La Couronne de Cuivre

« Bonne chance. » dit simplement Longuehune avant de rompre la communication.
Aegyr jeta un coup d’œil circulaire autour de lui puis attrapa une couverture qu’il lança à Taliesin.
« Prenez ça. Ce n’est pas le projectile le plus meurtrier, mais ça fera l’affaire… »
Il se plaqua ensuite contre la paroi de la cabine, juste à gauche de la porte, et fit signe à Taliesin de l’imiter en face. Ils entendirent des pas s’approcher et un garde karaturien surgit entre eux deux, les lames au clair. Il ne les vit cependant pas immédiatement…

L’avantage de ce genre de situation, c’est que l’urgence empêchait toute tergiversation : la réflexion devait céder la place à la spontanéité, la planification à l’improvisation. L’elfe passa donc instantanément à l’action : il jeta la couverture sur la tête du pirate, espérant l’aveugler, puis bondit en avant dans une tentative pour lui faucher les jambes et l’envoyer au sol. Si cela fonctionnait, si l’homme lâchait l’une de ses armes dans sa chute, le combat serait quelque peu rééquilibré…

Emberlificoté dans la couverture puis déséquilibré par l’elfe, le pirate s’étala de tout son long avec un fracas heureusement étouffé en partie par l’étoffe qui l’aveuglait. Sans hésiter, Aegyr lui flanqua un violent coup de pied en plein visage (ou à l’endroit approximatif où celui-ci devait se trouver). Il y eut un craquement de mauvaise augure et le pirate cessa de bouger.
« Désolé. » fit le Valkurien avec une grimace, manifestement surpris de sa propre violence.
Il s’accroupit près de la forme encapuchonnée, hésitant à soulever la couverture.

-Ne soyez pas désolé, dit-il d'un ton à la fois réconfortant et admiratif. Non seulement vous nous avez sauvé la mise mais, de surcroît, vous avez diminué d'une unité les effectifs de la garde personnelle de Squale. Or, ces hommes de Kara-Tur sont de loin ses sbires les plus dangereux... Allez, prenons chacun une de ses lames puis filons. Si vous le souhaitez, je peux vous escorter jusqu'à l'endroit où vous pensez abriter Jehan. Et il faut aussi que je vous donne le caillou : je l'ai bêtement remis dans ma poche.

" Non... fit le Valkurien. Allez chercher Victor. Il a sûrement besoin de vous."
Il finit par entourer la tête du pirate dans la couverture, sans la soulever, et dégager son corps. La laine était déjà imbibée de sang et une mare se formait sous le garde. Aegyr grimaça. Il dégagea une première lame qu'il tendit à Taliesin, puis entreprit de fouiller le cadavre, tout en gardant Jehan sur l'épaule. Le pirate avait trois fioles à la taille, mais l'une d'entre elles s'était brisée. Aegyr prit les deux autres et les déboucha. Il prit une première inspiration.
" Soins. Sans doute assez puissante."
Il répéta le même manège avec la seconde, puis la secoua doucement et la regarda par transparence à la lumière du jour.
" Je pense que c'est une potion d'invisibilité, mais je ne suis pas certain. Je ne sais pas lire cet idiome exotique."
Il haussa les épaules et donna les deux fioles au barde. Il trouva encore plusieurs fléchettes et un garrot, ainsi qu'une dague.
" Je vais y aller. Bonne chance à vous."

-Bonne chance à vous aussi, Aegir, répondit-il non sans une certaine solennité. Si je retrouve Victor avant que Squale ne le fasse, nous essaierons de nous rejoindre. Sinon, j'essaierai d'accaparer son attention afin d'accroître votre marge de manœuvre et, qui sait, de vous offrir des opportunité d'action. Dans tous les cas, j'espère que nous pourrons sous peu célébrer tous ensemble la disparition de cette femme infernale.
Il avait déjà glissé l'arme à sa ceinture ; les fioles, elles, trouvèrent place dans ses poches. L'instant suivant, il se fendait d'un salut de la main puis s'éloignait dans le couloir, les sens en alerte. Son but était de poursuive sa remontée vers le pont, direction la plus probablement empruntée par Victor. Il n'avait pas l'intention de se rendre invisible dans l'immédiat, préférant garder ses sortilèges pour les cas d'extrême urgence. Or, pour l'heure, il pourrait toujours se cacher derrière une porte si un ennemi venait à s'approcher.

Le clerc de Valkur prit la destination opposée et retourna dans le ventre du bateau. Taliesin entendit bientôt une cavalcade devant lui et dut se mettre à l'abri de la première porte venue. Il déboucha dans un petit dortoir presque désert : un gros chat dormait sur une couchette et ouvrit un oeil paresseux en le voyant entrer avant de bâiller et de retourner à son somme. Les intrus passèrent devant la porte sans s'arrêter mais le barde entendit que des ordres étaient vociférés. Il lui sembla comprendre quelque chose à propos d'une fouille complète du bateau. Ils ne tarderaient probablement pas à découvrir le cadavre de leur comparse.

S'il n'y avait eu qu'un forban, le barde aurait pu essayer de s'en débarrasser. Mais face à plusieurs adversaires, une telle tentative était aux limites du suicide. Il attendrait donc qu'ils se soient éloignés pour reprendre sa progression. Si la transe de Victor s'était révélée brève, peut-être le gamin avait-il déniché une nouvelle cachette, plutôt que de courir sus à l'ennemi ? Dans ce cas, le trouver serait plus difficile... Cependant, à tout prendre, il préférait de beaucoup cette hypothèse à celle d'un enfant en train de se battre ou, pire encore, déjà terrassé.

Taliesin arriva finalement au niveau du pont. Malheureusement, il n'y avait qu'une seule issue dans le château avant, et elle était peu discrète : n'importe qui se trouvant à l'extérieur le verrait surgir. Il y avait cependant plusieurs autres options : essayer de se frayer un passage dans l'une des cabines voisines de la porte, histoire de se faire une idée de la situation au dehors ou monter plus haut, soit pour en faire de même depuis une pièce surplombant le pont, soit pour tenter de dénicher une trappe donnant directement sur le sommet du château, à l'endroit où devait se trouver le gouvernail. Evidemment, le barde n'était pas sûr qu'un tel passage existât, mais la Citronnelle semblait truffée d'écoutilles et autres coursives.

Il tendit l'oreille. À moins qu'il n'entende des bruits de combats provenant de l'extérieur, il envisageait de monter à l'étage au-dessus : depuis l'une des pièces qui s'y trouvaient, il bénéficierait d'une vue plus étendue sur le pont et sur le château arrière, ce qui lui permettrait de se faire une meilleure idée de la situation sur la Citronnelle. S'il ne découvrait toujours aucune trace de Victor, peut-être essaierait-il de gagner le gouvernail : même s'il avait des remplaçants, éliminer le pilote principal porterait un rude coup à Squale, puisque cela limiterait les manœuvre de son bâtiment...

Il ne trouva personne sur sa route mais au moment où il gagnait l'étage supérieur, il entendit la porte du château s'ouvrir. Des cris résonnèrent, provenant du dehors. Impossible d'en saisir la teneur. Quelqu'un était cependant entré et il se retrouva face à deux portes donnant sur le pont. La première était fermée, la seconde s'ouvrit sans difficultés et il entra dans un nouveau dortoir, plus vaste que le précédent. Il était aussi désert que le premier : sans doute les marins avaient-ils tous été réquisitionnés, sans compter qu'il avait fallu équiper la Salicorne de nouveaux matelots. Il put gagner la fenêtre et, dissimulé par la tenture, jeter un oeil au dehors.
La situation sur le pont était particulièrement chaotique... et malheureusement peu réjouissante.
Il y avait une quinzaine d'hommes sur le pont, surtout des Karaturiens mais pas seulement. Un des clercs d'Umberlie que le barde avait vu plus tôt était debout à côté du grand mât. Un homme était appuyé à celui-ci, vraisemblablement attaché. Taliesin ne le voyait pas clairement à cause de la crasse sur les carreaux et de la distance, mais c'était probablement Martin, il en avait la stature et les cheveux noirs. Sur sa droite, presque en dessous de sa fenêtre, il repéra Victor. Il était debout, armé, et manifestement furieux. Il y avait deux corps près de lui, peut-être morts, en tout cas hors d'état de nuire. Un groupe de soldats l'encerclait à distance respectueuse. Certains étaient armés de lances ou d'épées, mais il y avait aussi quelques arbalètes pointées. Le barde n'eut cependant pas le temps de s'inquiéter ou de s'évanouir : avant qu'il ait pu esquisser le moindre geste, un grand filet aux mailles épaisses surgit par-dessus le cercle de pirates et s'abattit sur le petit garçon, l'engloutissant.

Taliesin se fit d'emblée une opinion très tranchée sur la situation, opinion qui lui donna une furieuse envie de fracasser la fenêtre, de sauter sur le pont et de se jeter dans la mêlée, opération aussi épique que suicidaire. Il se força cependant à respirer lentement et à procéder à une évaluation la plus rationnelle possible. D'abord, Martin était là, ce qui signifiait soit que ses compagnons avaient renoncé au sauvetage, soit qu'ils avaient été surpris au cours de celui-ci, ce qui avait pu aboutir à leur fuite ou à leur mort. Ensuite, Victor venait d'être capturé, ce qui voulait dire que Squale s'en servirait pour l'obliger à se rendre, si d'aventure il se montrait. Enfin, conséquence des deux précédents éléments, les forbans n'avaient plus pour ennemis qu'un clerc occupé à cacher un enfant, un elfe au bord de la panique et, s'il s'était produit un miracle, deux ou trois autres personnes qui se trouvaient les dieux seuls savaient où. En somme, ce petit récapitulatif venait confirmer le prime avis de l'elfe : c'était la catastrophe absolue.
"Pourquoi a-t-il fallu que Victor ait cette transe ?" se demanda-t-il, avant de se corriger lui-même. "Non, la vraie question, l'unique question, c'est pourquoi n'ai-je pas agi cette nuit ? J'ai commis une erreur fatale qu'il m'est désormais impossible de réparer.
Car que pouvait-il faire ? Se ruer sur le pont ? Il serait pris après seulement quelques minutes, voire moins. Convoquer des créatures ? Elles seraient vite écrasées sous le nombre et Squale, sachant qu'il était là, menacerait Victor pour le contraindre à la reddition. Attendre que les Hélonniens passent à l'attaque ? Certes, la jeune femme ne tuerait pas immédiatement ses prisonniers, préférant sans doute, au préalable, élaborer la mise en scène le plus odieuse qui soit. Mais ces préparatifs, aussi longs fussent-ils, prendraient fin avant la bataille...
C'est alors que le barde repensa aux paroles de Longuehune. Peut-être avait-il vu juste, au final. Peut-être la seule solution était-elle d'assassiner cette démone. Or, il disposait d'une potion d'invisibilité probablement plus puissante que ses sortilèges. S'il attendait un peu pour la boire, s'il se glissait ensuite sur le pont, n'aurait-il pas une opportunité de frapper juste avant que l'irréparable ne soit commis ? Un coup bien placé de son épée pourrait suffire, après tout...
Taliesin se raccrocha aussitôt à cet ultime espoir et n'esquissa donc aucun mouvement, gardant toutefois l'oreille tendue afin de ne pas être surpris par d'éventuels visiteurs. S'il avait vu juste, si Squale prenait son temps, il restait une infime chance pour que cette sinistre histoire ne se termine pas de la plus abominable façons qui soit. Et s'il s'était trompé... Il aviserait à ce moment là.

Il assista donc, caché, à la suite des événements. Squale était apparue sur le pont tandis qu'on maîtrisait l'enfant prisonnier de son filet. Quand Victor réemergea du magma de cordes, il était sévèrement enchaîné. Il semblait cependant indemne et il fut porté jusqu'au capitaine, laquelle sembla l'examiner un moment avant de l'envoyer rejoindre Martin au pied du mât. Taliesin vit que l'on rivait ses liens directement au sol de la caraque, sans doute à des anneaux qu'il ne pouvait percevoir de là où il se trouvait. Aucune trace des autres. Plusieurs fois, des marins sortirent des châteaux pour aller rendre compte de leurs avancées au capitaine, avant qu'elle ne les renvoie à leurs fouilles. Viendrait immanquablement le moment où quelqu'un entrerait dans le dortoir et peut-être Taliesin aurait-il dû se préparer d'une manière ou d'une autre à avoir de la visite...

Le barde se décida enfin à le faire. Il allait s'éloigner de la fenêtre puis se lancer un sort d'invisibilité. Ensuite, il sortirait dans le couloir et tenterait de repérer un groupe de pirates en train de fouiller le bâtiment, puis de se glisser dans une pièce qu'ils viendraient d'examiner. Une pièce dont la fenêtre donnerait sur le pont, évidemment. Si la manœuvre réussissait, il aurait préservé la potion sur laquelle reposait tout son plan d'action. Il aurait gagné du temps, de surcroît. Et chaque minute qui passait rapprochait un peu plus les Hélonniens de la Citronnelle...

Au moment où le barde s'éloignait de la fenêtre, concentré sur son plan, il butta dans quelque chose qui alla rouler sous une couchette. C'était un bruit léger, d'un objet de petite taille oscillant sur le sol, mais était-ce la crainte qu'il n'alerte les pirates ou simplement la curiosité, toujours est-il que Taliesin se pencha pour le ramasser. Ses doigts se refermèrent sur un fin cylindre de bois. Et il le reconnut avant de le lever dans la lumière.
C'était un petit pipeau, d'apparence tout à fait ordinaire.
Et comme pour marquer le coup à sa manière, le soleil lui envoya quelques rayons tranquilles au travers des vitres sales, le nimbant d'or pendant quelques secondes.

Taliesin resta un moment sidéré. Puis il comprit.
Il fut alors tiraillé entre deux impulsions contradictoires : porter aussitôt l'instrument à ses lèvres, pour en user, et le jeter au loin, pour bien montrer à son expéditeur que s'il ne l'en avait pas privé, toutes les catastrophes récentes auraient pu être évitées.
Toutefois, il ne fit ni l'un ni l'autre. D'abord parce qu'il n'était jamais prudent d'insulter une divinité, sans compter qu'il lui était, en toute sincérité, immensément redevable pour son geste providentiel. Ensuite parce qu'il n'avait pas oublié la leçon qu'avait tenté de lui inculquer Lathandre : s'il l'avait privé du pipeau, c'était pour qu'il ne mise pas tout sur ce dernier, pour qu'il ait davantage foi en ses propres capacités.
-Merci, murmura-t-il en rangeant l'objet dans sa poche. Je l'utiliserai à bon escient.
Puis, plus optimiste qu'il ne l'avait été depuis des lustres, plus décidé, aussi, il entreprit d'incanter. Car il comptait ne rien changer à ses plans, n'employer l'instrument qu'au moment opportun et uniquement s'il ne pouvait pas résoudre la situation par lui-même.

Taliesin --> Invisibilité

L'elfe devint invisible et c'est davantage Tymora que Lathandre qu'il aurait sans doute dû louer car la porte s'ouvrit moins de cinq battements de coeur plus tard. Un groupe de quatre pirates excédés fit son apparition. Ils fouillèrent et retournèrent la moindre parcelle du dortoir. L'un d'entre eux s'apprêtait même à éventrer les matelas lorsque celui qui semblait être leur chef l'en dissuada. Il suffisait de les marteler de coups de poing pour s'assurer qu'il n'y avait personne à l'intérieur, ce qu'ils firent, soulevant des nuages de poussière. Taliesin faillit être trahi par une envie terrible d'éternuer mais parvint à contrôler les désirs de son corps. Il pouvait désormais décider de les suivre ou bien de rester dans son repaire : il venait d'être déclaré libre de tout intrus.

Pour limiter au maximum les risques, il décida de rester là où il se trouvait : après tout, les coursives étaient étroites et s'il venait à croiser quelqu'un, il aurait fort à faire pour ne pas le frôler. De plus, le dortoir lui offrait un excellent point de vue sur le pont. Enfin, s'il devait intervenir en urgence, il pourrait toujours ouvrir la fenêtre et se laisser tomber à l'extérieur. Sinon, rien ne l'empêcherait de reprendre le chemin par lequel il était venu : si Squale lançait sa cérémonie, il y avait fort à parier que tous les pirates y seraient convoqués.
L'elfe reprit donc son observation, espérant que la jeune femme s'acharnerait encore longtemps à faire fouiller le navire.

La Salicorne s'était à nouveau approchée de la Citronnelle. En se déplaçant derrière une fenêtre latérale, Taliesin put en apercevoir le pont : on avait tiré une planche au-dessus des flots et amené un groupe de prisonniers à l'extérieur. Sous ses yeux, un homme entravé fut poussé à la mer, lesté de ce qui ressemblait à une pierre. Il tomba comme une masse, avec un cri qui couvrit un instant le fracas des vagues. Un des clercs d'Umberlie était à bord de la frégate : la cérémonie avait apparemment été scindée en deux parties. Sur la Citronnelle, les marins avaient commencé à se rassembler à l'extérieur. Ils étaient à présent une petite quarantaine et paraissaient bredouilles. Ils formèrent lors deux files imprécises devant le grand mât. Ils s'en approchaient tour à tour, s'arrêtaient juste devant deux barriques placées de part et d'autre du prisonnier, recevaient quelque chose du clerc d'Umberlie qui les y attendait, puis repartaient se poster, un peu au hasard, sur le pont. Petit à petit, ils semblaient former des rangs. Il y eut un autre cri et un autre prisonnier précipité dans les vagues.
La mer s'agitait, Taliesin le sentit : la Citronnelle rebondissait un peu plus nerveusement.
Le Squale était debout au milieu de la petite foule, bras croisés, lorgnant la Salicorne et le massacre qui s'y déroulait. Victor semblait tirer sur ses chaînes sans pouvoir bouger. Martin était immobile.

Par les dieux ! Il n'aurait pas pensé que Squale diviserait la cérémonie en deux : il l'avait plutôt imaginée réunir tout le monde au même endroit, afin que la chose soit plus spectaculaire encore... Quoi qu'il en soit, il ne pouvait rester les bras croisés tandis qu'on massacrait des captifs. L'heure de passer à l'action était venue et il s'y employa aussitôt, buvant sa potion puis s'approchant d'une fenêtre latérale. Cette option l'obligerait à faire quelques acrobaties mais elle serait plus discrète qu'emprunter l'une des ouvertures donnant directement le pont... Ainsi ouvrit-il précautionnement un battant et, avec prudence, entreprit-il de passer à l'extérieur.

Il n'eut pas de difficultés à s'agripper à l'extérieur mais la mer était désormais très agitée et il dut se cramponner de toutes ses forces pour ne pas lâcher et tomber droit dans les vagues. Il chemina lentement vers le pont, parvint à contourner le coin du château puis, se raccrochant à une saillie décorative, put se laisser glisser jusqu'à l'embrasure d'une fenêtre inférieure, puis au sol. Entre temps, un troisième marin antélucien avait été précipité à l'eau. Les pirates étaient désormais en rangs, bien qu'une petite dizaine d'entre eux soient tournés vers la proue et la poupe, leurs yeux cherchant d'éventuels semeurs de trouble. Squale était debout entre ses haies de soldats. Le clerc d'Umberlie était toujours aux côtés de Martin mais il s'était avancé de quelques pas et psalmodiait à voix basse. Le courtisan paraissait inconscient et terriblement blême. Victor était terrorisé, bien loin de son état de démence.

Content d'avoir opté pour un chemin détourné, ce qui lui avait évité d'être aussitôt repéré, le barde tira son épée et s'avança. Peut-être qu'éliminer le prêtre aurait plus sûrement nuit à la cérémonie, comme le capitaine ne semblait y prendre aucune part active. Mais puisqu'il ne pourrait sans doute porter qu'un unique coup, il ne changea pas de cible. Si Squale tombait, le clerc s'interromprait probablement, tandis que les pirates seraient à coup sûr complètement décontenancés. Bref, il ne modifia en rien ses plans et progressa avec précaution afin de ne frôler personne, afin de ne bousculer aucun objet susceptible de trahir sa présence...

Toute la partie droite du pont était occupée par les rangs serrés de pirates, protégeant leur meneuse, jusqu'au bastingage. La partie gauche, par contre, était déserte jusqu'au grand mât. Il y avait donc aisément moyen d'arriver derrière Martin et Victor. Se glisser jusqu'au Squale, par contre, nécessiterait de contourner les deux prisonniers, puis de passer à côté du clerc sans être heurté par ses gesticulations, afin d'arriver juste derrière elle. Le barde réapparaîtrait alors au coeur de la mêlée.
Contrairement à ce qu'il avait pensé de primer abord, cependant, la jeune femme se mit à déclamer à voix forte une harangue à l'intention d'Umberlie, à la fois prière et vocifération guerrière, appelant les profondeurs à venir châtier, rapidement, les ennemis terrestres qui entendaient mettre la Citronnelle et sa maîtresse au pas.

L'elfe se demandait si la fin du discours marquerait celle de la cérémonie. Les prisonniers seraient-ils mis a mort au moment même où Squale en prononcerait la dernière syllabe ? A l'inverse, y aurait-il d'autres déclamations, d'autres rituels ? N'ayant jamais assisté à pareille réunion, il ne pouvait rien en savoir. Cependant, il était bien décidé à ne prendre aucun risque, à frapper la jeune femme au beau milieu de ses tirades enflammées... Il s'engagea donc du côté gauche du pont, tentant d'accélérer le pas sans commettre d'erreur susceptible de le faire repérer. La chose serait aisée dans un premier temps, ardue ensuite. Mais il était agile : une chance existait donc pour qu'il parvienne à se faufiler sans éveiller les soupçons de qui que ce soit...

Le pont tanguait avec de plus en plus d'ardeur sous ses pas et Taliesin manquait d'entraînement dans pareil contexte, aussi dut-il progresser en redoublant de prudence. Il perdit une fois l'équilibre et dut se rattraper à un cordage pour ne pas glisser. Les vagues étaient plus grosses et des pluies d'embruns jaillissaient régulièrement par dessus le bastingage pour tremper le plancher et ceux qui s'y trouvaient. Les pirates ne bronchaient pas, fascinés par la cérémonie. Le barde s'appliquait et il parvint enfin derrière le grand mât. Il n'était plus qu'à quelques pas de Victor, lequel frissonnait dans ses chaînes. Si jamais le bateau venait à couler, le gamin serait à coup sûr entraîné vers le fond : ses liens étaient passés dans trois anneaux rivés à même le sol. Il était lui-même accroupi, hagard, les yeux fixés sur le spectacle qui se déroulait devant lui. A bien y regarder, il était peut-être ailleurs, réfugié quelque part à l'intérieur de lui-même. Martin, lui, était peut-être mort. Ses poignets étaient tournés chacun au-dessus d'une barrique et le sang ne s'en écoulait plus que goutte à goutte, comme s'il était déjà complètement vidé.

Il n'avait pu s'empêcher de les observer. Victor, surtout. En revanche, il fit effort pour s'en détourner rapidement : le spectacle qu'ils offraient lui fendait le cœur autant qu'il le révoltait. Or, il ne pouvait permettre que des émotions l'envahissent : il devait garder la tête froide, rester concentré sur son objectif, éviter tout obstacle qui pourrait empêcher son accomplissement. Il se tenait face au premier d'entre eux. Il allait devoir le contourner sans frôler les deux prisonniers : Martin ne réagirait peut-être pas, mais Victor... S'il criait, tous ses plans seraient réduits à néant. Ensuite viendrait le gros morceau, le clerc. S'il guettait le bon moment, s'il filait devant lui, courbé en deux, peut-être parviendrait-il à le dépasser sans l'effleurer. Et dans le cas contraire... Et bien, il devrait ne plus se poser de question et se ruer en avant pour pourfendre de sa lame Squalle, avant que celle-ci n'ait le temps de comprendre ce qui se passait.

Ni Victor, ni Martin ne perçurent le passage de Taliesin. Ou s'ils le perçurent, aucun des deux ne le manifesta. Martin était complètement inerte et Victor frémissait de froid, ou de terreur, et il put les dépasser sans encombres. Le clerc d'Umberlie constituait une autre paire de manches, pas parce qu'il se mouvait de manière imprévisible, mais parce qu'il était entouré d'une dizaine de bougies allumées, en lévitation, qui tournaient lentement autour de lui. Le barde dut donc décrire un large cercle pour ne pas les heurter mais aussi pour éviter de souffler leur flamme d'un trop brusque mouvement d'air. Le clerc était trop concentré sur son incantation pour noter quoi que ce soit et le barde franchit ce second obstacle. Il était à présent à quelques mètres seulement du Squale. Il était encerclé par la quasi-totalité de l'équipage de la Citronnelle et en face de lui, sur le pont de la Salicorne, le massacre battait son plein.

Il s'efforça de ne songer ni à Victor, ni à Martin, ni à personne d'autre. S'il y pensait, il risquait de se retrouver tétanisé : l'ultime pas qu'il s'apprêtait à franchir revêtait tant d'enjeux qu'il y avait de quoi en avoir le vertige... Or, ce n'était pas le moment de flancher. Il devait accomplir ce pour quoi il était venu. Et si on ramenait la chose à sa plus simple expression, elle paraissait tout de suite moins insurmontable : il s'agissait tout bonnement d'éliminer un adversaire. Un adversaire puissant, certes, mais néanmoins mortel... S'il avait été un combattant chevronné, il aurait tenté de décapiter la jeune femme, pour que l'affaire soit réglée une bonne fois pour toute. Mais il n'en était pas vraiment un et, tout habile qu'il soit, les mouvements du bateau l'empêchaient de se lancer dans un assaut aussi audacieux. Il se contenterait donc d'enfoncer sa lame jusqu'à la garde entre les côtes de la jeune femme qui, de ce qu'il en voyait, ne semblait pas porter d'armure. Et si d'aventure l'épée rencontrait un obstacle imprévu, il devrait frapper ailleurs, aussitôt. Ainsi tenta-t-il de se préparer au mieux à cette possibilité tandis qu'il se coulait plus près, toujours plus près du capitaine démoniaque. Dès qu'il serait à bonne distance, il passerait à l'action, l'assaillant de toutes ses forces...

Il était juste derrière elle. Les bras levés, elle psalmodiait dans une langue étrange, qu'il ne connaissait pas, et la mer semblait lui répondre en roulant et s'écrasant sur le pont des navires. Les pirates paraissaient presque hypnotisés. Taliesin ne l'était pas.
Il prépara son geste, assura la position de ses jambes, prit une profonde inspiration et frappa. La lame s'enfonça dans sa victime comme il réapparaissait et la première chose qu'il perçut fut le cri de Victor, derrière lui, un cri de soulagement et de surprise.
Puis il y eut un instant de silence.
L'épée se dégagea du corps de la jeune femme et elle tomba face contre terre, inerte.
Et l'océan se déchaîna brusquement. Un éclair fendit le ciel devenu noir, embrasant le grand mât, tandis que des trombes d'eau se déversèrent sur le pont de la Citronnelle. Le bateau se cabra sur une vague gigantesque, déséquilibrant la moitié de l'équipage interdit avant de retomber avec un choc tel que Taliesin tomba lui aussi à terre. Le temps de se relever, il avait un premier pirate qui fondait sur lui. Mais cette humeur belliqueuse était loin d'être partagée par l'ensemble des hommes encore présents sur le pont : la mer était furieuse, le vent s'était levé, et la caraque était secouée en tous sens.
Le corps du capitaine était baigné d'une flaque de sang... bleuâtre.
Et par delà le mugissement des éléments, Taliesin avait l'impression d'entendre un hurlement de fureur, s'échappant d'une gorge inhumaine.

Le barde avait tout envisagé. Tout... sauf cela.
Il s'était dit que sa lame risquait d'être bloquée par une armure cachée ou par quelqu'invisible barrière. Il avait songé que, même sans ces obstacles, elle pourrait s'avérer inefficace contre cette créature en partie inhumaine. Il avait pensé, aussi, qu'un seul coup ne suffirait peut-être pas pour l'anéantir. Et dans l'hypothèse où la première attaque serait la bonne, hypothèse dont il avait espéré la concrétisation sans trop oser y croire... Il avait imaginé que tout s'arrêterait là, que la mer s'apaiserait, que le ciel se dégagerait, que les pirates observeraient, abasourdis, leur capitaine agonisant.
Contre toute attente, ses souhaits les plus ardents s'étaient vus exaucés : il avait terrassé Squale. Un seul coup avait suffi.
Mais pour le reste, il s'était trompé. Rien n'était terminé. Au contraire : le pire semblait encore à venir.
Se pouvait-il que la jeune femme ait été une envoyée d'Umberlie, voire pire encore ? L'éclair, le ciel noir, la mer en furie. Et ce cri, ce cri qui semblait la trame même de ce maleström aussi soudain que démesuré... Tout semblait confirmer cette théorie. Et si elle était bel et bien fondée...
Ils étaient perdus. Tous. Lui, Victor, Martin, les occupants de la Citronnelle et de la Salicorne. Perdus corps et âme.
Il n'était pas encore mort, cependant. Du moins, s'il cessait de s'interroger pour bondir de côté, pour éviter le pirate qui se ruait dans sa direction. S'il parvenait à l'éviter, à récupérer son arme, à s'en servir de nouveau avec efficacité... Il pourrait essayer de libérer les prisonniers.
Et ensuite ?
Ensuite, il aviserait. De tous les dangers qui le menaçaient, il devait palier au plus urgent.
Il tenta donc d'échapper à son agresseur, son regard fouillant déjà le pont en quête de son épée.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant