La Couronne de Cuivre

Le second lit s'effondra avec fracas tandis que la porte se déformait sous l'effet de la chaleur et des coups qui lui étaient portés. Puis soudain, elle explosa littéralement vers l'intérieur du bâtiment, répandant des tisons rougeoyants partout dans le couloir, forçant les elfes à s'en protéger avant de viser à nouveau. Ce qui franchit alors la porte n'était pas un des faux Chauntéens qu'attendait Taliesin, mais bien quelque chose de beaucoup plus gros, de beaucoup plus grand, et sans doute de beaucoup plus furieux.
C'était un ours gigantesque et furieux, qui semblait peu goûter aux flammèches qui lui volaient sur le poil.
Caenlin relâcha sa flèche un fragment de seconde avant le barde.
Viser pour tuer, ils l'atteignirent chacun dans un oeil, et la bête se figea une seconde, avant de s'étaler de tout son long dans la terre battue du couloir.
Suivit un silence. Personne d'autre ne semblait vouloir franchir le seuil, mais on devinait, au loin, le murmure d'une incantation.

-Un clerc, souffla l'elfe à l'intention de ses camarades. Dans l'idéal, il faudrait l'abattre avant qu'il n'ait pu user plus à loisir de sa magie mais... se faufiler jusqu'à la porte paraît par trop risqué.
Il aviserait en fonction du sortilège suivant : s'il y avait une ouverture, peut-être se rendrait-il invisible avant de tenter une sortie pour éliminer leur adversaire.

" Il n'est sûrement pas seul, murmura Braen. Il faut le ou les attirer à l'intérieur... Ils ne savent pas combien nous sommes, ni qui nous sommes..."
Difficile de savoir si l'incantation avait touché à son terme ou pas... Pour l'heure, il ne se passait plus rien, le cadre de la porte demeurait noir, béant, et les vestiges de la porte terminaient de se consumer.

-Méfions-nous quand même de la divination... répondit-il.
Puis il se tut, aux aguets. Sortir lui semblait effectivement trop risqué et attendre une incursion ennemie, bien plus recommandé. Cependant, les choses pouvaient prendre du temps et il fallait donc s'armer de patience tout en veillant à ne pas baisser sa garde.

Quelques minutes s'écoulèrent sans que rien ne se produise. En face de lui, Taliesin voyait que Caenlin parlait à voix basse à Elwyn qui paraissait désireuse d'en découdre, la main crispée sur la poignée d'une épée, sans doute un prêt d'un de ses compatriotes. Le visage de la princesse reflétait la haine à l'état pur.
Il y eut du mouvement dans l'embrasure de la porte et cette fois, ce furent une demi-douzaine d'araignées grosses comme des loups qui surgirent. Certaines au sol, mais d'autres empruntant déjà les murs ou même le plafond.

Leur ennemi ne se découvrait toujours pas. Sans doute essayait-il, via ses invocations, de tester leur force, d'évaluer la menace qu'ils constituaient. A moins qu'il ne veuille les occuper avant de passer en personne à l'assaut ? Quoi qu'il en soit, le barde n'allait pas d'emblée recourir à ses ressources magiques : elles étaient trop limitées pour qu'il en use sans nécessité absolue. Et puis, ils devraient bien réussir à abattre une ou deux des araignées avant qu'elles n'arrivent au corps-à-corps, rééquilibrant ainsi les forces en présence. Voilà pourquoi il visa, décocha une première flèche, en encocha une autre....

La difficulté était de viser tout en restant à couvert, et les araignées se déplaçaient rapidement, sans hésitations, signe qu'elles y voyaient aussi bien dans le noir que les elfes, si pas mieux. Caenlin imita Taliesin et ils parvinrent à éliminer chacun une araignée avant que les autres ne soient sur eux. L'étroitesse du couloir ne permettait pas de prendre le recul nécessaire pour placer les traits avec plus d'adresse et il était sans doute trop difficile de continuer à tirer, sauf s'ils voulaient se replier pour regagner une certaine distance de tir. Braen et Elwyn demeuraient attentistes, sans se dégager des portes : le centre du couloir paraissait terriblement exposé.

Reculer pour continuer à tirer lui semblait hasardeux, tandis que tergiverser risquait fort de les mettre dans la panade. C'est donc sans guère se poser de questions que Taliesin troqua son arc contre son épée. Ils étaient désormais quatre contre quatre et seraient donc sans doute en mesure de se débarrasser promptement des créatures. Il faudrait juste garder un œil sur la porte, pour se prémunir des mauvaises surprises...

Une des araignées était restée en retrait et les arrosa de toile visqueuse tandis que Taliesin essayait de déloger l'araignée qui les menaçait depuis le plafond. Elwyn combattait désormais avec une bête, Caenlin avec une seconde, et Braen se porta en avant. Des lueurs parurent dans l'embrasure de la porte, torche portée par un homme armé, suivit de deux autres. Trois intrus que la lueur de sortilèges protégeaient sans nul doute, trois intrus dont deux se mirent à incanter, tandis que le troisième faisait écran de son corps.

Et bien, l'une de ses hypothèses s'était avérée juste : l'assaut des araignées n'était qu'une manière de diversion. C'était juste dommage - très dommage - qu'il n'ait pas agi en fonction et préféré économiser ses ressources magiques...
Il jeta un bref regard en direction du coude que formait le couloir. S'il pouvait se replier sans trop de risques dans cette direction, il le ferait et incanterait aussitôt pour leur procurer des renforts. Si cela n'était pas possible, et bien... Il n'aurait d'autre choix que de continuer à combattre, en espérant que les sortilèges préparés par les clercs ne soient pas suffisants pour les mettre tous hors jeu d'un seul coup. Auquel cas, tout cela se solderait par une énième capture.
Mais mieux valait ne pas y penser.

Taliesin put se replier sans trop de mal : l'araignée qu'il avait attaquée était désormais morte. Le seul souci était qu'il devait ainsi non seulement abandonner ses trois congénères, mais aussi les chambres ouvertes où dormaient les jeunes femmes. Mais il atteignit le coude sans mal et put faire volte-face et éventuellement bander son arc. L'arme du premier des trois hommes s'était mise à luire d'une lumière bleue, signe qu'elle était désormais imprégnée d'un sortilège. Autour d'eux, une brume se levait peu à peu, menaçant de priver les elfes de leur avantage en terme de vision...

S'il incantait dès à présent, la brume serait complètement levée lorsqu'il aurait terminé et... il ne pouirrait donc plus intervenir à moins de s'approcher. Il choisit donc de repousser l'usage de la magie à un peu plus tard, s'empara de son arc et encocha une flèche. S'il visait soigneusement, il arriverait peut-être à toucher mortellement l'homme de tête... Ce qui serait une très, très bonne chose.

Malheureusement, si la flèche vola dans la bonne direction, elle ne fit nul dommage à sa cible : un halo bleuté l'environna une seconde et le trait tomba au sol, inutile. L'homme était manifestement protégé par un quelconque sortilège. Braen était désormais au contact, bien décidé à en découdre en dépit du risque. Les dernières araignées étaient mortes et la brume envahit tout, masquant les trois autres elfes aux yeux de Taliesin.

Résumons : un puissant clerc à l'extérieur, dont les ressources magiques étaient sans doute loin d'être épuisées ; trois adversaires à l'intérieur, tous protégées - et probablement renforcés - par magie, deux d'entre eux étant par ailleurs capables d'incanter ; une brume de dissimulation qui empêchait d'agir de loin ; pour couronner le tout, de leur propre côté, aucun sortilège pour dissiper ces protections... Ah, tout cela était vraiment, vraiment mal engagé. Mieu aurait valu constituer une équipe d'intervention deux à trois fois plus nombreuse et comprenant des mages ou des prêtres dans ses rangs. Mais voilà, ils avaient fait avec le smoyens du bord et privilégié une approche discrète qui avait lamentablement échoué - doux euphémisme.
Même s'il voyait mal comment ils pourraient renverser la situation, d'autant que les faux Chauntéens avaient probablement une infinité de renforts à leur envoyer, Taliesin ne resta pas les bras croisés et se mit à incanter.

Taliesin --> Convocation de monstres III

Sitôt que serait apparue la meute de chiens célestes qu'il invoquait, le barde l'enverrait assaillir leurs ennemis : ils ne constitueraient pas pour eux une réelle menace mais au moins les distrairaient-ils. Puis il rejoindrait à son tour la mêlée.
Et si la défaite était inéluctable, il trouverait un moyen de se carapater. Ce ne serait guère honorable, certes, mais il aurait fait tout son possible dans cette histoire qui, au fond, ne le concernait quasiment en rien. Dès lors, il refusait de risquer la capture - dont il avait soupé pour déjà plusieurs existences - ou la mort : il savait où allait sa loyauté, en dernier ressort.

Les chiens célestes filèrent sans crainte vers la brume et y disparurent aussitôt. Taliesin les suivit peu après. Il régnait un silence relatif dans le brouillard magique mais lorsque ses convocations atteignirent leur objectif, il entendit un cri de surprise. Quelque chose bougea sur sa gauche et Braen sortit de la purée de pois.
" Ils n'y voient pas mieux que nous, souffla le cuisinier. Caenlin et Elwyn se sont repliés dans une des chambres, avec ton amie. Si on canarde simplement l'espace devant nous, on devrait les toucher. Ou alors on se replie aussi et on les liquide au passage."

-Canardons-les tant qu'ils sont distraits par mes invocations, en visant assez haut pour éviter de toucher celles-ci : si nous pouvons les abattre sans trop nous exposer, ce sera toujours ça de gagné. Mais si nous entendons aucun cri signifiant que notre technique porte ses fruits, nous nous replierons.
Déjà, il récupérait son arc.

Braen sourit et se servit d'une petite arbalète qu'il n'avait pas utilisée jusque là. Il tirait moins vite que Taliesin, bien sûr, mais ses traits avaient une allure meurtrière. Ils entendirent une exclamation de surprise, pas encore un cri de douleur, le cuisinier et le barde en profitèrent pour ajuster leurs tirs, cherchant la chair d'un ennemi invisible. Une bordée d'injures — en commun, bien sûr — suivit et ils devinèrent qu'on les chargeait.
" Continue à tirer." dit Braen, en rangeant son arbalète et dégainant son épée.
Il n'eut cependant pas à s'en servir car la silhouette de leur agresseur se dessina dans la brume et Taliesin put aligner sa flèche et viser en pleine tête. Cette fois, il n'y avait plus de lueur protectrice et l'homme fut coupé dans son élan, s'effondrant pratiquement à leurs pieds, le trait lui ayant traversé le visage puis la boîte crânienne dans une rosace écarlate.
" Joli."

-J'ai eu de la chance, répondit-il, surpris par sa propre réussite.
Mais ce n'était pas le moment de se réjouir.
-Plus que deux, à moins qu'ils n'aient subi d'autres pertes entretemps.
Il ne fut pas long à décocher une nouvelle flèche dans la brume.

La flèche heurta de la pierre, Taliesin l'entendit au son mat qu'elle rendit. La brume était en train de se dissiper, le silence était profond, comme si tous les êtres vivants dans le couloir étaient aux aguets, cherchant à rester discrets, à l'affût. Braen entraîna Taliesin dans une des chambres qu'ils avaient ouvertes et ils restèrent protégés par la porte ouverte, à guetter le résultat de cet assaut désordonné. Tous les chiens célestes avaient disparu. L'ours gisait en travers de la porte, massif et inerte. Il y avait deux corps dans le couloir : celui que Taliesin avait tué, un autre plus loin, presque au bout.

-Le troisième a sans doute pu se replier. C'est dommage : il pourra dire aux autres que notre groupe compte au moins un lanceur de sorts. Heureusement que je n'ai pas d'emblée pioché parmi les plus puissants dont je dispose : cela les amènera peut-être à nous sous-estimer.
C'était malgré tout une tuile. Ne restait plus qu'à voir ce que feraient leurs ennemis et à aviser en fonction.

Mais Taliesin se trompait : le troisième homme était aussi mort que les deux précédents, simplement, il avait été éliminé par Elwyn et Caenlin, à l'intérieur de la chambre où ils s'étaient repliés. Le jeune elfe paraissait particulièrement ravi du tour qu'avait pris la situation, la princesse, quant à elle, bouillait toujours de colère.
" Bon. On liquide ceux qui sont de l'autre côté, et on file." dit Braen.

Il acquiesça : mieux valait, en effet, ne pas moisir dans les parages.
-Je dispose de quatre sorts d'invisibilité, dit-il après quelques instants de réflexion. Il y en aurait donc un pour chacun d'entre nous, et je pense que cela fonctionnerait avec les prisonnières que nous transporterons, le tout durant une dizaine de minutes environ. Pratique en cas de traque... Néanmoins, il est possible de les utiliser autrement, pour envoyer un éclaireur en avant... Je ne sais pas ce que vous préférez.

Braen était songeur.
" Je veux récupérer Aegon." répéta la princesse, rageuse.
Mais le cuisinier ne lui prêta pas attention.
" J'imagine qu'on ne peut combattre en étant invisible... Peut-on ouvrir une porte ?"

Le barde acquiesça.
-Ce n'est pas le plus puissant des sorts d'invisibilité et, par conséquent, il se dissipe sitôt qu'on attaque directement quelqu'un. En revanche, les actions telles qu'ouvrir une porte ne l'interrompent pas. Je resterais même en mesure d'utiliser des sortilèges, du moment qu'ils ne sont pas offensifs.

" Bon... Dans ce cas, je propose qu'on devienne invisible, puis qu'on les laisse entrer... Ensuite, on se faufile derrière eux et on décampe. Dix minutes ne seront pas assez pour aller bien loin... mais on aura déjà une petite avance, je suppose, et on devrait trouver le moyen de franchir les enceintes."
Il se tourna vers Elwyn.
" Si vous voulez aller chercher Aegon, libre à vous. Mais Taliesin et moi, nous n'allons pas passer notre temps à visiter une abbaye piégée sans savoir où il se trouve. Ce serait du suicide."

Il opina à nouveau du chef puis ajouta, diplomate :
-J'en suis désolé, votre altesse, mais comme nous venons de le constater, nous avons affaire à forte partie. Si nous persévérons, tout indique qu'aucun d'entre nous n'en réchappera tandis que vous serez à nouveau prisonnière. Mieux vaut nous évader tant que nous en avons la possibilité puis informer qui de droit de ce qui se trame ici. C'est la seule solution pour aider efficacement Aegon.

" Ils vont effacer toutes leurs traces, grogna-t-elle. Les mémoires, s'il le faut. Ils ne sont pas stupides. Si nous partons, il ne restera rien ici pour prouver mes dires, les vôtres ou ceux de vos amies. Il ne faut pas leur laisser le temps de se retourner."

-Il y aura encore moins de traces de leurs forfaits si nous sommes défaits. Or, à moins d'un prompt repli, je ne vois pas comment cela pourrait se terminer autrement.
Soupir.
-Je connais bien le fiancé de l'une de ses prisonnières : si je la lui ramène, il nous croira, Il la croira, surtout, et il ne sera sans doute pas le seul : elle est de la vallée, pourquoi mentirait-elle à propos d'une abbaye qu'elle avait volontairement décidé de rejoindre ? Par ailleurs, l'ensemble de nos témoignages seront pris au sérieux par certaines personnes bien placées, à Luménis, et elles n'auront cure des dénégations des autorités religieuses locales, dont les crimes pourront être établis.

La princesse parut incertaine un instant.
" Cela va prendre des veilles entières. Il ne restera rien ici quand les portes s'ouvriront." murmura-t-elle à mi-voix.
Il y eut un grand fracas, provenant de l'autre bout du couloir et Dothiel apparut en courant.
" Je crois qu'on va avoir de la visite."

-Il restera votre témoignage, celui de Cordélia, celui de Lucie, le nôtre aussi... Ce sera suffisant pour éradiquer le mal qui réside ici, d'autant que de simples sortilèges pourront attester la véracité de nos dires, prit-il néanmoins le temps de répondre.
Il ressera ensuite sa prise sur son arc.
-Il va falloir faire en sorte de ne pas être pris en étau.
Et ne plus tergiverser lorsqu'une nouvelle opportunité de fuir se présenterait.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile