La Couronne de Cuivre

Taliesin et Agrippa étaient demeurés attablés fort longtemps, le verre qu’ils s’étaient proposé de prendre s’étant transformé en plusieurs tournées agrémentées d’un copieux repas. La discussion allait bon train et les deux convives la trouvaient des plus agréable, mais le barde prit soudain conscience de l’heure avancée de l’après-midi. La représentation qu’il devait donner après le coucher du soleil avait fini par lui sortir de la tête. Et toutes les modifications qu’il devait encore apporter à sa partition ! Sans plus attendre, il se leva et, s'excusant, prit congé de son compagnon :

-Mon ami, je suis confus de vous abandonner de la sorte, mais je dois me préparer, je joue ce soir à la scène de Milil… Ce fort agréable moment m’avait complètement fait oublier cet engagement, et j’ai encore maints détails à régler… J’espère sincèrement que nous aurons l’occasion de nous revoir sous peu !

Saluant Agrippa de la main, il paya son dû et s’en fut dans les allées bondées du festival, en quête d’un coin tranquille… cela n’allait pas être facile ! Mais, dans le pire des cas, restait toujours la solution de s'enfoncer dans la forêt environnante...

Le départ de Taliesin avait eu lieu dans un espace hors du temps pour Agrippa. La main que lui avait tendue le barde, il ne l'avait attrapée que par miracle, car, par la barbe du grand Dénéir, le prêtre ne savait pas très bien laquelle des nombreuses mains que lui avait alors tendues Taliesin il convenait de saisir en priorité. Une faute de goût de la part de cet homme... elfe... enfin de cette personne... qui était cela dit fort bon camarade lorsqu'il s'agissait de vider des choppes de bière naine.

-A bientôt, et bonne route, l'ami. Que Nédéir te... guide vers... la connaiss...rrrrr.

Agrippa reprit conscience lorsque le contenu d'une barrique d'eau lui tomba de manière inexplicable sur la nuque. Sa constitution fragile ne lui avait jamais permis de tenir la boisson, et c'était une erreur que le prêtre ne commettait que très rarement que de se laisser entraîner à vider plus d'une choppe. Les brumes de l'alcool qui lui avaient embué l'esprit se dissipèrent peu à peu. Aussi fort qu'il parvint à se concentrer, il ne parvenait pas à savoir pour quelle raison il s'était attablé avec cet elfe, si courtois et agréable par ailleurs.

Il y avait bien une vague reminiscence d'un visage féminin, quelque part au fond de sa mémoire, mais pas plus. Et fallait-il qu'il ait bu plus que de raison : Agrippa ne se rendit compte qu'au bout d'une bonne dizaine de minutes de la mèche de cheveux enroulée autour de l'anneau de Dénéir qu'il portait à son annulaire droit.

C'est d'un pas peu assuré qu'Agrippa se dirigea vers la scène de Milil.

Althéa et Garfield s’étaient attablés à la voûte étoilée. Eléments hors du temps dans cette taverne provisoire, désertée de ses clients. Une bouteille de cidre doux et une tarte aux pommes posée devant eux. Aucun d’entre eux ne parlait. Si les éléments leur avaient permis de se rapprocher l’un et l’autre plus que de raisons, ils ne se connaissaient pas. Pour le moment, ils étaient surtout occupés à manger avec application en s’observant à la dérobée, gênés d’avoir usurpé pour quelque temps l’identité de l’autre et son intimité.

Althéa se concentrait sur sa tarte aux pommes, quelque peu déçue de ne pas avoir retrouvé ses deux compagnes assises où elle les avait laissées. Mais l’auraient elles attendues alors qu’elle leur avait lâchement faussé compagnie ? Elle leur devrait des explications dès qu’elle les retrouverait. Un doute angoissant s’insinua dans son esprit. A quelle heure le bateau pour Manost devait il donc repartir ? Elle devait encore avoir le temps …

Hors d'haleine d'avoir couru depuis l'entrée de la clairière, Agrippa chercha rapidement du regard Althéa, mais c'est Garfield qu'il vit en premier, assis en face de la jeune fille autour d'une des tables du fond de la salle.

Me voilà... j'ai.. j'ai fait ce que j'avais à faire, dit-il d'un air gêné qui renforça son énervement contre lui-même. S'efforçant de sourire, il reprit.
Je vois que vous reprenez des forces. Vous en aurez besoin pour le voyage du retour... Combien de temps comptiez-vous profiter de l'hospitalité de notre belle Luménis?

Il était essoufflé sous ses cheveux en désordre. Visiblement, il avait couru pour les rejoindre. Au moins qu’il ait été victime de quelque rendez vous galant. Mais le jeune prêtre était revenu. Il avait murmuré quelque mot, comme pour s’excuser de son retour. Etrange personnage timide et maladroit à l’image de son fiancé perdu ... Ses yeux se voilèrent un bref instant mais elle ne laissa rien paraître, masquant son malaise sous un sourire moqueur qu’elle s’était fabriqué avant de répondre :

« Cela fait déjà trois jours que nous séjournons à la taverne de la bienveillance. Nous sommes venues exprès pour le festival. Notre bateau part ce soir et j’avouerai que j’ai hâte de retrouver Manost et sa tranquillité. En espérant ne pas être victime d’autres facéties luméniennes avant mon départ »

Ce soir dites-vous? Eh bien, il ne faut pas vous attarder ici, mademoiselle. La route jusqu'à Luménis risque d'être encombrée par les voyageurs revenant du festival en fin de journée.

Agrippa jeta un coup d'oeil alentour, mais ne put voir aucune des deux personnes qui se trouvaient avec Althéa dans la matinée. Etaient-elles les camarades de voyage de la manostienne?

Vous sentez-vous capable de reprendre la route? Je m'offrirais volontiers pour vous accompagner jusqu'au port, si besoin était. Je ne vois aucune de vos amies de ce matin avec vous...

Althéa avait regardé autour d’elle assez inquiète. La lumière avait baissé au dehors. On devait être en fin d’après midi. Avec toutes ces émotions, elle n’avait pas vu le jour descendre. Galathée et Elissa devaient déjà être au bateau. Peut être guettaient elles la foule des voyageurs, pensant encore la voir apparaître. Sûrement inquiètes au début, puis en colère d’avoir été éconduites sans aucune explication. Elle se leva. La pâtisserie lui avait redonné assez de forces. Du moins, assez jusqu’au bateau. Ensuite, elle pourrait dormir durant la traversée. Reprendre la mer sous les nuages sanglants du soir qui tombe puis regarder les étoiles se mirant dans les creux secrets des vagues. Retrouver la mer …

« Vous avez raison, je n’ais que trop tardé. Et si cela ne vous dérange pas de m’accompagner. Je ne suis pas sure de pouvoir m’orienter jusqu’au port »

Je vous y emmène de ce pas, mademoiselle. Espérons que le navire qui doit vous ramener à votre foyer vous a attendu.

Althéa finit rapidement sa nourriture, l'esprit visiblement préoccupé par l'idée d'être séparée de ses amies. La Manostienne et son guide improvisé prirent congé de Garfield, réglèrent les consommations et sortirent de la taverne pour prendre la route de Luménis, où le bateau des Manostiens devait appareiller en début de soirée.

La Couronne de Cuivre

[Auberge] La voute étoilée