[Bâtiment] La cabane des fossoyeurs

[Lothringen]

Lothringen balbutia.

"Euh... tu veux parler de Gythris?"

Mais il se reprit rapidement, se traitant mentalement d'imbécile. Evidemment, de Gythris: de qui d'autre sinon ? Comment Mornagest pourrait-il imaginer un seul instant qu'il pouvait parfois repenser à Seina comme à un ami, après ce qu'il s'était passé ?

"Il avait été victime d'un sort nécromantique maladroit qui en était encore au stade expérimental, un dérivé du zin-carla des arachnées, si j'ai bien retenu le petit exposé de son créateur... Quand il m'a attaqué, il avait la vivacité de mouvement d'un vivant, mais son corps était à moitié décharné et il n'avait guère plus d'esprit qu'un zombie... C'est un petit miracle qu'il ait fini par me reconnaître. Après le combat contre les drows, nous avons brûlé son cœur, grâce auquel ils le contrôlaient. Il est donc mort à nouveau. Il n'y avait pas vraiment d'autre solution, et c'était ce qu'il voulait..."

Lothringen soupira. Les événements s'étaient succédés si vite... Il n'avait même pas eu le temps de revenir au corps de Gythris, pour lui offrir une sépulture décente.

L'horreur lui avait coupé le souffle, quand il avait reconnu sous le visage à moitié décomposé de son assassin les propres traits de son ami mort... Une cruauté digne des drows. Il avait haï, puis massacré Eolder'n jusqu'aux bornes de la folie, mais il fallait reconnaître que ce dernier l'avait bien cherché.

Le semi-drow préféra penser à autre chose. Tuer leur indicateur aussitôt qu'il aurait parlé, c'était la solution de facilité et peut-être ce que dictait la prudence, bien sûr. Lothringen tenterait de voir s'il n'y avait pas une autre solution mais sa bonté d'âme n'allait pas jusqu'à protéger les traîtres... Surtout si cela devait mettre son amour en danger.

Ah, et de toute façon, il leur restait encore à dénicher cet homme.

[Mornagest]

Raviver de pareils souvenirs était comme arracher une croûte à peine formée ; cela faisait mal, et le sang risquait de se remettre à couler pour un moment. Mornagest savait cela, et il se morigéna d'avoir poussé Lothringen à repenser à de telles épreuves, même s'il était conscient que cela avait été douloureux... mais il voulait savoir. Tant de gens lui voulaient du mal, voulaient augmenter leur emprise sur le demi-drow, qu'il se devait de savoir qui, pourquoi... pour peut-être pouvoir l'aider le moment venu. Le pourrait-il, alors ?

"La cruauté drow dépasse ce que je pouvais avoir comme... connaissances en la matière, visiblement. Ça dû être affreux..."

Ils marchèrent en silence, sans trop savoir que répondre à cela. Les chemins étaient déserts, en cette heure ; les gens venaient à l'aube, ou au crépuscule, mais le milieu de la journée n'était certainement pas le moment propice pour célébrer ses morts. Un petit vent soufflait, envoyant ses cheveux agacer Mornagest, qui se décida à les attacher. Cela lui donnerait également plus de visibilité, s'ils devaient combattre maintenant.

Ils finirent par arriver en vue de la cabane, qui paraissait presque abandonnée et sujette à l'écroulement sur elle-même au moindre coup de vent un tant soit peu violent. Autour des quelques planches assemblées, la végétation avait crû de façon plus ou moins anarchique ; un rosier sauvage entrelaçait même sa tige le long d'un vestige de pioche au manche pourri et au fer rouillé. L'endroit aurait presque pu paraître quelque peu poétique, si l'on aimait la nature sauvage et que l'on ignorait à quelles activités ses occupants s'adonnaient régulièrement.

"Personne ?" s'interrogea Mornagest.

[Lothringen]

Qu'il n'y ait plus personne ici, cela semblait étrange. Le cimetière de Melandis était immense et demandait d'être entretenu par une bonne poignée d'employés. Si le fossoyeur qu'avait connu Lothringen n'était plus là, d'autres devaient avoir pris la relève. Et pourtant, que la nature ait repris ses droits ici semblait indiquer le contraire... Sauf à supposer qu'ils avaient d'autres cabanons ailleurs.


Les mains involontairement posées sur les manches de ses haches, Lothringen donna un coup de pied sec dans le bas de la porte, qu'il envoya voler sur son gond unique, en un lamentable couinement de fer rouillé.

[Mornagest]

Risquant un œil à l'intérieur, Mornagest n'y perçut que deux choses. De la poussière à profusion, qui vint couvrir sa tunique, soulevée par la chute de la porte au sol, et des outils dans un état aussi charmant que la pioche posée contre la cabane, au dehors. Vu l'exiguïté de l'endroit, le mélandien déclara à son compagnon :

"Il ne doit s'agir que d'une remise désaffectée. Pas de quoi entreposer autre chose que quelques bêches..."

Alors qu'il allait ressortir, une main se saisit brusquement de l'épaule de Lothringen, resté deux pas en arrière. Ce dernier manqua crier de surprise, et, se retournant, aussi vif que l'éclair, allait frapper de ses deux haches, lorsqu'il tomba sur le faciès décharné du personnage qu'ils cherchaient.

Le fossoyeur se tenait devant eux, vêtu de loques défraîchies par endroit, trouées à d'autres endroits, et affichait un rictus désagréable sur le visage. Sa voix parut issue d'outretombe lorsqu'il souffla, rauque :

"Vous me cherchiez, je pense ? Une vieille connaissance, je me trompe ?"

[Lothringen]

Lothringen dévisageait avec une fascination morbide cet individu issu tout droit de son passé. Ce fossoyeur était aussi laid, maladif et répugnant que dans son souvenir, n'était que de paraître en plein jour lui retirait une partie de son aura, le faisant paraître ce qu'il était, vieux, rabougri, pas bien grand.

A bien réfléchir, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'un employé du cimetière soit encore en poste une quinzaine de mois plus tard, mais tant de choses avaient changé pour Lothringen depuis ce premier séjour à Melandis qu'il était presque surpris de cette rencontre. Pire ; c'était lui-même qui avait changé.

Il toisait à présent leur interlocuteur.

"Nous vous cherchions. C'est bien le même. Misère, j'aurais pu espérer que vous auriez fait meilleur usage de tout cet or jadis si âprement gagné..."

commenta-t-il en lorgnant les hardes sordides qui vêtaient très imparfaitement cet homme, lui donnant l'aspect d'un mendiant.

[Mornagest]

Le rictus se mua en sourire sardonique, tandis que l'individu avançait d'un pas vers la cabane, vers Mornagest, qui rapprocha imperceptiblement sa main de la garde de son arme.

"Ma foi, je n'ai guère le temps de faire quelques emplettes... mon travail me tient à cœur, j'y consacre beaucoup de mon énergie." Le mélandien intervint alors.

"Vous devez bien connaître le cimetière, ainsi que ses cryptes, j'imagine ? Vous n'auriez rien remarqué d'anormal, ces derniers temps ? Du passage, à des heures incongrues ?
- Du passage ? Hé hé... des créatures se réveillent parfois, la nuit. Allez savoir d'où elles viennent, et vers quelle destination elles se rendent... il faudrait poser la question à des nécromanciens, je suis certain qu'ils auraient beaucoup à vous en dire. C'est simplement là ce que vous vouliez savoir ? Je n'aurais pas cru que ma compagnie vous fût si agréable, mon cher drow."

Le visage de Mornagest se crispa, et il dût faire un effort pour ne pas empoigner son épée et menacer la répugnante créature qui dévisageait maintenant son compagnon.

[Lothringen]

Lothringen ne releva pas, même s'il aurait volontiers prêté son bras aux pulsions violentes de Mornagest, en d'autres circonstances. Cependant, il avait déjà pu remarquer que ce fossoyeur était assez blasé face aux menaces... Ils auraient probablement plus de peine à en obtenir ce qu'ils voulaient s'ils perdaient le contrôle de la discussion.

"Je pense pouvoir préciser la pensée de mon compagnon ; nous nous intéressons assez peu aux allées et venues de la non-vie, et beaucoup aux vivants. On nous a parlé d'un nouveau culte qui se tiendrait ici. Il paraît même qu'il rencontre un franc succès. Cela doit être fascinant... Nous sommes toujours curieux de nouvelles expériences, nous autres."

Inconsciemment, Lothringen avait repris le ton de froide ironie qui avait déjà été celui de leurs échanges, un an plus tôt. Il savait parfaitement que le fossoyeur ne le croirait pas, et il y avait peu d'apparence qu'il ait eu la moindre chance de parvenir à le tromper sur ce point, étant déjà connu de lui... La dernière fois, Lothringen avait demandé des renseignements pour pouvoir localiser les futures victimes d'un massacre - l'histoire avait une fâcheuse tendance à se répéter. Mais bah! Peu importait : ce ne seraient pas les scrupules qui étoufferaient cet homme.

[Mornagest]

L'homme cessa un instant d'afficher son sourire machiavélique - qui, au passage, révélait une dentition aussi pourrie que son apparence - pour paraître fouiller dans sa mémoire, puis finit par lâcher, de sa voix caverneuse :

"Vous savez, d'habitude, les morts ne risquent pas de parler. Pas nécessaire de leur donner de l'argent en échange de leur silence. Quant à moi.. eh bien, je suis plutôt vif que mort, n'est-ce pas ?"

Son sourire grandissait sur ses lèvres à mesure qu'il parlait, et ses yeux furetaient de l'un à l'autre des compagnons.

"À combien estimeriez-vous le prix de mon silence, messires ? En sachant que les prix ont monté, dernièrement."

Mornagest fulminait. Cette petite fouine ne méritait pas l'or que nécessiterait son inhumation ; un second sourire lui siérait en revanche bien mieux, à son avis. Sitôt les informations sur Enetos recueillies, il se ferait un plaisir de l'envoyer en tête à tête avec Myrkul.

[Lothringen]

Lothringen haussa un sourcil amusé. Le fossoyeur repartait sur les mêmes discours que la dernière fois... comme s'il pouvait espérer que Lothringen croirait en son silence, après ce qu'il s'était passé!

"Votre silence? Ne soyez pas indécent. On peut à la rigueur vous acheter votre bavardage, mais votre silence... Même lors de notre première rencontre, je l'estimais pour ce qu'il valait, et vous ne m'avez pas vraiment donné l'occasion de changer d'opinion. Ce qui me faisait songer à ceci: quelle garantie sauriez-vous me donner, vous, de ce que vous saurez garder votre langue après notre entretien? L'or délie les langues, mais les clôt rarement quand la surenchère s'installe..."

Le semi-drow ne faisait rien d'autre que d'inverser la charge de la preuve, mais c'était rappeler à cet homme qu'il n'était pas en position de force, ni maintenant, ni jamais.

"Répondez à cette question, et vous aurez gagné 200 pièces d'or; voilà mon prix."

Il proposait exactement la même somme que la fois précédente, comptant qu'il s'agissait du même service... Une forte somme pour un mercenaire, pas grand chose pour un conseiller.

[Mornagest]

L'autre répondit par un rire moqueur, puis, tendant un index décharné vers le visage de Lothringen, il lâcha :

"Essayez-vous de vous moquer de moi ? J'ai demandé plus... si vous ne pouvez pas vous le permettre, passez-vous de mes informations. Et sortez d'ici. Je n'ai pas que ça à faire, de papoter avec des promeneurs inconscients, qui, de plus, ont saccagé la porte de notre remise..."

Son ton ironique, ses propos étaient pour le moins décalés, et le chancelier se demandait s'il n'était pas devenu complètement dément ; ce pourrait expliquer son comportement étrange, ainsi que son apparence pour le moins repoussante. Mais l'idée de le faire passer de vie à trépas chatouillait toujours Mornagest...

[Lothringen]

Lothringen expira un soupir à pierre fendre.

"Les services de terrassement deviennent hors de prix, de nos jours. Je peux monter jusqu'à trois cents pièces d'or, après quoi je prendrai le pari de trouver moins gourmand que vous..."

Il observait à présent cet homme, se demandant si ce dernier était stupide, bluffait, ou si son assurance pouvait reposer sur quoi que ce soit de tangible. La dernière fois, Lothringen l'avait vu lancer un sort inidentifiable qui lui avait fait soupçonner que cette enflure n'était peut-être pas aussi démunie qu'elle le paraissait. Du moins, elle maîtrisait quelques sorts d'illusion...

Quoi qu'il en soit, si le fossoyeur aimait la vie, il ne s'en donnait pas les moyens. Ne pas saisir la perche que le semi-drow lui avait tendue, quelle erreur... A en croire les ondes d'exaspération qui émanaient de Mornagest, celle-ci pourrait bien lui être fatale.

[Mornagest]

Il n'avait guère le choix ; s'ils allaient demander leurs informations ailleurs, la somme d'argent lui filerait sous le nez, et il risquait de plus de se faire égorger par l'espèce d'escogriffe qui cette fois accompagnait le drow.

Sans se départir de son sourire machiavélique, il hocha la tête et tendit la main vers Lothringen.

"D'abord l'or. Les informations ensuite."

Mornagest se décida à ce moment-là ; dès qu'ils auraient obtenu ce qu'ils étaient venu chercher, il occirait ce vendu. Trop dangereux de le laisser aller rapporter à Enetos, ou quiconque d'autre, qui était passé au cimetière ; d'autant qu'il savait probablement à qui il avait à faire... le guerrier patienta donc.

[Lothringen]

Lothringen plongea les yeux dans son havresac, puis la main dans sa bourse, où il tria quelques temps les deniers. Inutile de laisser deviner son niveau de richesse. Il choisit pour finir six grosses pièces, valant cinquante chacune, qu'il laissa tomber avec un certain dégoût dans la main tendue.

"Voilà la somme. On vous écoute. Vos informations ont intérêt à en valoir le prix..."

Il en était arrivé à la même conclusion que Mornagest : trop versatile, trop cupide et pas assez prudent, le fossoyeur représentait un péril qu'ils ne pouvaient pas se permettre.

[Mornagest]

Le fossoyeur parut réfléchir quelques instants, puis, après avoir pris une courte inspiration, décréta :

"Des allées et venues... il y en a toujours eu. J'imagine que vous ne vous intéressez pas aux pilleurs de tombes... je les laisse faire. Mon boulot, c'est de creuser et enterrer, pas surveiller ensuite. Ceux que vous devez chercher, ce sont ces fanatiques, hein ? Il y a plusieurs entrées qui mènent aux cryptes du cimetière. La plupart ne sont fermées que par une grille, même pas cadenassée. En général, ils entrent par une entrée différente à chaque fois."

Il resta un moment sans plus parler, et, nerveux, Mornagest le poussa quelque peu.

"Et ? Combien sont-ils ?
- J'y viens, mon Seigneur Chancelier" Il venait définitivement signer son arrêt de mort en prouvant qu'il savait bien à qui il s'adressait. Suicide délibéré, ou folie ? Le guerrier ne s'attarda pas à ces détails et reporta son attention sur l'homme.

"Ils tiennent leurs séances assez rapprochées. Presque tous les soirs, mais ce n'est pas systématique. Ou alors, je les loupe... je dors aussi, la nuit. De ceux que je vois, ils doivent être une poignée. Six, sept ? Armés. J'ai jamais trop essayé de les empêcher d'passer au sous-sol. Ils doivent être un peu zinzins, m'est avis. Vous v'lez savoir autre chose ?"

[Lothringen]

Oui, bien sûr. Lothringen aurait aimé savoir quelle était la carrière embrassée par chacun de ces fanatiques, et où précisément ils se réunissaient dans ces cryptes qu'il savait immenses - mais de toute façon, le fossoyeur ne savait manifestement rien de plus, et c'était maigre. Un point intéressant, toutefois : le nombre. S'il avait dit vrai, ils allaient se retrouver en effectifs comparables. Raison de plus pour essayer de préparer le terrain, et veiller à ne rien laisser traîner derrière eux...

Lothringen parut réfléchir, puis fronça les sourcils.

"En fait, non."

Il ne jeta qu'un coup d'œil, du reste assez explicite, à Mornagest : mais je t'en prie, fais-toi plaisir...

[Mornagest]

Le mélandien ne se serait pas fait prier, mais il avait quant à lui une foultitude de questions à poser à cet ignoble individu ; la plupart étaient du reste privées, et il s'abstint de les formuler à voix haute. Il empoigna toutefois le fossoyeur par le col, et, lui jetant un regard noir, lui demanda :

"Moi, j'aimerais bien savoir pour combien d'or tu nous auras vendu d'ici ce soir ?"

Sans se laisser impressionner, l'homme rétorqua par un simple sourire, encore plus énigmatique et sinistre que les autres, avant de déclarer :

"La vie d'un homme bientôt mort comme vous ne vaut pas cher, je le crains, messire... mais mes affaires me regardent.
- Et notre destin également." Il lui décocha un coup de poing direct en plein visage, lui faisant sauter ce qui passa pour être une dent pourrie, puis ajouta, la colère dans la voix :
"Et celui-là, c'est pour la dernière fois, quand tu as trahi mon compagnon." L'uppercut qui fusa dans la mâchoire du fossoyeur lui arracha une giclée de sang, et l'homme recula, manquant s'effondrer au sol. Mornagest avait déjà dégainé lorsqu'il tenta de se reprendre et s'enfuir, et il était trop tard ; un coup rapide d'estoc, en pleine gorge, lui perfora la trachée, et il s'effondra sans un bruit, agitant les bras comme pour essayer de reprendre une goulée d'air, sans y parvenir. Il mourut quelques instants plus tard. Le guerrier rengaina sa lame, puis se tourna vers Lothringen.

"Je... ce type m'a mis hors de moi. Répugnant. Je vais... ça m'a calmé, ça va aller mieux." Il semblait être sur le point de fondre en larmes.

[Lothringen]

Surpris et inquiet, Lothringen pressas légèrement de la main l'avant-bras de son compagnon.

"Désolé. Je ne pensais pas... J'aurais dû le tuer moi-même."

Il s'en voulait. Comment n'avait-il pas encore compris qu'à chaque fois qu'il laissait Mornagest donner libre cours à ses pulsions violentes, cela finissait mal ? Le guerrier ne les contrôlait pas, et en le rejetant dans son ornière, il ne lui rendait pas service.

Quelques instants plus tard, le semi-drow alla s'accroupir près du cadavre, le temps de ramasser les pièces d'or échappées de la main du fossoyeur. Du bon or manostien... Un peu trop signé.

"Une bonne chose de faite, quoi qu'il en soit. Je vais nettoyer un peu..."

Cela consista à traîner le corps jusque dans la remise branlante, et à balayer le sang là où il avait un peu trop goutté. Quand il eut fini, on ne voyait rien, à moins de savoir où et quoi chercher.

Il reporta son regard sur son compagnon, qui finissait de reprendre ses esprits.

"Prêt pour les cryptes ? Ça risque de ne pas être une partie de plaisir. Elles sont immenses, et on n'y croise pas que des fanatiques nocturnes..."

[Mornagest]

Le mélandien avait recouvré ses esprits, mais il avait laissé faire son compagnon. Il craignait que son accès de colère noire le reprenne en manipulant le cadavre de cette créature. Alors que Lothringen l'invitait à se remettre en route, il ressentit le besoin de s'expliquer.

"Tu sais... ce n'est pas tant le fait de l'avoir tué... je veux dire... faire disparaître des hommes de ce genre ne me gêne pas. Des traîtres, des criminels, que sais-je ? Mais, par sa faute, tu as failli mourir. Tu as vécu des choses innommables parce qu'il avait révélé ta présence... c'est cela qui me... m'a rendu dans un état pareil."

Alors qu'il avait retrouvé son calme apparent, Mornagest redevenait nerveux et mal assuré à mesure qu'il tentait d'extérioriser ses sentiments. Tout était tellement chaotique... Il avait mal vécu ces retrouvailles sabotées par les évènements qui avaient failli les tuer tous les deux. Il aspirait au calme, et voilà qu'il avait désormais le choix entre mourir ou diriger une ville dont les aspects les plus répugnants lui donnaient la chair de poule rien qu'en y pensant... et Lothringen... pourrait-il comprendre, alors que lui-même n'arrivait pas à déceler la moindre trace de logique le poussant à agir tel qu'il le faisait ? Ce calvaire semblait devoir demeurer pour l'éternité.

"Vivement que tout ceci s'achève. Je suis exténué, je pense, à force de toujours courir après mon destin... si nous nous en sortons vivants, promets-moi de m'imposer du repos. De nous l'imposer."

[Lothringen]

La première réaction de Lothringen fut pour remarquer que lorsqu'ils auraient enfin tué leurs adversaires, ce serait loin d'être fini ; que c'était un moment, au contraire, où Mornagest devrait profiter de l'effet de surprise pour prendre les affaires en main ; qu'il avait lui-même été absent de Manost durant trop longtemps et que l'on commencerait à s'agiter inutilement s'il ne rentrait bientôt...

Mais, au son de la voix de Mornagest, à ces cernes, au sursaut de son propre cœur, il sut que son compagnon avait sagement parlé : il y aurait toujours une bonne raison pour passer outre et oublier de vivre – et ils avaient besoin de pouvoir s'affranchir au moins pour un temps de la politique, afin de souffler un peu, de réfléchir... de "se reposer", comme il disait. Et de se retrouver, aussi...

Depuis le début de cette affaire, ils demeuraient les yeux rivés sur leur objectif, et plus rien n'avait d'importance. Tymora soit bénie s'ils ne se perdaient en chemin...

"Je te le promets", répondit-il après être demeuré un temps songeur."Tu as raison, nous en aurons besoin..."

Avec effort, il leva des yeux émus sur son compagnon. Il n'avait plus envie de repartir.

[Mornagest]

Il tentait d'afficher un maigre sourire aux lèvres, tout en regardant Lothringen. Tout cela était allé si vite ! Lors, déjà, de son séjour à Manost, de combien de temps avaient-ils disposé, ensemble, pour eux-mêmes, avant d'être replongés dans les péripéties qui avaient failli leur coûter tous deux la vie ? Finalement, la situation était-elle si différente de là-bas ? Excepté les complots au lieu de la magie d'une forêt antique, bien sûr... et finalement, qu'y gagnaient-ils ? L'occasion de courir après une vengeance nécessaire pour leur survie. Qui engendrerait à son tour... d'autres vengeances ? La reconnaissance de Mornagest au sein du Conseil ? Et après ? Que deviendraient-ils, tous les deux, lorsque Lothringen retournerait à nouveau à Manost, restant chacun blotti dans son univers qu'il croyait connaître ?

Le maigre sourire se mua rapidement en expression triste et empreinte de mélancolie. Sa vie à Melandis, il ne l'avait jamais vraiment envisagé à long terme, en arrivant ici. De mourir, il ne craignait pas, ni d'être contraint de s'en aller pour quelque raison que ce soit. Mais désormais, il poursuivait un but ; et nul ne pouvait s'y tromper, sa place au Conseil ne comptait que pour lui assurer un minimum de sécurité - bien illusoire s'il en était, cependant. Ce qu'il poursuivait, c'était Lothringen. Le seul être qui lui avait jamais accordé l'attention qu'il demandait, qui l'avait tant aidé à ouvrir les yeux... que voyait-il, désormais ? Sa propre chute, et celle de leur relation, qui risquait fort de partir en lambeaux, s'ils survivaient aux affrontements à venir. Méritaient-ils tous deux cela ?

"J'ai besoin de... de savoir si..." comment lui expliquer ? Il avait simplement peur que leur relation soit déjà altérée. À vrai dire, jusqu'à présent, il n'avait pratiquement vu que le conseiller qui était en Lothringen. Où se cachait son compagnon ? Il ne sortirait de sa tanière que lors d'un moment d'intimité...

"... si nous sommes toujours nous-mêmes", acheva-t-il avec peine. Où était passé le fier guerrier blasé et rigolard, qui n'avait peur de rien ? Il se le demandait. Mais son existence actuelle comportait bien plus d'attraits que son ancienne.

[Lothringen]

"Je..."

Lothringen ferma un instant les yeux, le temps de refouler ses larmes.

"Je n'ai pas changé, Mornagest. C'est toujours moi... Moi plongé dans une situation qui me déplaît, moi encore sous le choc de te voir devenu Chancelier..."

Sa voix était cassée, à cause de la boule qui venait de se former dans sa gorge.

"Mais surtout, moi qui dois affronter à chaque clignement de paupière le spectacle de mon compagnon en train d'agoniser sur une estrade dans l'indifférence générale, inanimé sur le sol d'un temple sans que je sache seulement s'il doit jamais reprendre conscience, ou étendu dans une chambre, à l'autre bout d'un couloir où je vois entrer des assassins... Je ne peux pas oublier ce qu'il s'est passé la nuit dernière, et je ne pourrai... baisser mes défenses... tant que nous n'aurons pas écarté définitivement cette menace-là de ta tête... Tu comprends ? J'espère... j'espère que tu ne crois pas que je fais cela pour la politique ?"

Il détourna le regard.

"Ce mélange des genres... c'est un péril pour nous... mais je ne suis pas en position de me permettre de négliger un seul atout... pas en ce moment..."

Ses yeux flottaient à présent de mausolée en chapelle funéraire, sans seulement les voir.

"Mes sentiments pour toi sont toujours aussi forts... Non... davantage... Mais j'ai peur... Pas seulement pour les combats à venir... Peur de ce que le pouvoir pourrait faire de toi... Je connais sa logique... j'ai toujours veillé à le maintenir à distance, et je loue ma Dame tous les jours de ne pas être à la place de Ravestha... Alors ici... Ici!"

Ses yeux revinrent à Mornagest. Ils ne pouvaient jamais s'en séparer très longtemps.

"Ici il n'y a, il n'y a jamais eu, il n'y aura jamais que violence et souffrance. Je voudrais t'arracher à cela, que tu comprennes tant qu'il est temps. Mais que dois-je faire ? Je..."

Ses épaules s'affaissèrent, tant il était lassé de ses propres détours. Ce n'était ni le temps ni le lieu d'avoir cette discussion, et jamais il ne se serait épanché de la sorte si son compagnon ne l'y avait poussé.

"Je n'attends pas de réponse maintenant. Nous devrions y aller..."

[Mornagest]

Le ton, les paroles et l'expression emplie de désespoir de son compagnon laissaient Mornagest sans voix. Que répondre à cela ? Il venait de provoquer la douleur en eux, la raviver, alors qu'ils ne faisaient que la subir tout du long de ces journées... que lui était-il besoin d'en ajouter ? Il avait tant besoin, pourtant, de savoir... de faire confiance à Lothringen. Mais l'endroit était mal choisi...

"Pardonne-moi. Je n'ai... je n'imagine pas un seul instant que tu agisses ainsi par politique. Je sais que tu voudrais nous voir loin d'ici, et tu n'es pas le seul... mais fuir face aux dangers, ce n'est que reporter et augmenter le risque qu'ils finissent par... nous tuer vraiment. Si tu devais mourir par ma faute, je pense... je ne puis l'imaginer."

Il bredouillait, ne sachant comment exprimer ses pensées, mais il savait que le semi-drow comprenait tacitement ce qu'il souhaitait lui transmettre. Les mots étaient trop vides de sens. Un regard, un geste, c'était tellement, infiniment plus concret, plus intense... saisissant Lothringen par l'épaule, il l'approcha de lui-même et l'embrassa, doucement, brièvement, avec toute la franchise - et la maladresse également - dont il était capable.

[Lothringen]

Les paroles de Mornagest n'avaient pas grand sens. Lothringen ne risquait quelque chose que pour autant qu'il l'accompagnait, et lutter pour sa place sur l'échiquier politique ne se justifiait que dans la mesure où l'on prenait pour postulat de départ que Mornagest désirait demeurer à Melandis. S'il partait, s'il abandonnait le marigot à d'autres caïmans, la politique melandienne l'oublierait aussi vite qu'elle avait oublié Seina. Et c'était si simple à réaliser! Qui a jamais pisté une téléportation?

Le guerrier ne se l'avouait pas, mais pour le semi-drow il était évident que ce dernier était viscéralement attaché à cet empire où il n'était pas né et auquel il ne devait pas grand chose de positif, pour autant qu'il sache. Et pourquoi? La paresse de se remettre en route, la peur de l'inconnu? Ou pire, l'ambition, le goût de sa violence ...

Si bien qu'au nom de la vengeance ou de l'amour Lothringen était en train de l'aider à faire exactement l'inverse de ce qu'il aurait souhaité le voir faire, et qu'il en était parfaitement conscient. Et ce, depuis le début... Il parlait dans le vide, on ne l'entendait pas: on ne peut pas choisir pour l'autre.

Aussi ce baiser même lui laissait-il un goût doux-amer sur les lèvres. Bien sûr, ceux qui avaient fait ça ne devaient pas pouvoir s'en vanter. Bien sûr qu'ils devaient commencer par s'affranchir de cette menace. Mais quand ce serait fait viendraient d'autres menaces, et le réel problème demeurerait irrésolu, à jamais repoussé au nom de la plus grande urgence...

Il souriait tristement, ému malgré lui par cet accès de tendresse.

"Et quand nous nous serons débarrassés de ces conseillers félons, Mornagest, accepteras-tu enfin d'en parler sérieusement avec moi?"

[Mornagest]

Sérieusement ? Lothringen voulait certainement dire en profondeur, à long terme, de façon réfléchie, et non sur le pouce, entre deux combats ou conversations liées à la politique mélandienne. Qu'est-ce qui retenait Mornagest ici, somme toute ? Il pouvait tout aussi bien décider de s'en aller, se terrer à Manost ou dans un coin reculé de Dorrandin, sans que personne ne puisse le menacer...

D'un autre côté, cette existence trop paisible ne le tentait qu'à moitié. La jeunesse, la vigueur, l'envie de combattre étaient par trop présente en lui. Que ferait-il, une fois seul ? Que savait-il faire, hormis combattre et quelques menues tâches physiques ? Il se perdrait dans les questionnements labyrinthiques menant inexorablement à la folie, accélérée par la solitude et l'ennui chronique.

Il n'osait se l'avouer pleinement, n'en prenait même pas vraiment conscience, mais cette vie de dangers l'excitait, l'attirait.

"Aussitôt cette affaire terminée. Je te le promets." Il avait également réellement envie de bâtir des projets avec son compagnon, autres que se voir tous les trois mois, et encore, en étant entraîné dans un complot fomenté contre l'un ou l'autre. Le dilemme le taraudait intérieurement, et ce probablement depuis leur rencontre à Manost...

"Nous devrions y aller..." il achevait sa phrase lorsqu'un bruit de branche brisée provint d'un taillis, à quelques pas d'eux. Un juron leur parvint aux oreilles.

[Lothringen]

Un espion à portée d'oreille, on les avait vus s'embrasser ? Qui donc pouvait espérer vivre, après cela... Sans même se concerter, les deux combattants avaient volé, lame au clair, de part et d'autre d'un buisson qui remuait déjà beaucoup moins.

"Sortez lentement, et bienvenue dans un monde de gros ennuis", lâcha sombrement Lothringen. La perspective de devoir peut-être tuer un témoin gênant de plus ne l'enthousiasmait pas plus que de voir que leur bref moment d'intimité venait de trouver sa sanction. Vivement qu'ils puissent quitter cette cité maudite où chacun épie l'autre, où tous les actes sont calcul...

Il crispait sa main sur la garde de sa Senestre, au cas où des velléités de fuite de leur importun le contraignent à la lui lancer dans le dos. Ils ne pouvaient pas se permettre de laisser courir un bavard, pas maintenant.

[Mornagest]

Un nouveau bruit provint du buisson, puis une petite voix tremblante demanda grâce :

"Pitié, m'sieur ! J'voulais pas !"

Méfiant, Mornagest réitéra l'ordre du semi-drow, cherchant vainement à entrapercevoir qui pouvait bien se cacher là-dedans. Il eut sa réponse. Une petite créature sortit du taillis, à peine vêtue de façon déguenillée. Un garçon d'environ dix ans se tenait devant eux, les larmes aux yeux, les mains agitées de soubresauts nerveux, les genoux écorchés, et surtout, la peau sur les os.

Jetant tour à tour un œil à Lothringen, puis à Mornagest, il fondit en larmes.

[Lothringen]

Lothringen se détendit un peu. Un enfant... - espion ou pas, ce n'était qu'un enfant terrorisé. Et de quoi devaient-ils avoir l'air, tous les deux ? De guerriers sanguinaires à la moralité plus que douteuse, qui venaient d'assassiner l'un des employés du cimetière avant de maquiller consciencieusement le meurtre et d'entamer une scène de couple. A présent ils menaçaient l'intrus avec des armes impressionnantes, l'épée de Mornagest gouttant encore ; ce dernier avait deux fois la hauteur du gamin, et lui-même était drow...

Lothringen demeura un instant stupéfait, à regarder pleurer l'enfant des rues. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus pensé à eux-mêmes en pareils termes. Pourtant, rien n'était faux. Tous deux baignaient dans la violence et dans le meurtre, presque blasés. Presque...

Encore un peu défiant, Lothringen décida de pousser leur interlocuteur dans ses retranchements.

"Tu ne voulais pas quoi ? Espionner les gens? Alors que fiches-tu ici ?"

[Mornagest]

Le mioche pleura encore un petit moment, tentant par sanglots de commencer une phrase, mais n'arrivant à prononcer des hoquets baveux. Et chaque coup d'œil vers les deux guerriers lui donnaient apparemment suffisamment d'énergie que pour poursuivre ses pleurs...

Fort heureusement, cela se calma au bout de quelques longs instants, et le garçon bredouilla tant bien que mal :

"J'voulais pas vous espionner, m'sieurs. Chuis pas un zespion. J'me suis échappé..." une nouvelle boule s'était visiblement formée dans sa gorge tandis qu'il parlait, et il repartit de plus belle sur sa séance de chaudes larmes. Mornagest s'impatientait, mais sentait qu'il ferait tout aussi bien de rester silencieux ; son apparence sévère ne devait guère être entraînante pour l'enfant. Finalement, ce dernier poursuivit malgré tout ses explications quelque peu surprenantes.

"On m'a attrapé, y a longtemps, j'sais pas quand. J'étais là-dessous..." il désigna le sol, sous leurs pieds. "J'me suis sauvé, j'ai pu m'cacher pendant qu'y m'cherchaient. J'voulais pas vous voir, m'sieurs ! D'ailleurs, j'ai pas vu qu'vous vous étiez touchés..."

[Lothringen]

A ces mots, Lothringen esquissa un sourire tendu qui s'effaça presque aussitôt : il n'avait vraiment pas le cœur à rire. Surtout pas avec ce que les paroles de l'enfant lui faisaient suspecter...

"D'accord. Et moi, je n'ai pas entendu la grosse bêtise que tu viens de dire... Parle-nous un peu de ceux qui t'ont enlevé. Qu'est-ce qu'ils font, là dessous ? Et d'ailleurs, ça fait combien de temps que tu t'es enfui ?"

Urgence d'abord : il ne s'agissait pas de voir débarquer en plein milieu de la conversation les sympathiques individus qui étaient censés pourchasser ce gamin...

[Mornagest]

Son nez morveux lui donnait une apparence encore plus pathétique que lorsqu'il pleurait à chaudes larmes. Il hoqueta, se frotta les narines sur sa manche déchirée, puis regardait autour de lui avec un air inquiet.

"C'matin, m'sieur. Y faisait encore nuit, en fait. Y m'ont couru après, en criant qu'y-z'allaient me corcher... chais pas quoi. J'me suis caché là, et j'me suis endormi au bout d'un moment. J'avais trop peur, mais j'dormais jamais, j'étais fatigué. Je m'suis réveillé, et j'ai encore attendu, puis vous êtes venus et, euh... enfin, j'vous ai vu, quoi. J'l'ai pas fait exprès. Je voulais me sauver !"

Il avait l'air de vouloir reprendre ses détours pleurnicheurs avant de poursuivre son histoire, et Mornagest réitéra la demande de son compagnon :

"Qu'est-ce qu'ils faisaient, ces gens, sous la surface ?" d'un ton le plus calme possible.
"Beuhh..." les larmes faillirent rejaillir, mais il parla, rapidement et assez peu clairement. "Y sont méchants, y capturent des enfants dans les rues puis ils les emmènent là-dessous, y font des trucs bizarres.. on dirait qu'ils prient les dieux ou je sais pas quoi, mais quand on prie, on fait ça dans un temple, j'pense, mais eux, y attachent un enfant tous les soirs et il'mettent sur une table en pierre puis il'lui enfonce un truc dans la poitrine et y continuent à prier pendant que l'enfant y saigne de partout et y meurt..."

À mesure qu'il expliquait ce qu'il avait vu dans les catacombes du cimetière, le visage du mélandien se crispait davantage, et ses mâchoires étaient fermement serrées sous la colère qui montait, montait... et qui ne demandait qu'à éclater contre les auteurs de ces ignominies. Des sacrifices d'enfants, encore un aspect très humain de la cité du Chaos... s'il s'agissait d'Enetos et sa clique, le nettoyage n'en serait que plus fructueux.