La Couronne de Cuivre

Victor avait été envoyé à l'écurie avec Félix. Les deux garçons travaillaient de concert, mais à bonne distance l'un de l'autre, pelletant les crottins et la paille souillée qu'ils allaient déposer sur le fumier au dehors. Le coq de la ferme, qu'on surnommait Gaillard, semblait superviser leur labeur de son oeil rond un peu agressif, perché au sommet de la pile odorante. Le petit Desmoulins sembla ravi d'être distrait un moment et posa sa fourche contre le mur.
" Tu m'aideras après, comme ça, on rattrape le retard." fit-il, ne perdant pas le nord une seconde.

-C'était bien prévu comme ça, répondit-il, non sans avoir, au préalable, levé les yeux au ciel.
Puis il se fit très sérieux.
-En fait, j'avais une question à te poser. Imaginons qu'un certain clerc du nom de Tim m'ait proposé un travail consistant à aller étudier des ruines récemment découvertes dans la vallée du Nirvana et, plus précisément, à l'orée de la Lorien. Imaginons maintenant que tout le monde m'encourage à accepter et que je sois tenté de le faire. Imaginons enfin que je songe à vous embarquer dans l'aventure, Baptiste et toi... Qu'en dirais-tu ?

Victor parut pensif, dévisageant Taliesin, un doigt posé sur les lèvres, pendant quelques secondes.
" Je dirais... Je vais faire mon sac !"
Puis il se mit à bondir comme un lièvre autour du barde.
" Ouais ! Trop génial ! Quand est-ce qu'on part ?! Est-ce qu'on va chasser ? On ira voir les elfes ? Tu crois qu'on va chanter dans les auberges, au passage ? Est-ce que je peux emmener mon arc ? Bouse, je pense que mes bottes sont trouées !"

On n'aurait pu imaginer réaction plus radicalement différente de celle de Baptiste. Et si elle n'avait au fond rien de surprenant, elle le réjouit malgré tout.
-Ne t'en fais pas pour ça : on va vérifier toutes tes affaires et acheter ce qui manque. Pour le départ, je dirais que ça se fera d'ici quelques jours. Quant à nos activités durant le voyage et une fois sur place... On verra selon notre inspiration.
Il jeta un regard alentours.
-Juste une chose : essaie de ne pas trop parler de ça devant les autres, d'accord ? Je ne peux évidemment pas emmener tout le monde et... Voilà, même s'il y a de quoi s'amuser ici...

" D'accord. Mais je leur rapporterai un truc, voilà."
Il sourit, resta immobile une demi-seconde, puis recommença à danser la gigue.
" C'est trop bien ! Ça me manque trop d'aller sur les routes ! On va camper, puis on chassera le lapin et on le fera rôtir sur les braises ! Et cette fois, personne nous poursuivra !"
Il reprit sa fourche.
" Tu crois qu'on verra de nouveaux des monstres ? Comme les griffons ? Ou alors ma copine Méli ?"

-Des monstres, j'espère bien qu'on n'en croisera pas : si je ne suis pas contre quelques péripéties, j'aimerais que ce voyage ne soit pas émaillé d'incidents trop... impressionnants, disons. Quant à Méli, elle habite loin de l'endroit où nous nous rendons mais, qui sait, les dragons peuvent se déplacer aisément...
Il tapa affectueusement sur l'épaule du gamin.
-Bon, je vais chercher une fourche, histoire de vite boucler ça...

L'écurie était vaste, et avec l'arrivée des vaches, il y avait beaucoup de paille souillée. Mais Victor parvenait à sublimer son ravissement en énergie efficace, et il leur fallut moins de deux heures pour venir à bout des lieux. Ils terminèrent par nettoyer les zones dégagées à grande eau, puis remirent de la paille fraîche dans les trois sections de l'étable. Tous les animaux — vaches, chevaux, moutons — étaient au pré.
Galathée vint les appeler pour le goûter. L'après-midi touchait doucement à sa fin, mais il restait encore plusieurs heures de lumière avant la nuit et il faisait encore bon. Une odeur délicieuse de pain chaud flottait dans l'air. Il leur fallut néanmoins faire un arrêt par l'abreuvoir pour se débarbouiller à l'eau fraiche avant de pouvoir gagner le jardin et la table où Baptiste avait déposé de merveilleuses brioches et des confitures diverses, récompense des vaillants travailleurs.

L'elfe leur fit honneur : non seulement elles étaient délicieuses mais, de surcroit, l'effort lui avait ouvert l'appétit.
S'il s'inquiétait quant à ce que déciderait Baptiste et à la possibilité de devoir lui forcer la main. il ne laissa pas ces pensées ternir sa bonne humeur et n'aborda pas le garçon à ce sujet : ils n'étaient pas à quelques heures près. Il préféra plutôt songer à la manière dont il occuperait la fin d'après-midi... Peut-être Victor insisterait-il pour s'occuper sans tarder de son sac.

Victor lui jetait des coups d'oeil hésitants, mais il attendit que la table se soit dispersée pour ramener leurs projets sur le tapis. Même alors, il parla à mi-voix, comme un conspirateur.
" Je dois faire quel genre de sac ? Un sac léger que je peux porter tout seul ? On va emmener des chevaux ? Ou alors voyager en coche, comme la dernière fois ?"

-On prendra sans doute des coches, oui...
Heureusement, la perspective de réemployer ce moyen de transport ne semblait pas trop inquiéter Victor, malgré la douloureuse expérience qui lui était attachée.
-Mais si on passe par de beaux endroits, peut-être ferons-nous quelques étapes à pied. Du coup, on va emmener un cheval : il portera nos bagages et nous pourrons l'attacher à l'arrière des coches. On peut donc se permettre de voyager en emportant autre chose que le strict nécessaire mais sans non plus tomber dans l'excès inverse... Quoi qu'il en soit, je te filerai un coup de main et on commencera par inventorier ta garde robe, afin de voir si tu as encore assez d'affaires qui te vont ou s'il faut en racheter.

Victor parut sur le point de protester — sans doute s'estimait-il assez grand pour faire son sac tout seul — mais sa bonne humeur prit le dessus et il se ravisa.
" Bon, d'accord."
Il se leva.
" Allons-y maintenant, tant qu'il n'y a personne, comme ça, pas de questions !"
Il prit la tête de leur duo et ils montèrent dans la chambre que le gamin partageait avec ses acolytes, Benoît et Jehan. Elle était rangée, signe que quelqu'un — sûrement aucun de ses trois occupants — était passé par là depuis le lever. La fenêtre ouverte permettait la circulation d'un air printanier agréable.

Encore quelques heures plus tôt, il n'aurait jamais imaginé être si rapidement lancé dans les préparatifs du voyage. Néanmoins, il n'allait pas s'en plaindre : puisque la décision était prise, autant ne pas lambiner, autant ne pas laisser l'opportunité aux hésitations de reprendre le dessus.
-Bon, sors tous tes vêtements d'été et de demi-saison : il faudra emporter plusieurs tenues qui soient à la fois en bon état et encore à ta taille.
Ce serait un petit miracle s'il lui en restait suffisamment.

Mais sans doute y avait-il un esprit domestique veillant sur la garde-robes du petit garçon, car il avait le nécessaire, à peu de choses près. Bien sûr, certaines de ses chemises lui venaient des enfants plus âgés de la maisonnée, mais un si grand nombre de garçons avait permis la constitution d'un stock vestimentaire impressionnant, et ils réalisèrent qu'il fallait tout juste raccommoder quelques paires de chaussettes et l'épaule d'une tunique, pour qu'il dispose d'un trousseau parfaitement convenable. Peut-être lui manquait-il une tenue plus habillée, cependant, si Taliesin avait l'intention de les introduire dans l'une ou l'autre auberge réputée... mais s'ils restaient modestement sur la route, ce ne serait pas nécessaire. Les bottes, cependant, étaient bel et bien trouées.

Il procéda à une sélection de vêtements qu'il espéra assez conséquente pour satisfaire Galathée et qu'il mit de côté pour éviter que Victor n'y prélève l'un ou l'autre élément avant leur départ.
-Hormis une petite séance de raccommodage et une visite au cordonnier, la question vestimentaire est réglée, dit-il d'un ton léger.
Restait à espérer qu'il en irait de même pour Baptiste. Cependant, il n'y avait aucune raison que ce ne soit pas le cas.

Victor parut presque déçu que les choses soient aussi vite réglées, mais son humeur était au beau fixe et semblait promise à le rester. Il redescendit donc rapidement les escaliers et caracola dans le couloir avant de regagner l'extérieur. On lui mit cependant aussitôt le grappin dessus : ses comparses avaient l'intention d'aller à la pêche dans la rivière voisine, et Guillhem proposait de les embarquer tous dans le chariot. Taliesin était bien sûr le bienvenu s'il voulait les accompagner pour cette petite sortie de fin de journée...

Cela le tentait beaucoup mais il préféra, au préalable, voir si Galathée était rentrée : embarquer les jumeaux à la rivière risquait d'être un peu compliqué... Mais si la rôdeuse était présente, et si elle n'avait pas besoin de lui pour quelque tâche, alors il en serait : c'était exactement le genre d'excursion qui, toute une année, lui avaient été interdites, puisqu'il ne pouvait quitter les limites du domaine... Bref, cela restait encore une manière de nouveauté, de redécouverte...

Galathée était à la ferme, aussi put-il accompagner le petit équipage. Ni Félix, ni Baptiste n'en étaient, mais les quatre plus jeunes chantèrent joyeusement tout au long du trajet, des chansons traditionnelles du terroir hélonnien, à tue-tête et passablement faux. Guillhem mena le chariot dans des sentiers forestiers qu'il connaissait bien, jusqu'en bordure de la rivière, à moins d'une demi-heure du domaine.
Il ne faisait pas assez chaud pour se baigner, mais les garçons pénétrèrent dans l'eau jusqu'aux genoux et entreprirent de construire un barrage. Mathieu s'installa avec son père un peu en amont pour pêcher.

Il s'installa à mi-chemin entre les deux groupes, gardant un œil sur le premier pour être en mesure d'intervenir en cas de besoin et, ainsi, permettre au second de pêcher tranquillement. Et tout en commençant à bourrer sa pipe de tabac, il se mit à songer à ce voyage qui se profilait. Non, en ce levant ce matin-là, il n'aurait jamais imaginé qu'une telle demande lui soit faite, qu'un tel projet se mette sur pied si rapidement... Mais il n'allait pas s'en plaindre : s'il avait connu beaucoup de mauvaises surprises durant sa vie, cette époque était révolue et celle-ci était bonne, indéniablement.

Ils passèrent une petite heure sur les bords de l'onde avant que Guillhem ne sonne le rassemblement. La pêche avait été acceptable : ils avaient attrapé quatre belles truites, que le fermier avait l'intention de fumer dès leur retour. Victor, Jehan et Benoît s'étaient bien amusés et ils somnolèrent sur le chemin du retour, au rythme du trot enlevé du cheval de trait. Quand ils arrivèrent à la ferme, le ciel avait foncé. De bonnes odeurs de nourriture s'échappaient des fenêtres ouvertes de la cuisine, et on percevait le murmure d'une conversation provenant de la salle à manger. Félix et Baptiste s'y trouvaient, jouant aux cartes. Non loin, Tristan et Héloïse empilaient des cubes dans leur parc, en gazouillant dans une langue étrange. C'était manifestement Galathée qui était en cuisine.

Il adressa un salut aux joueurs de cartes, rallia le parc pour ébouriffer les cheveux des jumeaux et les embrasser puis, d'un pas tranquille, il rejoignit la cuisine.
-Comment t'y es-tu prise pour chasser le maître des lieux ? lui souffla-t-il à l'oreille.
L'instant suivant, il déposait un baiser sur sa joue.

Elle lui sourit.
" Je n'ai pas dû faire grand chose : il avait déjà passé presque toute la journée en cuisine et il était ravi de pouvoir s'éclipser. Autant les créations culinaires le motivent, autant la tambouille ordinaire ne l'intéresse qu'à moitié... Mais je pense que nous aurons droit à quelques plats intéressants demain et le jour suivant. Enfin... Pour autant que vous soyez toujours là, bien sûr."
Elle le gratifia d'un clin d'oeil.

-Si ça ne tenait qu'à Victor, nous partirions demain dès l'aube. D'ailleurs, nous avons déjà préparé une bonne partie de ses affaires : tu pourras alller voir si ça te convient.
Il jeta un regard en direction de la salle à manger.
-J'espère quand même que ce soir ou demain, Baptiste finira par venir me reparler de ce voyage et qu'il se dira partant. Sinon, tant pis, on l'embarquera contre son gré. Mais ce serait dommage.

" Il ne reviendra sûrement pas t'en parler. Au contraire, il va laisser couler en espérant que tu en fasses de même. Tu vas devoir prendre le taureau par les cornes, Taliesin. Sinon, je te l'ai dit, c'est moi qui le ferai. Mais ce serait dommage, vu que c'est avec toi qu'il va voyager. Cependant, si tu préfères que je fasse la mauvaise pour que tu puisses préserver ta bonne conscience, ça ne me gêne pas. Je sais qu'il reviendra de l'escapade en me remerciant de l'avoir contraint."
Elle retira un poulet dodu du four, le piqua de la fourchette, avant de l'y renvoyer.
" Mais je te laisse juge."

Il secoua la tête.
-Bah, je ne suis pas du genre à me défausser devant mes responsabilités, et je n'ai aucune envie de te laisser les démarches pénibles... J'irai donc lui parler..
Nouveau regard vers la salle à manger.
-Et sans doute le ferai-je dès ce sois. Inutile de lui laisser de faux espoirs...

" Autant battre le fer tant qu'il est encore chaud, dit la rôdeuse en souriant. D'autant que tu réduiras ainsi les heures qu'il passe à s'inquiéter que tu lui en reparles... et les techniques qu'il pourrait échafauder pour échapper à l'expédition. Vois ça comme un service que tu lui rends."
Elle se tourna vers lui.
" Mais tant que tu es là... Peux-tu égoutter les légumes ? Ça me rendrait service !"

-Bien sûr. De toute façon, là, il est en train de jouer aux cartes avec Félix : je me verrais mal l'interrompre.
Et il se mit à l'ouvrage, tout en réfléchissant déjà à la manière dont il présenterait les choses à Baptiste. Peut-être par déformation professionnelle, peut-être juste parce qu'il n'y était pas habitué ou parce que cela ne correspondait guère à sa nature, il n'aimait pas imposer, n'aimait pas user d'autorité. Il semblait cependant qu'il n'aurait pas le choix, cette fois... Mais au moins, il essayerait d'y mettre les formes.

Le repas était presque prêt et dès que les poulets furent rôtis à point, Galathée fit passer le message que la maisonnée était attendue à table. Rapidement, les six enfants, les deux bébés, et les trois adultes se retrouvèrent installés autour de la pitance du jour qui, si elle n'avait pas le raffinement des plats de Baptiste, fut appréciée à sa juste valeur par tout un chacun. Ensuite, Mathieu, Baptiste et Félix débarrassèrent tandis que Victor, Benoît et Jehan attaquaient la vaisselle. Guillhem devait encore passer à l'étable et Galathée emporta les jumeaux à l'étage. Taliesin se retrouva plus ou moins seul, put participer au nettoyage de la table et au rangement de la pièce, avant que les trois premiers garçons ne se préparent à gagner les étages. S'il voulait coincer Baptiste, c'était le moment idéal, mais il fallait qu'il décide de la manière et de l'endroit...

Bah, il allait simplement l'interpeller et lui demander de le suivre à l'extérieur, loin des regards et des oreilles indiscrètes. Il estimait que ce serait moins embarrassant pour le garçon...
-Baptiste, tu voudrais bien venir un moment, s'il te plait ? fit-il à l'intéressé d'un ton dégagé, comme s'il avait à lui parler d'une broutille.
Le gamin ne serait pas dupe, évidemment, mais peut-être cela éviterait-il d'éveiller la curiosité des petits Merlus.

Effectivement, Baptiste lui jeta un regard mortifié, mais il ne parut pas y adjoindre de colère. Il avait plutôt l'air complètement résigné. Il suivit sans répondre jusqu'à la cour et son tas de fumier, et prit l'initiative de partir vers le verger, sans doute pour échapper à la pestilence des lieux. Aucun Merlu ne suivit, le barde n'avait pas à s'inquiéter. L'enfant ne chercha pas non plus à se dérober et lui facilita les choses en ne prétendant pas ignorer les raisons de cet aparté. Il s'appuya au tronc d'un pommier tordu et le regarda avec une grimace sur les traits.
" Tu vas me reparler de ce voyage. Mais pourquoi n'y vas-tu pas seul avec Victor ? Il serait ravi de t'avoir tout pour lui, comme au bon vieux temps."

-Parce que Galathée et moi sommes d'accord pour dire qu'il est important que tu viennes. Pas seulement parce que j'ai envie de t'avoir avec moi, pas seulement parce que c'est plus équitable si vous êtes tous les deux du voyage.
Il soupira.
-Je pense que nous comprenons ta réaction, Baptiste. Mais celle-ci... ne fait qu'affermir notre conviction que tu dois nous accompagner. Que c'est nécessaire.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins