La Couronne de Cuivre

" Tu sais bien que j'ai tout ça de stock, Taliesin... Que crois-tu ? Que j'attends la plaie pour préparer le remède ? De ce point de vue-là, tu n'as pas à t'en faire. Mais tu devrais vérifier la corde de ton arc, tes flèches... Le menu matériel de bivouac, aussi... Il y a beaucoup d'auberges dans cette région, mais plus vous monterez vers le nord, et plus vous vous retrouverez en campagne. Cela dit, les gamins adoreront camper."

-J'aime beaucoup aussi et cela me rappellera de bons souvenirs.
Son regard se fit lointain, un instant.
-Je pense que j'embaucherai les garçons pour ces préparatifs. C'est important qu'ils sachent faire leur sac, qu'ils sachent ce qu'on doit emporter quand on part sur la route.

" Tant que j'ai un droit de regard sur le résultat final, fais à ta guise. C'est effectivement une bonne idée."
Elle s'appuya au bassin et croisa les bras.
" Comment imagines-tu voyager ? A pied ? A cheval ? En chariot ?"

-Alors là, tu me poses une colle : je n'ai pas encore vraiment eu le temps d'y réfléchir.
Il le fit toutefois, un moment.
-Faire le trajet à cheval aurait été idéal mais les montures vous feraient défaut, ici, sans compter que les garçons n'ont pas forcément l'habitude des longues chevauchées. A pied, ce serait agréable, mais trop long, je le crains. Sans doute la meilleure solution est-elle d'emprunter des coches, quitte à se déplacer par nous-mêmes si certains secteurs méritent qu'on s'y promène.
Il observa sa compagne.
-Mais pour en revenir aux préparatifs... De quoi as-tu peur, si d'aventure je ne te laissais aucun droit de regard ? Je suis curieux de le savoir !

" Ah... Les hommes, simplement, vous n'avez pas toujours l'esprit pratique." dit la rôdeuse avec emphase.
Puis, avec un haussement d'épaules, consciente qu'elle ne s'en tirerait pas comme ça, elle ajouta :
" J'aurais peur que tu te contentes de trois caleçons et trois paires de chaussettes par enfant... que tu oublies d'emporter une brosse... quoi qu'avec tes cheveux, sans brosse, ce serait la catastrophe après une demi-journée... que tu oublies le baume anti-soleil... ce genre de choses."

-Je viens de te faire une brève liste des baumes dont nous aurons besoin et tu me crois susceptibles de les oublier ? Je suis affreusement vexé !
Il plaisantait, évidemment, et le montra d'un sourire.
-Quant aux vêtements... Il est vrai que je préfère voyager léger plutôt que de devoir transporter d'énormes bagages. D'autant qu'il sera possible de faire des lessives en cours de route et quand nous serons arrivés sur place... Mais je serai conciliant et nous trouverons un compromis...
Il croisa les bras.
-Du moment que tu acceptes que trois paires, c'est deux de trop.

" Ah, vous allez sentir la rose !" s'exclama la rôdeuse, faussement outrée.
Elle haussa les épaules.
" Enfin, c'est votre problème. Les mâles entre eux, je ne devrais pas m'en mêler. Essaie juste de ne pas traumatiser Baptiste, tu veux. Il est un peu moins hobgobelin que Victor et toi, en ces matières."
Elle parut songeuse.
" Mais vous pourriez peut-être emmener un cheval de bât. Vous pourrez l'attacher à l'arrière du coche, au besoin."

Se voir traiter de hobgobelin l'avait fait copieusement rire.
-C'est une solution, effectivement... A voir si vous pouvez vous départir de l'un de ceux que nous avons.
Il se pencha pour l'embrasser.
-Et ne t'en fais pas : je plaisantais. Je n'ai aucune intention de passer pour un père indigne.

" J'en étais sûre." répondit-elle avant de nouer les mains derrière sa nuque et se serrer contre lui.
La porte s'ouvrit sur Baptiste, qui soupira théatralement, puis la referma aussitôt.
" Vous pouvez pas faire ça ailleurs que dans MA cuisine ? demanda-t-il à travers le bois.
— Il devient territorial." remarqua Galathée.

-C'est le moins qu'on puisse dire...
Puis, plus haut et en se tournant vers la porte :
-C'est pour t'obliger à ne pas tout le temps y rester !
Un dernier baiser et il se détachait cependant de son épouse.
-Allez, va, tu peux rentrer.

Il rentra et leur jeta un regard suspicieux. Taliesin eut ensuite l'impression qu'il inspectait le plan de travail pour s'assurer qu'ils n'y avaient rien abandonné de douteux.
" Maintenant, si vous voulez bien sortir, fit-il d'une voix mielleuse. Je voudrais travailler tranquillement.
— Ouh, tout de suite, monseigneur..."
Elle se pencha sur l'oreille de Taliesin.
" C'est le moment de l'entreprendre sur tes projets, non ?"

Il hocha la tête. A quoi bon tergiverser ? Autant entrer dans le vif du sujet tout de suite, puisque l'occasion s'en présentait.
-Si monseigneur veut bien me pardonner mon outrecuidance, il y a un sujet dont j'aimerais l'entretenir...
Il prit un air extraordinairement humble.
-J'assure néanmoins monseigneur que cela ne sera point long et qu'il pourra, sous peu, vaquer à ses occupations.

Baptiste lui jeta un coup d'oeil interdit, tandis que Galathée quittait la pièce, les laissant en tête à tête.
" Arrête de parler bizarrement et donne-moi un coup de main, dit le petit garçon. Tu peux me mesurer trois cruches d'eau ? Et trouver le sel, aussi."
De son côté, il avait pris l'un des sacs de grain rapportés le matin même et le versait sous leur petite meule.
" Mais tu peux me parler en travaillant."

Il sourit, amusé.
-Merci d'être à ce point magnanime.
Tout en exécutant ses consignes, il chercha comment lui présenter la chose, avant de décider de ne pa sy aller par quatre chemins.
-Ce matin, un employé du courrier m'a remis une lettre de Tim. Il a dû repartir pour Dorrandin et abandonner des recherches qu'il avait commencées entretemps. Or, il aimerait bien que je les reprenne. Elles concernent des ruines découvertes il y a peu à l'orée de la Lorien... Ce n'est pas à côté et il me faudrait sans doute être absent tout un mois. Cependant, je suis tenté, d'autant que Galathée et Guilhem m'encouragent à partir.
Du coin de l’œil il observa Baptiste.
-Cependant... j'aimerais beaucoup que Victor et toi m'accompagniez.

Baptiste était en train de moudre son grain et Taliesin vit ses yeux s'agrandirent très légèrement, de surprise, mais il continua à tourner comme si de rien n'était. Il demeura cependant silencieux plusieurs longues secondes, et quand il prit la parole, ce fut sans le regarder.
" Est-ce que... il est vraiment nécessaire que je vienne avec ?" demanda-t-il d'un ton faussement dégagé.

Et bien, quel enthousiasme... Bien sûr, il ne s'était pas attendu à ce que le gosse saute de joie mais tout de même, essuyer d'emblée un quasi refus... Galathée n'en avait que plus raison : il fallait qu'il vienne, cela lui ferait du bien.
-Disons que cela me ferait plaisir et... qu'il me semble que c'est important.
Pour ne pas le mettre plus mal à l'aise, il s'abstint de trop l'observer.
-Est-ce que cette perspective te déplait à ce point ?

" C'est juste que..."
Il grimaça une seconde, sans cesser de fixer son grain.
" Moi, le... voyage... hum... Ce n'est pas exactement... Je veux dire... On devra sûrement... dormir dans une tente... ou ce genre de trucs... Je suis... attaché à mon petit confort, je suppose."
Ça ressemblait un peu à une mauvaise excuse, à moi qu'il ne soit très embarrassé.

Comme toujours dans ces cas-là, il fut attristé que l'enfant n'ose pas lui livrer le fond de sa pensée. Mais il n'essaya pas de le prendre en défaut.
-Baptiste, tu avais apprécié notre séjour à Vallonsec, non ? Et bien, là, ce serait globalement la même chose. En plus long, certes. En plus dépaysant, aussi, puisque cela se déroulerait dans une région que tu ne connais pas mais... que tu avais envie de connaître, me semble-t-il.
Il lui sourit.
-Essaies au moins d'y réfléchir, d'accord ? D'y réfléchir en tenant compte des bons côtés... Car il y en aura. Beaucoup, même, j'en suis convaincu.

Le gamin acquiesça, sans desserrer les lèvres, puis Taliesin surprit un léger frisson lui animant les épaules. Il ne parut pas clair qu'il allait reprendre la parole, car il paraissait hypnotisé par le mouvement de la meule, qu'il actionnait du pied au moyen d'une courroie.
" J'y réfléchirai, dit-il finalement. Je te le promets."
Il ne fallait sans doute pas en attendre davantage dans l'immédiat.

Taliesin fut tenté de lui dire que ce serait sans danger, que même Tim avait suggéré que lui et Victor viennent, que le monde extérieur n'était pas empli que de menaces... Mais, une fois n'est pas coutume, il préféra ne pas en rajouter.
-Merci, dit-il simplement.
Puis il reprit son travail, essayant de faire comme si de rien n'était.

Baptiste ne desserra plus les lèvres et finit par mettre le barde dehors, arguant qu'il l'avait bien aidé mais qu'il pouvait désormais s'en sortir seul, qu'il ne restait pas grand chose à faire. Taliesin se retrouva donc exilé dans le couloir, tandis qu'autour de lui, la ferme bruissait de sons et de mouvements. Les bébés étaient manifestement réveillés, car il les entendait babiller dans le jardin. Mais il y avait aussi quelqu'un dans la cour, qui brossait quelque chose, peut-être simplement le sol. Des cris d'enfants résonnaient, plus loin vers le bois, et quelqu'un sifflotait dans les étages, se déplaçant d'un pas léger sur les lattes du plancher.

Il décida d'aller voir les jumeaux. Après tout, s'il devait s'absenter un mois entier, il préférait leur consacrer un peu de temps auparavant... Et puis, la tournure qu'avait pris l'échange avec Baptiste le faisait s'interroger sur la suite des opérations. Devait-il parler du voyage à Victor sans attendre sa réponse ? S'il le faisait, il prenait le risque de ne partir qu'avec un des deux garçons. S'il ne le faisait pas, le petit Desmoulins risquait de mal le prendre lorsqu'il l'apprendrait... Bah, il aviserait en temps voulu, peut-être après en avoir discuté avec Galathée.

Galathée était dans le potager, invisible derrière les plans de haricots, et les jumeaux, dans leur parc. C'était une sorte d'enclos de belle taille, qu'on pouvait déplacer sur le gazon, et qui leur permettait de se dérouiller sans danger. Pour l'heure, Tristan était debout, cramponné à la barrière, lorgnant la campagne d'un air rêveur, tandis qu'Héloïse arrachait des poignées d'herbe qu'elle observait avec attention avant de les lancer en l'air. Un des chats de la maisonnée les regardait, interdit, depuis la table vide du déjeuner. Les enfants étaient plus loin, à l'orée du bois, trois ou quatre d'entre eux au moins. Dans le verger, à droite, un halfelin cueillait des cerises, perché sur son échelle.

Il resta un moment à observer ses enfants, attendri, puis prit la direction du potager où il espérait trouver son épouse seule, afin de pouvoir lui parler de la réaction de leur garçon et du dilemme auquel il était lui-même confronté. Il commençait toutefois à se demander s'il ne valait pas mieux, quoi qu'il advienne, parler à Victor : s'il faisait autrement, outre les risques que celui-ci se vexe, Baptiste n'aurait-il pas l'impression que tout dépendait de sa réponse et, par conséquent, ne se sentirait-il pas contraint de dire oui ?

Galathée l'écouta, mains sur les hanches, et lui sourit.
" Taliesin. Je t'ai dit de le convaincre. Pas de lui proposer la chose puis de battre en retraite dès qu'il a refusé... Bien sûr qu'il allait refuser, à quoi t'attendais-tu ?"
Elle retourna à ses haricots.
" De toute façon, s'il refuse, tu lui imposes, et basta. C'est ton fils, il doit t'obéir. Ce sera un bon test de sa résolution."

-Tu me connais : je préfère discuter qu'imposer. Pour autant, je lui ai dit que j'aimerais bien qu'il vienne, que ça me semblait important et... j'ai même essayé de vanter les mérites de ce périple. Mais la proposition le mettait tellement mal à l'aise que je n'ai pas eu le cœur d'insister.
Soupir.
-On verra ce que donnent ses réflexions. Et d'ici là, je parlerai à Victor. Sauf si tu penses qu'il vaut mieux attendre.

" Mon opinion, c'est parle à Victor et botte les fesses de Baptiste. Si tu ne le fais pas, je le ferai moi."
Elle lui sourit au dessus du plan de haricots et en décrocha une limace goulue qu'elle jeta dans un seau à ses pieds.
" Tu t'inquiètes trop. Les enfants, parfois, il pouvoir les contraindre pour qu'ils dépassent leurs appréhensions. Ensuite, ils te remercieront. Sans jamais l'admettre, sans doute, mais ça... il ne faut pas trop leur en demander non plus."

-Je m'en remets à ton jugement, dit-il. Autant je me débrouille lorsqu'il s'agit de les distraire, ce qui est finalement le plus simple, autant dans les autres domaines... Enfin, j'imagine que j'apprendrai avec le temps.
Il jeta un regard circulaire sur le potager.
-Besoin d'un coup de main ? Victor s'amusant avec ses amis, je ne vois pas l'intérêt de le déranger tout de suite...

Galathée l'envoya donc enlever les limaces des plans d'épinards et de laitues. Il y en avait un nombre raisonnable — après tout le travail était effectué chaque jour — mais la lutte était sans fin et cela prit une bonne heure au barde pour en venir à bout. Ensuite, il fallut ramener le seau près de la maison et y verser de l'eau bouillante, pour réduire les créatures en purée. La rôdeuse n'en connaissait pas d'usage médicinal mais on disait ce brouet infâme utile pour chasser les survivantes, aussi Taliesin put-il aller en verser autour du potager.
Les garçons qui s'étaient enfoncés plus profondément dans le bois furent bientôt hélés par Guillhem, qui entendait bien les mettre à l'ouvrage. Le barde vit le fermier distribuer des tâches sans pouvoir l'entendre pour autant : le vent soufflait dans le mauvais sens. Mais peut-être était-ce l'occasion de parler avec Victor, maintenant qu'il en avait terminé avec les limaces...

Guilhem aurait assurément confié du travail à Victor mais il pourrait toujours le seconder histoire que son intervention ne nuise pas à la bonne marche de la ferme - il y avait tant à faire que le retard s'accumulait avec une facilité aussi déconcertante que décourageante, parfois. Quoi qu'il en soit, il se mit en quête du garçon : s'il le trouvait seul, ce serait tant mieux, sinon il faudrait qu'il lui parle à l'écart. Certains petits Merlus risquaient déjà d'être jaloux de devoir rester à la ferme, il était donc inutile d'en rajouter en évoquant, devant eux, tous les détails de l'expédition...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins