La Couronne de Cuivre

L'elfe ne parut pas ce soir-là. Sans doute n'était-il pas repassé dans la rue après leur entretien. Sylveneïssa en fut condamnée à rester seule avec ses pensées... envers sa sœur, tout d'abord. La question de savoir comment elle en était arrivée là la taraudait cruellement, et elle formula mille hypothèses, parfois très fantasques, pour tenter de comprendre ce qui l'avait amenée à accepter cette pathétique existence, destinée à mourir tôt ou tard dans le fond d'une ruelle glauque...

De temps en temps, son esprit dérivait vers ce fameux périple. Elle n'avait jamais pris la mer, et ne se rendait pas vraiment compte de ce que cela pourrait de plus impliquer pour elle. Mais, depuis ce qu'elle avait découvert cet après-midi, elle n'était plus sûre de grand-chose, en fait.

Elle passa une mauvaise nuit, agitée et troublée de rêves qui la mirent mal à l'aise. Le matin vint, et elle demeurait plus mélancolique encore.

Enfin, on frappa à la porte.

Elle alla ouvrir avec ennui, retrouvant sous ses yeux le petit elfe hésitant de la veille. L'espace d'un instant, elle se demanda ce qu'il avait voulu dire, lui, quand il avait avoué que la cité lui avait pris beaucoup. Quelle autre histoire sordide aurait-il pu lui raconter? Quelle peur accumulée dans le silence? Son attitude parlait d'elle-même; il se recroquevillait sur lui-même, balbutiant toujours, comme s'il redoutait d'offenser le ciel au-dessus de sa tête.

"Ainsi donc, vous... vous acceptez?"

"Oui, je... je ne suis peut-être pas prête pour ici."

Elle hocha la tête. Accepter ce long voyage dont elle savait presque aussi peu de choses que de Melandis, c'était une autre forme de fuite en avant, elle s'en rendait bien compte. Au moins, avec son propre peuple...

"Condition: faites prévenir Lycian, à Aghoralis. Dites-lui pour moi. Et aussi, j'ai trouvé Lindorë. Elle veut renier la meute. Vous direz?"

Sans même attendre la réponse, elle ajouta, comme si elle avait révisé ses phrases et qu'elle risquait de les oublier si elle laissait Aëlfidel répondre entre-temps:

"Ce voyage: je dois savoir plus. Qui, quand, où."

L'elfe acquiesça tout en murmurant quelques paroles de compassion ; il avait croisé la lythari en rue, quelques semaines auparavant, et son attitude était telle qu'il aurait difficilement pu affirmer qu'elle fut naguère une belle créature des bois, vivant paisiblement en pleine nature... certains humains méritaient mille souffrances contre les sévices infligés aux autres peuplades de Féerune.

"Je transmettrai vos paroles, soyez-en assurée ; je me mettrai dès votre propre départ. Quant à vos questions... c'est assez compliqué. Comme je vous l'avait expliqué, euh, je pense, le but du périple est de porter une certaine quantité de minerai particulier à Éternelle-Rencontre, un des lieux sacrés de notre race. Le, euh, commanditaire, est un magicien très estimé de son peuple, et il a besoin crucial de ces minéraux. Pourquoi exactement, je l'ignore... la mission est secrète, car les dangers sont nombreux, et réels... je... je dois vous avouer que vous risquez votre vie. Vous vous embarquerez à Anarelis, un port de... qui appartient à l'empire mélandien, sur la côte est. Un navire est prêt à partir, mais vous aurez le temps de le rejoindre. Je sais qu'un contingent d'hommes doit quitter la ville et prendre le large sur ce bateau. Je connais bien le capitaine, c'est un nain, très doué pour... la navigation, il se nomme Morcar Marteaufou. Il est digne de confiance. Je... enfin, ma parole n'a sans doute pas beaucoup de poids, mais je peux vous l'affirmer. Il aura besoin de vous. En temps normal, seuls les elfes sont admis à Éternelle Rencontre, et vu la situation de crise, vous ne serez certainement pas de trop pour, euh, discuter avec les autorités."

Des elfes du soleil, elle ne connaissait que la réputation, et le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne passaient guère pour les plus tolérants ni les plus ouverts de leur race. Même à l'égard des autres elfes... Un nain à Eternelle-Rencontre? Et pourquoi pas la non-vie! Quelle était d'ailleurs cette crise dont l'elfe parlait?

Mais elle avait pour l'heure en tête des soucis beaucoup plus concrets, et elle reprit avec lenteur, les sourcils froncés.

"Alors, je dois... inventer Anarelis..."

Au sens propre. Si cette ville était au bord de la mer, vers l'est, alors elle se trouvait bien au-delà des limites de sa propre imagination.

"... et y chercher le nain Gaiemassue... non... Marteaufou?"

L'elfe sourit timidement, puis corrigea :

"Marteaufou, oui. Pour rejoindre Anarelis, le plus sûr est de suivre le fleuve qui part de Melandis... la Houleuse. Elle débouche sur l'océan, à Anarelis, vous ne pourrez pas vous tromper. Vous trouverez facilement ce nain, il est assez connu dans le port, il y fait escale à chacun de ses voyages."

Il toussa nerveusement, puis, après avoir longuement contemplé le bout de ses doigts, demanda doucement :

"Est-ceuh... que vous avez besoin de plus de détails ? Pour vous y rendre. À Anarelis, je veux dire."

La tête un peu penchée sur le côté, Sylveneïssa dévisageait l'elfe des bois de ces yeux jaunes qui ne cillaient jamais, si fixes qu'ils en devenaient indéchiffrables.
La proposition tombait à pic, à vrai dire: elle ne savait par où commencer. La distance d'ici à Anarelis était probablement trop grande pour pouvoir se parcourir rapidement à pied ? ... Ou même à pattes: elle aurait besoin de son équipement.

"Je crois... bonne idée."

Elle essaya de sourire, et ne réussit qu'à retrousser ses babines en un rictus inesthétique qui soulignait un peu trop la blancheur de ses incisives.

Rougissant une nouvelle fois sans trop de raisons, l'elfe bredouilla :

"Euh... eh bien, un groupe d'hommes... des combattants. Des amis de Morcar, doivent se rendre là-bas. Je sais qu'une partie est déjà en route, mais le reste avait quelque chose à faire en ville, j'ignore quoi. Je... euh, je sais que la compagnie d'hommes ne vous enchantera peut-être pas, mais ils sont dignes de confiance. Marteaufou les connaît depuis des années, et donc, enfin, voilà. Bref, si vous voulez, je peux vous mener à eux... ils sont dans une taverne, sur le port. Le chemin serait moins dangereux avec eux. Le désert est risqué, les bandes de gobelins pillent souvent les voyageurs, quand ce ne sont pas des orcs. Mais c'est vous qui voyez."

Il tortilla encore ses doigts, les cachant de temps en temps dans un pli de sa tunique.

Sylveneïssa acquiesça. Effectivement, elle aurait sûrement mieux apprécié de voyager seule, mais la prudence lui rappelait que l'union faisait la force. Et puis, ce serait l'occasion de se familiariser avec ses compagnons de voyage... Il faudrait bien commencer un jour.

"D'accord. Attendez."

Elle alla ramasser son sac, qu'elle n'avait visiblement même pas défait depuis son arrivée en ville, y fourra une vieille couverture qui reposait jusque là à même le sol, et mit le tout sur son dos. Après avoir vérifié que son épée était bien à sa taille, elle alla encore reprendre le linge sale qu'elle avait mis à la fenêtre, en guise de signal, et le fit disparaître dans une poche. Elle entraîna alors Aëlfidel à l'extérieur, puis referma simplement la porte sans trop songer qu'elle ne sollicitait même pas une serrure qui de toute manière n'aurait pas tenu bien longtemps contre un voleur amateur. Ses meilleurs gardiens, tant que durerait son absence, ce seraient les chiens.

"Voilà: prête."

Intriguée du manège de l'elfe autour de ses extrémités, elle ajouta :

"Vos doigts... blessés?"

Aëlfidel avait sagement attendu que la lythari prépare ses quelques affaires, regardant partout sauf dans la direction de la jeune femme. Il fixait ses pieds lorsqu'elle l'interrogea quant à ses mains, et rougit encore plus rapidement que d'accoutumée, tout en bredouillant :

"Euh... je... c'est... enfin... je suis... nerveux, et.. hum, très ti... timide" Elle pensa un moment qu'il allait s'évanouir. "Je... ce n'est rien de personnel, vous savez. Je... suis comme ça avec tout le monde." Sa voix s'étranglait à mesure qu'il parlait, et il acheva sa phrase sur une note flûtée de petit garçon.

Aëlfidel disait "timide", et Sylveneïssa traduisait : "craintif." S'il avait été loup, il aurait sûrement été le jeune malingre de la meute, celui qui détourne les yeux, qui couche ses oreilles et qui couine devant ses anciens comme devant ses congénères, parce qu'il se sait plus faible. Sauf que l'elfe des bois ne semblait pas avoir de vraie raison de passer pour un faible - sinon que c'était le message que son corps traduisait, très explicitement. Etrange comportement... Une sorte de maladie? Des chaleurs, la voix muée, des accès de faiblesse, des tics: ça avait l'air plutôt douloureux, en plus.

"Oh. Je vois."

Sylveneïssa ne voyait pas vraiment, pour tout dire, mais elle ne voulait pas risquer de tuer son guide avant qu'il ne l'ait mise en contact avec qui de droit.

"N'en parlons plus. Je vous suis..."

Aëlfidel marchait à côté de l'elfe, tout en ne la dévisageant qu'en de rares occasions. Peu bavard, il donna cependant quelques détails supplémentaires sur Éternelle Rencontre, tandis qu'ils progressaient.

"L'île n'est presque peuplée que d'elfes, mais quelques rares étrangers y vivent... des nains, on en trouve. Morcar n'est pas né là-bas, mais il y a de la famille un peu éloignée. Les forêts sont nombreuses, d'après ce que j'en sais. Je pense que vous ne vous sentirez pas trop dépaysée... euh, enfin, je l'espère."

Il faillit trébucher sur un pavé, mais se reprit de justesse, tout en rougissant une fois encore ; il craignait tout, mais par-dessus tout, de passer pour quelqu'un de ridicule.

Ils se rendaient.

La Couronne de Cuivre

[Commerce] La peau de l'ours

Quête : odyssée à Éternelle Rencontre

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