La Couronne de Cuivre

La femme regarda ce qu'il désignait, puis secoua la tête avec force. Elle recommença à parler dans sa langue étrange, à toute vitesse, avant de se taire, de se concentrer, les sourcils froncés, comme si elle cherchait dans sa mémoire quelques bribes de l'idiome local. Renonçant, elle soupira, fit la grimace, puis, sans crier gare, elle prit Albérich par le bras et tenta de l'entraîner en direction de la partie la plus touffue, la plus inondée du parc.
Autour d'eux, les lieux étaient déserts : les autres promeneurs devaient avoir battu en retraite depuis longtemps...

Décontenancé, Albérich résista une seconde, vaguement inquiet. Puis il se laissa guider par l'inconnue. Même si c'était un piège pour détrousser le chaland, il ne se sentait pas particulièrement menacé : une voleuse n'aurait jamais jeté son dévolu sur lui. Et si elle l'avait fait, elle en serait pour ses frais. De plus, même si le Parc avait fatalement changé depuis la dernière fois qu'il l'avait arpenté, il se souvenait relativement bien de sa topographie. Non, il ne pouvait rien se passer. Rien du tout.

Comme il l'avait deviné, la femme le conduisit jusqu'à la partie la plus impraticable du parc, là où les sentes émergées étaient si étroite que le moindre faux pas pouvait s'avérer humide et boueux. Elle finit par lui désigner un point, à bonne distance, et Albérich de découvrir un homme richement vêtu, enfoncé jusqu'à la taille dans ce qui devait être un bourbier, une fondrière... L'individu les vit venir, fit de grands gestes dans leur direction, et cria, à l'intention de l'ancien clerc :
-Je crois que je être... englué ! Je crois que je m'enfoncer !
Il avait un accent à couper au couteau. Mais, au moins, on comprenait ce qu'il disait.

Albérich n'avait jamais entendu parler d'un promeneur avalé par le marécage au sein du parc, mais cela ne le surprit pas outre mesure. Il s'avança le plus près possible de l'endroit où l'étranger s'enfonçait, prenant garde à ne pas marcher dans la boue en prenant appui sur les racines des joncs et des sphaignes, qui offraient une relative sécurité.
" Allongez-vous." dit-il calmement.
La panique ne pouvait qu'accélérer le processus. Il mima la position que devait prendre l'individu piégé.
" Vous devez faire... comme si vous nagiez..."
Se faire comprendre était une priorité problématique, en l'occurrence. Des yeux, il se mit à chercher l'arbre le plus proche et, l'espérait-il, une branche relativement solide.

L'homme fixa Albérich, d'abord concentré sur ses paroles, puis, quand il les eut comprises, incrédule, voir effrayé par ce qu'il lui demandait.
-Me coucher ? Nager ? Vous vouloir que je m'enfoncer encore plus vite ?! s'exclama-t-il, tandis que la femme, qui avait saisi les gestes de l'ancien aubemestre, protestait avec véhémence dans sa langue incompréhensible.
Quant à l'arbre le plus proche, il s'agissait d'un saule imposant, à une dizaine de mètres. Des branches solides, il devait en avoir en abondance, mais il fallait le rallier et, pour cela, il serait ardu de garder les pieds au sec.

Albérich se voyait mal commencer un exposé sur les propriétés des fondrières et la manière dont on pouvait s'en défaire. Les étrangers ne croyaient manifestement pas un mot de ce qu'il essayait de leur expliquer à grand peine. Il lorgna le saule à proximité, puis jeta un regard circulaire autour de lui. Il n'était pas impossible qu'une branche soit tombée au sec suite à une des tempêtes printanières qui avaient probablement battu Erhedun comme elles avaient trempé Combeloup. S'il ne trouvait rien, il serait forcé de gagner cet arbre et tant pis pour ses bottes et le reste. Il pourrait s'estimer chanceux s'il n'attrapait pas la mort, l'eau était assurément glaciale, mais en même temps, il ne pouvait pas abandonner ces gens à leur sort. Intérieurement, il ne put s'empêcher de les maudire : qu'est-ce qui leur avait pris d'aller se balader aussi loin dans le Parc et sans la plus élémentaire précaution ?

Si les violentes intempéries marquant le début du printemps n'avaient pas épargné Erhedun, les autorités locales s'étaient efforcées d'en effacer les traces, y compris ici, dans le parc. Durant le Temps des Flaques, les sentes sûres - et sèches - qui le sillonnaient se faisant rares, il était peu pensable de les laisser encombrées de branches diverses... On n'était cependant pas allé très loin pour jeter ces dernières : entre les joncs, les roseaux, Albérich pouvait distinguer les contours de lmorceaux de bois morts. Il devait lui être possible d'en récupérer sans trop se tremper...
Pendant ce temps, la femme aux beaux atours ne se calmait pas, redoublant au contraire d'exclamations angoissées, interpellant sans cesse Albérich pour - du moins l'imaginait-il - l'inviter à agir au plus vite. Quant à l'homme, il tentait manifestement de l'apaiser, tout en jetant des regards vaguement inquiets à la boue qui l'emprisonnait.

Le Luménien ne se laissa pas décontenancer par les cris de harpie de la femme et se mit en devoir de trouver une branche assez longue et assez solide pour qu'il puisse s'en servir pour tirer l'infortuné englué. L'étranger semblait relativement lourd et son refus de s'allonger n'arrangerait pas leurs affaires, il fallait donc trouver quelque chose de résistant.
Si Albérich avait quelques connaissances en marécages, il avait vécu à Erhedun après tout, et les marais étaient chose commune aux alentours, il n'était pas spécialiste en bois et fit donc son choix un peu au hasard. Il revint ensuite vers l'homme et essaya de trouver la trajectoire qui l'amènerait au plus près de lui. Il l'encouragerait ensuite à se saisir de la branche et tâcherait de le tirer vers la terre ferme. Si seulement il voulait bien se coucher, bon sang...

Et il ne semblait pas devoir changer d'avis, qu'il soit réellement inquiet quant à ses chances de survie, s'il se couchait dans la boue, ou, simplement, qu'il ne veuille pas salir davantage sa mise d'excellente facture.
Il se raccrocha cependant au bâton avec force sitôt qu'il fût à sa portée. Avec trop de force, peut-être. Car tandis qu'Albérich tentait de le tirer vers la terre ferme, il avait la désagréable impression... d'être lui-même attiré, lentement mais sûrement, vers la fondrière.

Le Luménien se tourna vers la femme et lui fit signe d'approcher.
" Venez m'aider." lâcha-t-il.
Il savait qu'elle ne comprenait rien, mais les gestes qu'il lui adressa étaient sans équivoque. A deux pour tirer celui qui devait être son mari, ils s'en sortiraient sans doute.

La femme finit par par obtempérer et, se portant aux côtés d'Albérich, elle l'aida à tirer sur la branche. Elle devait avoir une bonne poigne, des forces plus importantes que ne l'aurait laissé supposer sa frêle silhouette. Car, combinées à celles de l'ancien aubemestre, elles firent enfin bouger l'homme embourbé, Centimètre par centimètre, d'abord ; puis, tout à coup, il fut libéré de la fondrière, laquelle ne le laissa échapper qu'à regrets, dans un bruit de succion aqueuse des plus inquiétants.
-Ah, vous voyez ? fit-il en reprenant pied sur la berge, tout dégoulinant. Pas besoin coucher ! Juste tirer suffire !
Et de sourire à Albérich, radieux.
-En tous les cas, merci beaucoup ! Vous être arrivé au bon moment et m'avoir tiré d'un sacré... heu... bourberie ? bourbier ?

Ils étaient désormais trempés car la pluie n'avait pas cessé de leur tomber sur les épaules. Albérich leur jeta un sourire piteux.
" Bourbier. Et pas de quoi. Vous devriez rester sur les caillebotis, ils sont là pour une bonne raison." fit-il.
Il réalisa que son vocabulaire devait sans doute échapper à son interlocuteur et désigna les chemins de planches clouées qui zigzaguaient entre les mares.
" Maintenant, je pense que je vais filer me mettre à l'abri." ajouta-t-il.

L'homme sourit, manifestement déjà remis de sa mésaventure.
-Oh, mais nous suivre les planches ! Enfin, pas quand le chapeau de ma femme s'est envolé et... je voulu le récupérer, je pensais pas que ça était si... profond.
Il jeta un regard à son épouse, puis revint à Albérich.
-Je crois que nous rentrons au Gardon. Trempés pour trempés, être encore sous le pluie, ça changera pas beaucoup ! Mais si vous avez juste un minute, je voudrais vous donner une petit quelque chose pour remerciement...
Et de se mettre à fouiller dans son pourpoint.

" Oh non, non, je vous en prie." fit Albérich en levant les mains. " C'était bien normal que je vous aide."
Il était glacé jusqu'aux os, sentait déjà son corps frissonner et les souvenirs de sa dernière maladie, peuplée d'ombres et de grincements, Ada veillant sur sa fièvre, ne le rendait pas exactement nostalgique.

L'homme, qui n'écouta pas vraiment sa protestation, finit par tirer d'une poche intérieure un morceau de parchemin replié, et le lui fourra d'autorité dans la main.
-C'est rien du tout ! xxpliqua-t-il. Rien de rien. Juste un petite invitation ! C'est le moins que je peux faire pour vous remercier... J'espère que vous venez ! Ou que nous verrons nous au Gardon, si vous passez par lui ! Et maintenant, promis, je vous laisse aller quelque part de sec !
Il le gratifia d'un sourire radieux, puis, prenant le bras de sa femme, il s'éloigna à grandes enjambées.

Une invitation ?
Difficile de juger de la véracité des propos de quelqu'un qui parlait trois mots de commun. De plus, sous la pluie glaciale, Albérich n'avait pas l'intention de déballer son parchemin, lequel ne tiendrait probablement pas le coup sous l'ondée. Observant les deux étrangers s'éloigner, il secoua la tête, mi-interdit, mi-amusé. Puis il repartit à son tour, rapidement, espérant rallier le Silure Affamé avant qu'il ne soit trop tard. Une fois hors du parc, se souciant peu des regards, il se mit à courir dans les rues sous eau, se repérant sans difficultés dans le petit dédale humide. Les éclaboussures provoquées par chacun de ses pas n'étaient pas sans lui rappeler des scènes similaires de son adolescence, cavalcade sous un orage estival ou une averse printanière, et s'il n'avait pas fait si froid, il aurait peut-être souri. Mais à son âge, il ne pouvait que craindre les effets d'un refroidissement. Il déboula donc dans la salle commune du Silure, passablement piteux, complètement dégoulinant.

Il devait être aux alentours de midi, car la salle commune était presque comble. Autour des tables, les convives se massaient, attaquant avec entrain leurs plats monumentaux. S'ils avaient eux aussi essuyé l'averse, cela n'avait guère laissé de traces sur les lieux, toujours impeccables. Tout juste voyait-on quelques manteaux sécher près de la cheminée. Quant à l'aubergiste, il jeta un bref regard à Albérich, lui sourit, puis glissa quelques mots à une servante qui s'esquiva aussitôt.

Albérich décocha un petit sourire embarrassé à l'aubergiste, retira ses bottes et son manteau, puis, sans les lâcher, entreprit de gravir les marches qui le séparaient de sa chambre. Là, il entreprit de disposer ses affaires au mieux pour qu'elles puissent sécher. Il avait heureusement emporté une tenue de rechange, même si c'était celle qu'il avait portée sur la route jusque là. Eternuant, il entreprit de se déshabiller complètement. Il ferait toujours moins froid. Puis, poussé par la curiosité, il finit par retourner chercher le parchemin humide de l'étranger.

Il s'agissait bel et bien d'une invitation, rédigée d'une écriture soignée, ornementée, qui avait toutefois pâti de l'humidité...

Invitation

De l'Œcuménisme Jovial
ou
Le Banquet des Clercs

Pièce en trois actes

Textes : R. Stepleton
Mise en scène, traduction & musique : A. d'Aprecœur

Théâtre d'Erhedun

Le document étéit visiblement valable pour la grande première, laquelle aurait lieu le lendemain au soir.

Albérich haussa les sourcils. Une pièce de théâtre ? Il ne se souvenait pas d'avoir jamais mis les pieds dans le théâtre d'Erhedun, mais il pensait pouvoir le situer. En quoi ces étrangers pouvaient-ils bien être liés à cette histoire ? Il ne doutait pas, à voir le titre du spectacle, que la représentation devait faire grincer des dents en haut lieu. Rares étaient les grands prêtres qui avaient le sens de l'humour...
Il replia le document et le rangea sur la petite table d'appoint de sa chambre. Il n'avait, a priori, aucune intention de se rendre dans ce genre de rassemblement mondain. Il ne le jeta cependant pas. S'il n'avait rien à faire de sa soirée, après tout...
Sur un dernier soupir, il retourna vers la salle commune de l'auberge. Elle lui avait eu l'air bien pleine, mais peut-être trouverait-il un coin de table où se poser... Il avait envie d'une soupe chaude, quelque chose pour revigorer sa carcasse transie.

Lorsqu'il y descendit, la salle était totalement pleine. Mais on lui indiqua que certains convives s'apprêtaient à partir et, de fait, une table ne tarda guère à se libérer.
L'aubergiste, écoutant la demande du clerc qui venait de s'installer, promit qu'il allait faire de son mieux pour le satisfaire, et, quand il revint, il portait un - grand - bol de soupe de légumes encore fumante. En dehors de son abondance, c'était à n'en pas douter le plat le plus léger qu'il avait pu voir jusqu'ici, en ces lieux de bombance effrénée.

Le clerc remercia son hôte et se sustenta avec reconnaissance, profitant de la chaleur bienfaisante de chacune de ses cuillerées. Tout en mangeant, il réfléchit à la suite de son programme. S'il continuait à pleuvoir, il demeurerait à l'intérieur jusqu'à la nuit et filerait droit au sanctuaire de Séluné lorsque le soleil se coucherait. Ce n'était pas l'idéal pour honorer la mémoire d'un défunt, mais s'il devait attendre un jour sec, il n'était pas encore au bout de ses peines. Si l'ondée s'interrompait, il essaierait de trouver le siège du service de messagerie de la cité. Il n'était pas exactement certain de l'endroit où il se trouvait, mais il était plus que probable que l'aubergiste pourrait le lui indiquer.

L'averse continua à se déverser sur la ville encore une bonne heure, et rares furent les clients à oser s'aventurer sous les trombes d'eau : la plupart préférèrent demeurer à table, et mirent à profit ce délai pour déguster l'un ou l'autre des alcools fins que renfermait la cave du maître des lieux.
Les gouttes finirent cependant par s'espacer, puis par disparaître complètement. La luminosité s'accrut légèrement au dehors, signe, peut-être, que la couverture nuageuse se déchirait... Mais il pouvait tout aussi bien s'agir d'un répit des plus temporaires. Impossible à savoir. En tout cas, nombre des clients saisir l'opportunité, et commencèrent à s'esquiver. Bientôt, la salle commune serait presque vide.

Albérich demeura donc au chaud et ne refusa pas un grog corsé que lui proposa l'aubergiste. Encore plus que la soupe, l'alcool lui ragaillardit l'esprit et le corps, et lorsque le ciel parut se dégager, il fit partie des courageux promeneurs. Il demanda cependant d'abord à son hôte où il pouvait trouver le service qui permettait d'envoyer des courriers à Luménis. Ensuite, il s'y rendrait avec son manuscrit.

Le tenancier lui apprit que le relais de poste d'Erhedun se trouvait sur les quais. Compte tenu de la position de la cité, et selon la saison, l'état des routes ou de la mer, le courrier pouvait être transporté par des messagers à cheval ou par bateau. Tout dépendait aussi de la rapidité à laquelle on voulait transmettre les missives... En tout cas, le bâtiment ne serait pas difficile à trouver, mais le gros homme se fendit tout de même de nombre d'indications. Non, Albérich ne pourrait pas le manquer.

A la faveur de l’éclaircie, Albérich retourna donc dans les rues d’Erhedun. Les rues rutilaient, presque désertes, et des alevins filaient dans les flaques les plus profondes. Plus nombreux que les promeneurs, les oiseaux aquatiques, canards, grèbes et autres mouettes venues hiverner dans les terres avaient envahi ruelles et avenues, pêchant, se disputant ou se contant fleurette. Tout cela était vision ancienne pour quelqu’un qui avait vécu longtemps à Erhedun. Même en résidant au Temple, où il avait été bien occupé, depuis son premier jour de noviciat jusqu’à son dernier jour de prêtrise, Albérich avait eu des opportunités d’arpenter la cité. Au moins une fois par veille, les clercs confirmés lâchaient leurs jeunes apprentis dans la petite ville. Ils y avaient souvent une tâche à accomplir, mais la plupart du temps, elle n’était que prétexte. Expédiée en une demi-heure, elle laissait alors la place à l’exploration et aux rencontres. Il sentit un léger vent de nostalgie souffler dans son esprit. Ses amis d’alors, il les avait rencontrés lors d’échanges œcuméniques organisés par les cultes de divinités bonnes. En général, on leur confiait un problème épineux qu’ils devaient résoudre, en groupe, de manière imaginative. Albérich n’avait jamais vraiment perçu le but de ces activités, d’autant qu’il avait perdu de vue tous ses camarades, une fois confirmé, et qu’aucun réel lien n’avait été tissé avec les temples pourtant voisins qui avaient encouragé ces échanges. Peut-être avait-ce été là une simple tentative d’élargir leurs horizons ou de canaliser leurs hormones adolescentes en dehors des murs de leurs temples respectifs. Si tel avait été leur but, cela avait fonctionné : en se retrouvant dans la ville, les novices avaient connu leurs premiers émois, leurs premiers conflits, dans des zones neutres, protégeant en cela l’harmonie des sanctuaires. Il valait mieux jalouser ou désirer un étranger qu’un voisin de dortoir.
Erhedun était tournée vers la Sereine, la rivière tranquille qui la caressait, l’enlaçait, et la baignait en cette saison de crue. Les quais étaient donc un quartier particulièrement important de son organisation, et une partie des entrepôts se dressaient sur de fins trottoirs qui surplombaient de véritables canaux. C’était dans ces ruelles aquatiques que les novices apprenaient à nager, à pêcher, à canoter, pour certains. Au bout d’une rue pavée, un parapet surplombait l’un de ces conduits parallèles et le Luménien s’arrêta un instant pour regarder l’eau grise qui cheminait en contrebas. Il se souvenait bien de cet endroit. C’était le pont des plongeons. En été, les gamins l’enjambaient pour sauter dans l’eau en dessous, avec force rires et éclaboussures. Il l’avait fait plus d’une fois, plusieurs années de suite. Jusqu’à ce qu’un jeune novice de Chauntéa, il ne revenait pas sur son nom, se tue en heurtant une barge marchande qui se glissait justement sous l’arche au moment de son saut. Le gosse s’était rompu la nuque et avait disparu dans l’eau sombre, sous les regards incrédules de ses pairs. Albérich n’y était pas mais l’histoire avait tant circulé qu’il aurait pu se méprendre. On n’avait retrouvé le corps que deux jours plus tard, plus bas sur le cours de la Sereine. Ce genre d’accident était fréquent, à Erhedun. Malgré son caractère paisible, la rivière emportait quelques personnes chaque année. Crues violentes, canaux traîtres, glace qui se rompt en hiver, barque qui chavire… C’était le lot des Erhedins. Les Eldathiens priaient pour l’apaiser, chaque jour, dans leur chapelle qui surplombait le fleuve. Et vu les mille affronts, les mille usages, que la population de la cité faisait de son cours d’eau, la Sereine était plutôt magnanime.
Mais suite à la mort du petit Chauntéen, l’activité avait été interdite et le conseil d’Erhedun avait placé deux clercs pour surveiller le pont. Les gamins avaient été sauter ailleurs, mais ça n’avait plus jamais été la même chose.
Le Luménien se remit en marche. Le bâtiment de la messagerie n’était pas trop avancé dans la zone fluviale, on pouvait y accéder à pied et il y parvint sans faire d’arrêt supplémentaire. Le ciel était à nouveau menaçant et il n’avait plus de vêtements de rechange, cette fois.

Dans le hall du relais de poste, dire qu'il y avait foule aurait été exagéré. Néanmoins, une petite file d'attente s'était constituée, présage de ce que serait l'affluence sitôt que le commerce et les échanges divers avec les autres cités d'Hélonna, sinon de Dorrandin, battrait son plein. Il fallut donc qu'Albérich attende une dizaine de minutes avant de se retrouver face au préposé qui s'enquit poliment de ce dont il avait besoin.
Au dehors, la pluie n'avait pas encore recommencé.

Albérich exposa ses desiderata tranquillement. Il voulait faire délivrer son manuscrit au conseil luménien, par la voie la plus sûre, à défaut de la plus rapide. Il savait bien qu'il aurait dû faire une copie du texte, pour plus de sécurité, mais c'était une tâche titanesque qu'il avait finalement abandonnée. Au pire, tout était dans sa tête. Ce n'était pas comme s'il avait de grandes idées pour occuper son quotidien dans les mois à venir. Il avait joint une courte lettre au paquet de feuilles bien emballées dans de la toile imperméable, présentant son travail, le confiant au conseil, et leur laissant l'initiative de le publier, s'ils estimaient que cela en valait la peine. Il y glissait aussi une ou deux nouvelles brèves, rien de menaçant pour personne. Rien de personnel.

A la mention du destinataire, le préposé haussa un sourcil : les missives ou colis adressés directement au conseil luménien devaient être relativement rares, les autorités locales n'ayant pas à passer par son intermédiaire pour leurs échanges épistolaires. Il ne se permit toutefois aucune remarque et, après un instant de réflexion, annonça à Albérich que d'autres courriers relativement important devant partir sous peu, le sien serait transporté en leur compagnie, via un cavalier. Les routes étaient sûres, sur la côte, il n'y avait donc aucun risque de perte, assura-t-il. Restait à payer la somme due, relativement coquette.

Heureusement, son séjour à Combeloup n'avait pratiquement rien coûté à Albérich et il lui restait donc une bonne partie de ce que Marcus lui avait confié avant son départ. Il ne fut pas surpris outre mesure par la somme réclamée : ce genre de service était aussi coûteux qu'indispensable.
Il ressentit un léger pincement au coeur en abandonnant son manuscrit entre les mains du préposé, une pointe de sentimentalité excessive sans doute, puis jetant un oeil sur la file qui s'était reformée derrière lui, il retourna à la rue.

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