'autres contraintes. Nous aimerions au contraire être utiles, alléger votre travail si cela nous est possible. Alors si l'occasion se présente... N'hésitez pas à faire appel à nous.
Alban jeta unr egard autour de lui.
-Pour le reste... Nous sommes bien, ici. Tellement bien, même, que c'en est culpabilisant quand on songe à ceux qui sont demeurés en arrière.

" J'aurai le temps... J'ai l'impression que je suis appelé à donner beaucoup de directives... Je vais avoir besoin de me défouler, moi aussi."
Il sourit doucement.
" Et ne culpabilise pas. Nous allons libérer les autres. Et ensemble, nous irons de l'avant. Mais nous avons besoin de force, et de temps. Le confort que nous avons ici sera le leur, un jour. Jusque là... C'est une chance que nous puissions nous préparer dans de bonnes conditions."

Il hocha la tête.
-De plus, dame Marthe revient cette nuit, avec une ambassade des Paludiers des Dents Grises. Et il ne me paraît pas impossible que messire Guillermo et messire Ézéchiel s'en soient tirés et que nous les retrouvions bientôt.
Il sourit. Franchement, cette fois.
-Oh, messire, avant que j'oublie... Si vous le pouvez, dites à monseigneur Albérich que la cérémonie était très réussie. Très... touchante et encourageante en même temps.

" Je n'y manquerai pas mais... Il me semble que c'est le genre de choses que tu devrais faire toi-même. Albérich ne va pas te manger et il sera heureux de l'entendre de ta bouche."
Il ébouriffa les cheveux du petit garçon.
" Mais je vais te laisser retourner à ton apprentissage des langues et descendre... Il n'est pas impossible que nos éclaireurs rentrent bientôt."
Ou Giovanni, mais il n'osait pas le verbaliser... Sans doute le barde tarderait-il... Autant s'y préparer.

-Bien, messire. Et merci.
Il sourit, s'éloigna de quelques pas puis subitement, rebroussa chemin.
-Juste un mot, encore... fit-il, très embarrassé. J'ai réfléchi à ces portes que vous êtes le seul à pouvoir ouvrir. J'ai réfléchi aussi à... d'autres détails vous concernant. Et ça m'a rappelé... Certaines choses que j'ai pu lire. Alors... Hum... Peut-être que vous devriez... en discuter avec Giovanni ou quelqu'un de versé dans les légendes. Ou... demander aux instituteurs s'il n'y a pas dans les livres des Anciens certains qui portent sur... Les Aasimars ou les autres êtres de lumière.
Il rougit.
-Je vous demande pardon, je ne veux pas donner l'impression de me mêler de ce qui ne me regarde pas et je ne veux surtout pas... vous embarrasser. Mais... j'ai l'impression que... Qu'il y a peut-être quelque chose d'utile à comprendre.

Embarrassé, Hubert l'était. Il s'était même senti changer de couleur. Et Alban était beaucoup trop évasif à son goût...
" Je ne comprends pas bien, dit le paladin. A quoi penses-tu ?"
Il avait manifestement quelque chose en tête. Alors pourquoi passer par un tiers ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue