[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L’elfe l’observa avec attention, ce qui était pour le moins rare, ces derniers temps. En général, il ne paraissait plus vraiment voir les choses, les effleurait d’un regard vide… Mais, à cet instant, ses yeux brillèrent, comme il s’interrogeait sur les intentions de la rôdeuse. Allait-elle enfin le libérer ? Allait-il, enfin, pouvoir se soustraire à ce monde qui le blessait chaque jour un peu plus ? Il avait envie de le croie, mais ne parvenait à avoir aucune certitude. Peut-être voulait-elle simplement lui parler, une nouvelle fois, essayer de le convaincre…
Mais le ton de la jeune femme avait été solennel, et, le cœur battant, n’osant trop espérer sans pourtant pouvoir s’en empêcher, il attrapa son bâton et se leva presque prestement.
-Oui. Je te suis.

[Galathée]

Elle savait ce qu’il attendait. Sans rien ajouter, elle l’entraîna dans la plaine, immense, endormie, qui bruissait du chant des grillons et de l’appel hanté des oiseaux de nuit.
« J’ai réfléchi. » murmura-t-elle sans le regarder.
Le ciel virait au bleu sombre et les étoiles s’allumaient, une à une, sur la voûte. Le soleil avait disparu, mais son éclat rougeoyant nimbait encore l’horizon, vers la mer, invisible.
« Je n’ai pas le droit de disposer de ta vie. Et je t’ai arraché une promesse inhumaine. »
Elle secoua la tête.
« J’aurais voulu… j’aurais voulu que tu sois toujours l’elfe que j’ai connu à Manost, mais ce n’est pas possible, bien sûr… »
Une petite grimace déforma ses lèvres, puis elle sourit douloureusement.
« Nous nous sommes frôlés si peu de temps. Peut-être… peut-être que je n’ai pas compris ce que je ressentais à l’époque… Mais peu importe. Tout cela est loin, et révolu. Tu le sais depuis longtemps, je devais… je l’ai accepté. »
Elle se tourna vers lui, capta un instant son regard, l’abandonna.
« Je vais te laisser libre. Demain. Je te demande encore une nuit, une journée. Rien de plus. Ensuite… »
Elle se tut.
« Ensuite. »
Elle refoula ses larmes du bout des doigts, sourit à nouveau.
« Je ne veux pas que nous en reparlions après ce soir. Les choses sont dites, à présent. Je ne reviendrai pas sur cette décision. Je ne veux plus… Jamais… Je n’ai jamais voulu cette situation, j’ai juste cru… que ton désespoir était passager. Je me suis leurrée, je sais. Certains d’entre nous sont trop optimistes… C’est un poids à porter dans ce monde. »
Elle leva la main.
« Avant… avant de te laisser aller, je voulais juste… »
Elle se mordit les lèvres, le regarda à nouveau. Mais il faisait trop sombre pour qu’elle puisse distinguer son expression.
« Si tu le désires, je peux m’en occuper. » fit-elle d’une voix étrangement calme. « Je suis responsable de ce gâchis. Je peux... Si tu me le demandes, je le ferai. »

[Taliesin]

-Non. Il n’en est pas question, murmura-t-il.
Enfin, il avait ce qu’il désirait. Et le délai qu’elle lui demandait encore paraissait bien peu de choses par rapport à la délivrance qu’elle lui offrait. Il sentait, à sa voix, à son attitude, combien cela coûtait à Galathée : il s’en voulait de la faire souffrir de la sorte mais, après tout, c’était elle qui s’était infligée cela. Il l’avait prévenue, prévenue de l’issue inévitable, et elle avait voulu continuer tout de même. Il n’était donc pas responsable de sa souffrance…
Ce n’étaient que des mots creux, cependant. Responsable ou non, il s’en voulait, et il ne pouvait accepter sa dernière offre. Ç’aurait été pousser trop loin la cruauté.
-Je partirai demain soir, et je m’occuperai de cela moi-même. C’est à moi de le faire, personne d’autre ne doit en porter le poids. Et…
Il la fixa droit dans les yeux.
-Ne parle pas de gâchis. Tu t’es trompée en croyant que je pourrais redevenir comme avant, reprendre goût à la vie. Mais tu avais entièrement raison en… tuant le Monstre. Tu m’as empêché d’aller plus loin dans cette folie. Tu m’as même offert une chance que je n’ai pas pu saisir. De cela, je te suis redevable, sincèrement. Alors ne regrette rien.
Il hocha la tête, sourit.
-Je suis désolé de ne pouvoir faire plus. J’ai essayé, même si cela ne s’est pas vu. Mais comment y arriver quand chaque instant est plus insupportable que le précédent ? Il est malheureusement des choses qu'on ne peut dépasser... Avec lesquelles on ne peut pas vivre.
Il leva la tête vers les étoiles.
-Et… Je sais que c’est dur, mais… Ne sois pas trop triste. Je n’étais plus qu’une ombre… Tu m’auras offert… une chance, oui. Et une fin décente. Je n’aurais pu rêver mieux que partir dans un endroit pareil. C’est autrement plus reposant que la ville… Un prélude à la paix…

[Galathée]

Galathée baissa les yeux. Elle l'avait à peine écouté, à peine entendu, tout juste essayé de s'imprégner du son d'une voix qui ne serait bientôt plus. D'une main hésitante, elle lui tendit le petit paquet de toile qu’elle gardait sur elle depuis deux jours.
« C’est un mélange radical. » fit-elle à mi-voix. « Sans douleur. En quelques minutes. Tu n’es pas obligé de t’en servir, mais… »
Elle avait l’impression que le poison lui brûlait la paume et elle fut soulagée lorsqu’il le prit. Les larmes lui gonflèrent les paupières et elle fit un pas pour s’écarter de lui, tituba un instant dans l’herbe humide, puis s’accroupit et posa les paumes sur le sol.
C’était la bonne décision, la bonne chose à faire, elle le savait.
Pourquoi est-ce que tout hurlait à l’intérieur ?

[Taliesin]

-C’est la bonne solution, fit Taliesin, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Il songea avancer, lui poser une main réconfortante sur l’épaule, mais renonça. Ces gestes ne lui feraient que plus de mal, maintenant et demain. Il n’était même pas sûr que parler soit une bonne idée. Mais il n’avait pas la force de l’abandonner ainsi.
-Je suis désolé, reprit-il. J’aurais aimé… Oui, sans doute aurais-je aimé réussir, mais c’était au-delà de mes forces. J’aurais pu essayer encore, peut-être, mais… Mais il vaut mieux arrêter maintenant. Pour toi, pour le gamin… Pour tout le monde, en somme. S’acharner… n’aurait fait que des dégâts supplémentaires
Il soupira.
-Je suis désolé, répéta-t-il, à cours de mots. Il avait envie de s’enfuir, de ne pas affronter sa détresse qui lui laissait un goût amer dans la gorge, de profiter de l’annonce de sa libération prochaine. Mais il se l’interdit. Il lui devait bien un semblant de réconfort. Dérisoire mais sincère.

[Galathée]

Galathée étouffa un sanglot au creux de ses mains. Elle aurait voulu qu’il s’en aille, qu’il la laisse, était-il à ce point aveugle ? Ne comprenait-il pas que sa présence constante, et ses regrets, étaient comme du sel sur une plaie vive ? Pourquoi avait-il été incapable de faire un effort ? Elle ne put s’empêcher de maudire Nwalk et la rage bouillonna un instant dans ses veines. Mais sa fureur retomba, remplacée par l’affliction et le désarroi.
Elle se retourna. Il était toujours là, silhouette affligée se découpant sur le ciel étoilé, les épaules basses.

Elle le haït de toutes les fibres de son corps.

La violence de ses sentiments l'électrisa comme un coup de fouet et la fit se relever. Elle marcha dans sa direction, et se planta devant lui, les yeux noyés.

« Taliesin… » souffla-t-elle.
Puis sans lui laisser le temps de réagir, elle le prit dans ses bras avec fièvre, ne se souciant plus que de son besoin de cette étreinte maudite.

[Taliesin]

L'elfe demeura immobile. Il ne la serra pas contre lui mais ne fit rien non plus pour échapper à son étreinte. En vérité, il était incapable de bouger. La détresse de la jeune femme le touchait profondément. La voir ainsi, elle d'ordinaire si décidée, si calme...
Et c'était à cause de lui, bien sûr. Comme toujours. La culpabilité l'étreignit et, un instant, il pensa lui dire qu'il ne partirait pas demain, qu'il allait encore essayer. Tout valait mieux que la mettre dans cet état.
Mais la perspective d'affronter encore d'interminables journées ou de sinistres confrontations comme celles-ci était par trop insoutenable, et, le cœur brisé, il renonça. Il avait essayé : il avait échoué. A présent, il était temps de tirer sa révérence. Cela valait mieux pour tout le monde.
Lentement, avec douceur mais fermeté, il repoussa la jeune femme.
-Il vaut mieux que nous allions dormir, murmura-t-il. Plus nous prolongerons les adieux... Plus ce sera difficile...
Il grimaça, observa une dernière fois la rôdeuse, face à lui, puis se détourna et, à pas lent, appuyé sur son bâton, se mit en devoir de rejoindre sa couche.

[Galathée]

Galathée resta debout dans la prairie, le laissant s’éloigner, trop secouée pour pouvoir bouger. Elle ferma les yeux, tenta de résister à ce qui la bouleversait, puis choisit un échappatoire incertain en projetant son esprit au hasard dans la nature environnante. Elle frôla un renard dont les babines dégouttaient de sang, fureta quelques minutes avec une musaraigne empressée, vira avec une chauve-souris furtive, avant de s’envoler dans la nuit sur les ailes d’une chouette. Plutôt que d’imposer sa volonté à la bête, elle laissa l’animal prendre les commandes, s’abrutit dans la chasse, dans le rythme de son parcours silencieux, surplombant vallons et ruisseaux, petits bosquets et villages endormis.
Elle perdit toute notion du temps, toute notion d’elle-même.

Mais elle se retira du rapace à l’instant même où ses serres se refermaient sur le corps duveteux d’un mulot imprudent, regagnant en une seconde la prairie endormie. La jeune femme se sentait beaucoup plus calme. Ou plutôt comme anesthésiée. Etrangère.

D’un pas incertain, elle rentra jusqu’au campement, vaguement consciente que la nuit devait être bien avancée, désormais. Elle ne regarda ni Victor, ni Taliesin, s’emmitoufla dans sa couverture, et dans un soupir, ferma les yeux. Le sommeil vint brutalement, sans lui laisser l’opportunité de penser à quoi que ce soit. La soirée l’avait épuisée.

[Taliesin]

Taliesin ne l’entendit pas venir. Et pour cause : il dormait depuis longtemps. La brève conversation avec la rôdeuse avait été éprouvante, douloureuse, et il s’était effondré sur ses couvertures avec l’impression qu’il rentrait d’un champ de bataille…
Il avait attendu ce moment avec impatience. Chaque jour, il avait espéré que Galathée le libérerait. Et maintenant qu’il y était enfin, il n’en éprouvait nulle joie, nul soulagement. Rien qu’un goût aigre dans la bouche, rien que la culpabilité lui nouant les entrailles. Il avait beau se rappeler qu’il n’était pour rien dans les tourments de la jeune femme, qu’elle se les était infligés d’elle-même, en toute connaissance de cause, il se faisait l’impression d’être un traître. Mais traître à quoi ? Il avait respecté sa parole : elle l’en avait libéré. Enfin, il pourrait se reposer. Alors, pourquoi s’en faire ?
Pourquoi ? Parce que ette pitoyable tentative de survie s’était révélée un gâchis et que, même s’il n’y avait rien pu, il s’en sentait responsable. Envers et contre tout. Cette pensée finit par cependant par le faire sourire : il partait bientôt, il ne ferait plus souffrir personne, il aurait payé ses fautes de sa vie…
Et pourtant…
Le sommeil le cueillit sans crier gare alors qu’il se tournait et se retournait sur sa couche, et il s’enfonça dans des limbes agitées, peuplées de rêves étranges et sinistres. C’était la première nuit qu’il affrontait la nuit sans le soutien des plantes de Galathée.

[Galathée]

Le lendemain, paradoxalement, Taliesin s’éveilla tardivement, comme si l’absence de drogue dans son organisme l’avait amené à chercher davantage de repos. La nuit avait été difficile, peuplée de cris et de fracas, mais il était resté plongé dans sa léthargie malgré tout: quoi qu'il en dise, son esprit se blindait peu à peu, du moins lorsqu'il était inconscient.

Il ouvrit les yeux sur un soleil déjà haut et fut frappé par le silence. En se redressant, il découvrit leur affleurement rocheux désert, sans nulle trace ni de Galathée, ni de Victor. Pourtant, leurs affaires étaient toujours là, couvertures et paquetages. Ils avaient dû partir en quête de quoi agrémenter le petit déjeuner et l'avaient laissé paresser, tout simplement.

[Taliesin]

L’elfe grimaça. Il aurait espéré que cette dernière journée se déroulerait comme les précédentes, qu’ils partiraient sitôt réveillés et qu’ils chevaucheraient tous le jour, s’évitant ainsi de potentielles et pénibles scènes d’adieux. Mais Galathée en avait visiblement décidé autrement et choisi d’aller à la cueillette ou à la chasse avant de se mettre en route. Si se mettre en route était toujours d’actualité, mais il commençait à en douter.
S’assombrissant à la perspective d’une journée d’oisiveté dont l’ambiance promettait d’être lourde, il se leva, puisa un semblant de réconfort dans le contact du petit paquet enfoui dans l’une de ses poches, annonce d’un repos tant souhaité, et grimpa au sommet de l’affleurement rocheux. Si les autres n’étaient pas loin, il ne manquerait pas de les repérer et pourrait alors estimer le temps qu’il devrait attendre seul avec ses pensées. Et, en cas de besoin, valériane et millepertuis seraient ses amis.

[Galathée]

Du haut de son promontoire, Taliesin avait une large vue sur les prairies avoisinantes et les collines qui moutonnaient dans le lointain. Il remarqua qu’une des juments s’était détachée et errait, le nez dans l’herbe, à une centaine de mètres des rochers. Nulle trace ni de la rôdeuse, ni du petit garçon, pourtant. Puis son regard fut attiré par un mouvement plus lointain, une vague tache sombre sur l’herbe verte, et il réalisa qu’il y avait là un second et peut-être même un troisième cheval. S’il songea un instant qu’il s’agissait d’animaux sauvages, un coup d’œil vers l’endroit où ils avaient laissé leurs montures la veille lui confirma ce qu'il craignait : il n’y en avait en tout cas nulle trace sous le pommier tordu où Galathée les avait abrités.

[Taliesin]

L’elfe se frotta le menton, perplexe. Qu’une bête se soit détachée, soit. Que trois se soient fait la malle… Les nœuds que faisait Galathée s’étaient jusqu’ici révélés sans faille, et voir les trois longes céder le même jour était pour le moins étonnant. Sauf si l’on prenait en compte la discussion qu’ils avaient eu la veille au soir et l’état dans lequel elle avait mise la jeune femme. Galathée avait dû l’appréhender tout le jour. Peut-être cela avait-il entraîné une certaine fébrilité à même d’expliquer l’incident…

Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas laisser les chevaux errer de la sorte. Ils avaient dû se libérer après le départ de la rôdeuse et de Victor – sinon, ceux-ci les auraient ramenés – mais déjà deux d’entre eux s’étaient fort avancés dans la pleine, et il lui faudrait se servir du premier pour les rejoindre sans s’épuiser.

Tu craignais l’oisiveté… Tu n’as plus rien à redouter ! songea-t-il en récupérant son bâton et en se dirigeant vers l’animal le plus proche.

[Galathée]

La jument leva la tête à son approche. C’était la monture tranquille de Victor, et elle mâchouillait des épis de blé sauvage, placide. Cependant, lorsque l’elfe fut sur le point de la rejoindre, elle s’esquiva en renâclant. Il remarqua alors que l’animal portait une entaille à la croupe, qui avait saigné le long de sa cuisse et sur sa jambe. La plaie devait être superficielle, car le cheval ne boitait pas. Il trotta sur quelques mètres, ramenant l’ancien barde vers l’affleurement rocheux, puis s’immobilisa, les naseaux au ras du sol, et trembla de toute sa carcasse.

Lorsque Taliesin la rejoignit, il découvrit qu’elle humait un corps étendu face contre terre, caché par les hautes herbes. L’elfe fit un pas supplémentaire et reconnut la silhouette frêle et la tignasse claire de Victor.

[Taliesin]

En voyant la plaie sur la croupe de la jument, l’angoisse s’était réveillée dans le coeur de l’ancien barde. Cette petite blessure avait tout l’air de celle qu’on inflige à une bête qu’on veut voir détaler…

Il n’eut cependant pas l’occasion de s’interroger longtemps à ce sujet. Il venait d’apercevoir le corps de Victor. L’elfe fut pris d’un vertige, s’approcha en titubant, et se laissa choir dans l’herbe, les yeux toujours rivés sur l’enfant, mais sans réellement le voir. Un moment, il songea qu’il devait rêver : ce sang, cette scène aurait eu sa place à Luménis, pas dans ces verdoyantes contrées. Il devait réver, mélanger les choses…

Mais la caresse du soleil sur son visage, le bruit que faisait le vent dans les hautes herbes, la motte de terre sous sa main, tout était trop réel pour qu’il puisse longtemps s’attacher à cette idée. Se rendant finalement à l’évidence, il se pencha sur l’enfant pour l’examiner. Il se sentait calme, horriblement calme : l’horreur, c’était son élément. Les ombres lavaient suivi… Rien que de très normal, après tout.

Et, peut-être était-il responsable de tout cela. Qui sait ? La folie était peut-être revenue... et repartie, ne laissant comme vestiges de son passage que du sang... et un corps. Sinon plus.

[Galathée]

L’enfant respirait. Un souffle saccadé, rapide, qui s’échappait de sa bouche entrouverte. Son front reposait sur le sol et une vilaine ecchymose violette rayonnait sur sa tempe droite. Il semblait être tombé dans l’herbe, mais Taliesin pouvait suivre le tracé de son parcours. Il avait couru depuis le pommier, vers les rochers, avant de s’effondrer à mi-parcours. En regardant les tiges brisées autour du gamin, l’elfe aperçut ce qui pouvait expliquer sa chute subite : une petite pierre ronde, trop ronde pour être un simple caillou perdu dans la plaine, trop ronde pour être à sa place dans la nature sauvage et indisciplinée, gisait non loin de son corps, à portée d’un de ses bras tendus. Victor portait toujours sa tunique de nuit.
Il poussa un léger gémissement lorsque l’elfe le toucha pour prendre son pouls. Régulier. La blessure était laide, le gamin inconscient, mais il ne tardera sans doute pas à reprendre connaissance.

[Taliesin]

Taliesin retira sa main et demeura immobile, tentant de mettre un peu d’ordre dans les pensées turbulentes qui se pressaient sous son crâne déjà douloureux. En premier lieu, le gamin était vivant. Cela l’étonnait presque, compte tenu de la propension au trépas qu’avaient les personnes évoluant dans ses parages, mais c’était un fait. Ensuite, il n’était pas responsable du choc qui avait assommé Victor : il n’avait pas pour habitude de se servir de frondes ou autres armes susceptibles de lancer un tel caillou. Ce qui l’amena péniblement au troisième point : quelqu’un avait détaché les chevaux, et fait en sorte qu’ils partent au galop, avant – ou après - avoir laissé Victor hors d’état de nuire. Quant à ce que le ou les agresseurs avaient fait de Galathée…
Il jeta un regard aux environs, cherchant le corps de la rôdeuse. Mais il ne vit rien, ce qui n’était pas étonnant. Sans la jument, il aurait pu passer à quelques pas du petit garçon sans même le remarquer. Autant, dès lors, chercher une aiguille dans une botte de foin.
L’angoisse le reprit, plus forte, plus prégnante, et Taliesin tata le petit paquet qui lui gonflait la poche. Il pouvait s’enfuir maintenant et ne plus se préoccuper de cette histoire. Ne plus se préoccuper d’aucune histoire. Après tout, ce n’était pas ses affaires : Galathée était assez forte pour s’en sortir sans son aide, elle l’avait déjà montré à maintes reprises, et Victor… Bah, il ne mourrait pas de sa blessure et, en se réveillant, il préférerait sans doute se trouver seul plutôt qu’en compagnie du Monstre. Il reprendrait ses esprits et attendrait le retour de Galathée. Il avait de quoi manger, de quoi boire… Oui, pas besoin de s’en faire pour lui.
L’elfe jeta pourtant un regard à l’enfant et grimaça.
Victor n’avait que huit ans. S’il se trouvait seul à son réveil, il paniquerait, et courrait sans doute à la poursuite de Galathée. Au mieux, il s’égarerait et serait retrouvé par un paysan. Au pire…
Les doigts de l’ancien barde desserrèrent à contrecoeur leur emprise sur le petit paquet, renonçant lentement à la porte de sortie qu’il offrait.
Au pire, il mourrait d’une quelconque manière. Et Galathée ne le reverrait jamais. Si elle était en état de revoir quiconque. Aussi forte et décidée qu’elle soit, elle n’était pas invincible. Or, Taliesin ignorait tout de ses agresseurs, de ce qu’ils lui avaient fait, ignorait même si elle gisait dans les parages où s’ils l’avaient amenée avec eux.
Non, il ne pouvait pas partir maintenant. Pas avant d’en apprendre davantage sur ce qui s’était passé. Pas avant de savoir que sa présence ou son absence ne changeraient rien, n’influeraient pas sur la vie ou la mot de ceux qui avaient partagé ses derniers jours.
Maudissant le destin qui s’acharnait à lui refuser la fin qu’il dispensait pourtant si généreusement à d’autres, l’elfe prit l’enfant dans ses bras et se dirigea à pas lents vers la jument. L’animal ne s’enfuit pas, cette fois – sans doute à cause de la présence de Victor – et Taliesin put prendre sa longe. A pas lents, précautionneux, il la ramena vers le pommier. Là, il l’attacherait, déposerait le petit blessé au pied de l’arbre et examinerait les alentours, en quête d’indices.

[Galathée]

Grâce aux pluies diluviennes de l’avant-veille, le terrain avait conservé la marque de ceux qui l’avaient arpenté. En allongeant Victor à l’ombre du pommier, Taliesin découvrit ainsi la piste qu’ils avaient tracée, tous les trois, en allant de la route à l’arbre, puis de l’arbre aux rochers. Libérés, les chevaux avaient détalé vers la prairie, droit devant, fendant la broussaille de leur large poitrail. La dernière piste était celle que l’enfant avait créée, irrégulière, à travers les hautes herbes. Il avait manifestement tenté de regagner leur campement, en évitant le chemin exposé. Cela ne lui avait servi à rien.

Sans surprise, l’elfe découvrit le restant des longes, tranché, pendouillant le long du tronc. De la rôdeuse, nulle trace. En s’accroupissant sur le sol, il nota de nombreuses empreintes de pas et de sabots entremêlées, mais il était difficile de distinguer grand chose dans le magma boueux. Néanmoins, au moins trois marques de bottes étaient trop grandes pour appartenir à l’un d’entre eux.

Il y eut soudain un bruit de branchages derrière lui. Le chat gris de Victor apparut, sautant de l’arbre, et se mit à cracher avec violence, avant de disparaître entre les graminées. L’enfant se plaignit à nouveau et Taliesin le vit papillonner des paupières.

[Taliesin]

Taliesin avait découvert tout ce qu’il y avait à découvrir. Les conclusions quant à ce qu’il fallait faire devraient attendre. De plus, elles dépendraient de ce que Victor pourrait lui révéler, si tant est qu’il acceptait de lui parler. La réaction pour le moins inamicale du chat n’était pas un signe encourageant, mais peut-être l’enfant accepterait-il de coopérer avec lui pour sauver la jeune femme…

Alors, doucement, l’elfe s’approcha du petit garçon. Pour ne pas l’effrayer d’avantage, il s’accroupit à bonne distance, et attendit qu’il ait visiblement repris ses esprits pour parler, d’une voix qu’il tenta de rendre calme et rassurante. Ce qui n’était guère évident, vu son trouble.

-Victor ? Tu te sens bien ? Pas trop mal ?

[Galathée]

Victor écarquilla les yeux, croisa le regard de Taliesin, et poussa un hurlement de terreur. Il essaya de se redresser, mais sans succès, et s’affala sur le ventre, le nez dans la boue.
Comme l’elfe faisait un pas en avant, il tenta de ramper, puis prit appui sur un bras, et se retourna à nouveau sur le dos, désormais maculé de terre. Son regard trahissait toujours la même angoisse.
« T’approche pas ! » gueula-t-il. « J’peux m’défendre ! »

[Taliesin]

-On est pas sortis de l’auberge… murmura Taliesin en grimaçant.
Puis il leva les mains, paumes en avant, en signe de paix. Du moins l’espérait-il. Le gamin était proprement terrorisé, et il était bien capable de prendre cela comme une marque d’agression.
-Je n’avance pas, dit-il doucement. Reste calme. Je n’avance pas.
Pour donner plus de poids à ses paroles, il s’assit carrément dans la boue, et se frotta le visage d’un geste las. Bien sûr, il pouvait attraper le gamin sans trop d’effort, mais se lancer dans un pugilat ne le tentait guère. Mieux valait essayer de négocier.
-Est-ce que.. Est-ce que si je reste comme ça, sans m’avancer, tu acceptes de me parler ? demanda-t-il. Ou bien préfères-tu que je m’éloigne ? Je veux bien faire ce que tu voudras, mais il faut qu’on discute, dans tous les cas, j’en ai peur.

[Galathée]

Victor parvint à se redresser en position assise, dos au tronc, et il saisit une branche morte sur le sol, qu’il brandit en direction de l’elfe.
« T’approche pas… » répéta-t-il, la voix tremblante. « Je sais c’que tu fais aux enfants ! »
Puis, brusquement, il éclata en sanglots. Il garda cependant sa branche tendue, un ridicule petit bâton encore couvert de feuilles, animée des grands frissons qui lui ébranlaient le corps.

[Taliesin]

-Je n’avance pas… répéta l’elfe dans un murmure.
Il repensa fugacement au massacre des Kanter, serra les poings et, les yeux fermés, se demanda comment diable Galathée avait pu infliger sa présence à Victor. Le môme avait dû prendre énormément sur lui pour ne pas craquer avant, et sa réaction actuelle n’en était que plus violente. Bien sûr, il était choqué par ce qu’il venait de vivre, mais cela révélait simplement au grand jour la terreur que le Monstre lui inspirait. Privé de la rôdeuse qui l’avait pris sous son aile, voilà qu’il se retrouvait avec un tortionnaire, un meurtrier. Il y avait de quoi devenir fou.
Et ledit tortionnaire allait devoir tenter d’apaiser les choses, de rassurer le gamin. Lui qui se haïssait, qui ne rêvait que de s’enterrer six pieds sous terre. C’était impossible ! Comment convaincre quelqu’un alors qu’on n’était pas convaincu soi-même ? Taliesin ne se sentait ni la force, ni le courage, ni l’envie de mentir, de raconter des sornettes. L’enfant ne les aurait pas écoutées, de toute façon : il était en larmes, et s’il tentait de l’approcher, cela finirait mal.
L’ancien barde demeura donc silencieux et attendit, assis, les bras serrés autour des genoux, que Victor se soit quelque peu calmé. Il serait toujours temps d'aviser alors.

[Galathée]

Victor pleura de longues minutes, sans plus tenter de s’enfuir. De temps en temps, il baissait sa garde, la branche du pommier reposant sur ses jambes, mais il la redressait tout aussitôt, décochant au passage un regard inquiet à son adversaire. Mais les larmes l’épuisèrent petit à petit, le laissant finalement à bout de souffle, le visage rougi. Il finit par lâcher son arme et gémit misérablement. La jument, près de lui, renacla et l’effleura de ses naseaux veloutés.
« Tu vas me tuer ? » murmura finalement l’enfant, d'un tout petit filet de voix, résigné.

[Taliesin]

Taliesin eut un mince sourire douloureux, et hocha négativement la tête.
-Non. Bien sûr que non…
La vision de ce petit garçon terrifié, seulement vêtu de sa chemise de nuit , le fixant de ses yeux embués de larmes réveilla des souvenirs si douloureux que l’elfe dut serrer les dents pour ne pas laisser échapper un gémissement de détresse.
Ce n’est pas le moment de flancher, se tança-t-il. Vois cela comme une sorte de rédemption. Sois fort, pour une fois, ne te laisse pas aller. Tu n'en as pas le droit.
Il se força à respirer lentement, tentant de ralentir les battements effrénés de son cœur. Le sang pulsait bruyamment à ses tempes, la tête lui tournait mais, lentement, il parvint à retrouver un semblant de calme. Les mains crispées sur ses genoux, il releva la tête, un instant, mais ne put soutenir le regard humide de l’enfant.
-Victor… je ne te ferai pas le moindre mal, je te le jure. Je… Je sais que tu me détestes, que je te fais peur, mais… Il faut que tu me croies. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te convaincre. Je peux… Je peux te donner mon couteau… Je peux… Dis moi ce qu’il faut que je fasse, et je le ferai.

[Galathée]

Victor hésita une seconde, Taliesin le vit trembler à nouveau, et poser une main sur l’épaule de la jument à côté de lui, comme si l’animal pouvait lui redonner courage. L’enfant était en proie à un combat intérieur terrible, qui se lisait sur ses traits. Sa peur tentait de le submerger, de le réduire à une petite masse inerte, inutile, mais en même temps, au fond de lui-même, une petite voix lui répétait les mots de Galathée.
Le monstre est mort.
Il ne peut rien me faire, s’il est mort.
Non, rien.
« Tu me donnes ton couteau ? » demanda-t-il, puis, avec plus de véhémence : " Parce que Galathée, elle le saura si tu me fais du mal, elle le saura quand elle reviendra, et elle se fâchera !"
Mais sa voix se brisa à l'évocation de la rôdeuse, et il se remit à pleurer.

[Taliesin]

-Oh oui, elle se fâcherait. Et les Dieux m’entendent, je n’ai pas envie de la voir à nouveau fâchée…Les blessures qu’elle m’a infligées la dernière fois ne sont pas encore cicatrisées…
Il grimaça comme celles-ci choisissaient de confirmer ses propos par des élancements douloureux et, doucement, il retira son couteau de sa ceinture. Ce n’était qu’une petite lame, tout juste bonne à couper la viande et tailler des bouts de bois, mais qu’importe. Il se leva, fit un pas – Victor se recroquevilla aussitôt contre son arbre – et, d’un geste de la main, le jeta juste devant les pieds nus du petit garçon. Puis il recula et s’assit à nouveau, attendant la suite.

[Galathée]

Victor se pencha et ramassa l’arme. Il semblait dégoûté en l’examinant, mais lorsqu’il releva les yeux sur l’elfe, il se composa une expression combative. Il porta ensuite les doigts à sa tempe, grimaça en frôlant sa blessure.
« Ils sont venus pendant la nuit. Je ne sais pas combien ils étaient… Peut-être mille ! Ou bien, je sais pas… peut-être juste deux… j’ai pas bien vu, il faisait noir… mais après, y’en a un qui a dit « c’est qu’un gamin, tue-le ! », alors j’ai couru mais il m’a quand même tué… enfin pas tué… mais j’ai pas vu par où ils partaient… »
Ses grands yeux clairs s'humidifièrent à nouveau, mais il se mordit les lèvres.
" J'ai pas su l'aider, alors... j'ai rien pu faire, j'ai servi à rien du tout..."
Il noya son visage dans ses genoux repliés.

[Taliesin]

L’elfe attendit qu’il se fut un peu calmé pour répondre. Victor semblait d'accord pour parler : il fallait en profiter avant que ses dispositions ne changent.
-Tu ne pouvais rien faire, Victor. Et tu n’as pas été inutile : en t’enfuyant, en me disant ce qui s’est passé, tu aides Galathée… Mais je dois en savoir plus pour décider de quoi faire. Est-ce que tu peux me dire comment vous avez été réveillés ? Ce qu’ils avaient l’air de vouloir ? A quoi ils ressemblaient ? Le moindre détail peut servir. Essaye de te souvenir.

[Galathée]

Il renifla et releva les yeux.
« Je peux avoir quelque chose à manger ? » demanda-t-il. « Et je voudrais mettre mes vêtements aussi… Comme ça je peux réfléchir… Je ne sais plus bien… Et j’ai mal à ma tête… »
Il frissonna.
" Tu crois qu'on va la retrouver ? Parce que si on la retrouve pas... "