La Couronne de Cuivre

"Parfait ! Je ne voudrais pas émousser une lame toute neuve sur les ossements calcifiés de vulgaires humanoïdes. Alors, voilà, "causons" entre espèces articulées, si l'on peut dire..."

Il jeta un regard circulaire sur l'ensemble de la tente, et renifla de dépit.

"L'endroit manque un peu de fauteuils et d'herbe à pipe, mais je suppose qu'il faudra s'en contenter."

Faute de mieux, il s'assit à demi sur la petite table ronde, qui gémit mais point ne rompit.

"Voyez-vous, les cartes merveilleuses sont merveilleusement imprévisibles, mais terriblement puissantes. Nous voici liés par contrat, et ni vous ni moi n'y pouvons rien - sauf solution sanglante déjà révoquée plus haut, bien entendu. Vous me devez un gage. Parfaitement, mademoiselle : un gage. Ah, ça change un peu de d'habitude, n'est-ce pas ? Vous autres mortels, vous abusez un peu des convocations, dominations, exigences de dons et autres contraintes magiques... J'aimerais m'amuser un peu, pour une fois.

Il se trouve que ma femme est férue de nouvelle cuisine, toujours à l'affût de recettes inédites propres à éblouir les convives. Alors, voilà: je voudrais *s'il vous plaît* que vous m'inventiez une recette de cuisine suffisamment originale et distinguée pour rabattre le caquet de toutes ces commères. Avec un résultat comestible, ça va de soi. Prête à relever le défi ?"

Il avait l'air de beaucoup se divertir, tandis qu'il exposait posément son bon et souverain plaisir. Un peu comme si c'était Oriane, l'attraction...

Cette fois, Oriane ne pu vraiment pas retenir une grimace. Une recette ? Il fallait qu’elle invente une...recette ? Mais elle ne connaissait rien en cuisine ! Elle n’avait même jamais mis les pieds dans une cuisine. Enfin...techniquement si, mais jamais, au grand jamais, elle n’avais concocté le moindre petit plat. Le résultat risquait d’être...catastrophique, désastreux, abominable. Immangeable.

Ne pas céder à la panique...ça ne doit pas être si compliqué. Peut-être que j’ai un don inné pour la cuisine ? Je ne le sais pas parce que je n’ai jamais...oh ça va être une vraie catastrophe.

La jeune femme grimaça de plus belle.

"Je...et bien...Je...suppose qu’il serait vain de vous demander s’il n’y a rien qui vous plairait plus qu’une recette de cuisine ?"

"Laissez-moi réfléchir... un carpaccio d'humaine sauce horreur ?"

Sans bouger d'un pouce, il éclata d'un rire à glacer le sang dans la viande encore fraîche.

"Désolé, mais c'est ce dont j'aurai l'usage le plus immédiat. Besoin d'épater la galerie avec un petit peu d'exotisme, de raviver la flamme... de me faire pardonner mon absence malvenue et de me consoler de ce cœur de glabrezu.

Néanmoins, si vous avez mieux à me proposer, je peux éventuellement envisager de réviser ma position. Mais, hum... je doute que vous ayez grand chose à m'offrir. Un divertissement... Une petite représentation, peut-être ? Vous êtes barde ? Erf... Non. Un barde n'aurait pas peur de m'inventer une recette originale, il serait plutôt en train d'essayer de me la vendre."

Il laissa courir un silence.

"Vous savez, nous autres avons une capacité de digestion à faire pâlir d'envie les mortels de Toril."

Oriane regarda la créature, sur le visage un sourire naissant qu’elle ravala aussitôt. Elle venait d’avoir une idée. Un rêve. Il y a quelques nuits de cela elle avait fait ce...rêve. Comment avait-elle pu oublier ?
Un petit homme rond et moustachu était apparu de nulle part dans sa chambre, à la guilde. Il portait d'étrange vêtements et une sorte de...plastron de tissu blanc lui couvrait le torse et une partie des jambes. Il avait affirmé venir d’un endroit qu’il avait appelait la...terre et en avait décrit quelques facettes. C'était un endroit des plus bizarres, où, selon lui, les gens se déplaçaient grâce à des machines qui avançaient sans l’aide de chevaux. Ils étaient tous très pressés, et mangeaient des plats plus exotiques les uns que les autres pour...gagner du temps. Des hmmburgeur...des...hottedogue...des chipse..et ce dessert extraordinaire, qui a lui seul était capable de faire oublier quelques instants cette vie trépidente et épuisante...
Devant le scepticisme de la jeune femme, il lui avait donné la recette du fameux dessert, et conseillé de l’essayer au plus vite. Puis il avait disparu. Et le lendemain matin, pour elle ne savait toujours pas quelle raison, elle avait noté la recette sur une petite feuille. Par curiosité peut-être...Ou parce que ce...rêve, malgré son apparente absurdité, lui paraissait extraordinairement réel, et qu'elle voulait savoir jusqu'à quel point...
Maintenant...se souviendrait-elle des ingrédients exactes ? Sans doute oui...et ce n'était pas comme s'il lui restait beaucoup d'autres options...

"J’ai...peut-être...quelque chose. Ce n’est qu’un dessert...mais il n’y a pas plus...exotique."

C’était d’ailleurs à ce point exotique, que l’un des ingrédients lui était totalement inconnu...Mais elle en avait au moins retenu le nom, et avec un peu de chance, la créature se contenterait de prendre la recette et repartirait.

"Il s’appelle...le gâteau au cha...au chocaula. C’est une...spécialité, venue d’un univers très...lointain."

Hrp : Vraiment désolée pour le temps de réponse mais les partiels étant bouclés, je devrais pouvoir poster un peu plus régulièrement maintenant...

Le démon ou assimilé écarquilla-t-il ses yeux sans paupières sous le heaume qui les dissimulait, laissa-t-il échapper un soupir d'auto-satisfaction qui s'alla perdre en fine buée à l'intérieur du même couvre-chef – comprit-il seulement toute l'importance de l'opportunité ?

Se souvint-il avoir aimé, jadis, pourlécher les cuillères de sa chère moman...

Quelque réminiscence d'une vie postérieure l'inclina-t-elle à croire un traître mot de ce que la jeune femme lui promettait ?

Sentit-il que quelques fourmis commençaient de se disputer le gras de ses jambes...

Et avait-il lu Nietzsche ?

Nous allons devoir renoncer à ces questions passionnantes mais néanmoins insolubles, en les abandonnant à la sagacité de quelque futur concile. Ce qui est certain, c'est que le démon répliqua en ricanant :

"Le chaud koala, j'ai déjà testé. Généralement il ne tient pas la reprise contre un apollon dans mon genre... Mais non, je plaisante, fillette, j'ai parfaitement entendu. Cho-kau-la. Voilà qui ne me dit absolument rien, et ce n'est pas faute d'avoir arpenté les plans. Cela m'évoque les jungles de Chult, avec quelques sonorités indéniablement orques que ne renierait pourtant pas ma belle-mère...

Vous aiguisez ma curiosité, sinon encore mon appétit. De quel univers s'agit-il, au juste, et quel est votre lien avec lui ?"

La jeune femme grimaça. Comment le petit homme avait-il appelé son monde déjà ? Un nom d’élément...l’air...non. C’était...

"La terre. Ce monde s’appelle la terre."

Elle s’interrompit, consciente d’être en train de s’aventurer sur une pente glissante. Elle-même ne savait même pas si ce qu’elle avait vu était réel ou non. Toutefois, ainsi qu’elle s’en était fait la réflexion quelques nuits auparavant : une histoire pareille, de tels détails...ça ne s’inventait pas. Il ne lui restait plus qu’à en convaincre la créature.

"Un de ses...habitants a découvert par hasard un moyen de voyager entre les plans et est arrivé jusqu’ici..."

Elle ménagea un petit temps de silence, un moyen de captiver son auditoire, le B-A-BA de la rhétorique. Puis réalisant que ce n’était pas forcément une très bonne idée de se lancer dans des effets de styles dans un dialogue avec un démon, elle reprit rapidement :

"Il avait l’air...perdu. Il ne cessait de demander où il était, comment il pouvait se retrouver dans cet endroit après être simplement entré dans un placard. J’ai cru...comprendre que la magie n’existait pas dans son monde. Du moins, c'est ce dont il était persuadé, car je ne vois pas comment il aurait pu arriver ici sans magie. Enfin peu importe. Il a fini par se calmer, et m’a parlé de son monde. Entre autres choses, il m’a décrit quelques mets célèbres qu’il aimait à cuisiner, les hmmmburgeur, les hottedogue-chipse, le stécachéfritte, et ce fameux gâteau au...chocaula. Il n'en tarissait pas d'éloges et a tenu à m'en laisser la recette. Et puis, alors que nous étions engagés dans une conversation des plus intéressantes, il a disparu, me laissant pour seul témoin de son passage cette...recette. C'est...hélas mon seul lien avec ce monde."

"Oh. Dommage. Nous n'aurons donc jamais la recette du stékachéfritte et de ses amis. Et nous ne pourrons pas non plus faire tester le résultat à votre mystérieux visiteur. Ma femme adore faire goûter ses nouvelles recettes par nos petits gobelins de cuisine. Quelques uns s'en remettent. Enfin... Je devrais trouver un esc... un goûteur volontaire. Avec un peu de persuasion !"

Son ton était devenu enjoué. La table gémissait un peu plus sous son raisonnable postérieur démoniaque, d'autant qu'il commençait à se balancer sur ses pieds, créant un crissement régulier particulièrement agaçant.

"Allez-y, envoyez. J'espère que les ingrédients sont faciles d'extraction. "

"Oh...oui, oui bien sûr, ils le sont."

La jeune femme eut un nouveau sourire crispé. Si maintenant elle pouvait se souvenir des ingrédients, ce serait parfait. La créature partirait, le vent se remettrait à souffler doucement dans les branches, les petits oiseaux chanteraient à nouveau, les hamsters se remettraient à gambaderaient dans la verte prairie, la vie reprendrait son cours...

"Je...si je me souviens bien...il vous faudra...du sucre. Environ 150 grammes. Quatre œufs. De poule je pense, de coq vous risqueriez d’avoir du mal. 50g de farine. De blé sans doute. 150 grammes de beurre et...de la levure. Sans oublier évidemment ce chocaula. Il vous en faudra 200 grammes. Je crois qu’après...il faut mélanger...euh...le chocaula et la far...ou était-ce..."

La jeune femme s’interrompit, s’efforça de revisualiser le petit homme écrire la recette. Elle se revit en train de la lire. Ingrédients...mode opératoire...le chocaula et...

"Ah. Oui. J’y suis. Vous mélangez le... chocaula et le beurre d’un côté. Les œufs..."

Elle se souvenait vaguement d’une vague histoire de neige et d'œufs, mais ça n'avait sans doute guère d'importance.

"De l'autre. Puis vous mélangez tout ensemble et vous ajouter le reste. Ensuite vous le faites cuire. Pas très longtemps. Une demi-heure je crois. Et ce sera bon."

Le démon reprit avec lenteur, le temps de bien mémoriser.

"Œufs, sucre, beurre, farine. Jusque là, c'est classique. Un quatre quarts. Ma femme connaît toute une série de joyeuses variantes, avec des œufs de rukh, de lumps, de pigeon, du sucre d'obèse, du sang de diabétique, de l'huile de noix et de la farine de toutes sortes de céréales connues, y compris les roches pilées. Un loisir créatif, qu'on appelle ça.

Bon, y'a quand même un problème, avec votre recette. Où est-ce que je trouve le chokaula ?! ça se dépose, ça s'extrait, ça se cueille ? ça s'égorge ?"

Il esquissa le geste de se gratter la barbe, qu'il interrompit juste à temps pour se rappeler l'existence de son casque intégral.

Zut zut zut...vite une idée.
"C’est...une excellente question..."

Dont la jeune femme ne connaissait pas la réponse, mais quelle importance cela pouvait-il avoir ? Ah oui...pas de réponse, massacre à la tronç...à l’épée. C’était une fin dont elle se passerait volontiers. Elle ferma les yeux, essayant d’imaginer à quoi ce fameux chocaula pouvait ressembler. Et surtout, où on pouvait le trouver. Une image s'imposa dans son esprit. Celle d'un endroit étrange, baigné d'une lumière blafarde. Le mot auchan était placardé un peu partout. Des étagères et des bacs remplis de produits, comestibles ou non, étaient alignées sur plusieurs dizaines de mètres, pour ne pas dire à perte de vue. Des gens bizarrement vêtus poussaient des charrettes métalliques et volaient des objets sur les étagères et dans les bacs, sans que personne ne s'en préoccupe. Droit devant elle, sur l'une de ces étagères, des dizaines -non, des centaines- de plaquettes aux couleurs vivent s'entassaient. Elle se retourna. Derrière elle, des bacs étaient emplis à ras bord de grosses boules sombres. Plusieurs personnes s'en approchèrent, volèrent chacun une de ces boules, vidant le bac en quelques minutes. La bretteuse écarquilla les yeux, et la vision s'évapora comme une nappe de brouillard quand la pluie commence à tomber.
Alors elle ouvrit les yeux, et se retrouva dans cette tente, face à cette...créature, qui attendait une réponse. Elle n'avait pas le temps de trouver mieux. Prenant une inspiration, elle commença à répondre :

"Si je me souviens bien, on peut le trouver sous...deux formes. Soit sous la forme d’un très gros fruit, rond, protégé par une coque très dure, et...rempli de poussière de chocaula. Soit sous une forme...de petits cubes, collés les uns aux autres, et entouré d’une feuille de papier coloré. Dans un cas comme dans l’autre, on ne le trouve que dans certains...hauts champs de certains plans. Autant dire que ce ne devrait pas être très facile à trouver. Mais ce n’en sera que...plus original, plus exotique, et donc meilleur...n’est-ce pas ?"

Une affabulation pure et simple. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, la jeune femme la trouvait plutôt...vraisemblable.

Les yeux de braise - littéralement – de son interlocuteur s'étrécirent un moment. Puis il hocha la tête, intrigué.

"C'est drôle... ça a tous les aspects du mensonge le plus ridicule qui puisse être, et n'en a pourtant pas le goût. Un goût exquis, soit dit en passant. Toujours ajouter un soupçon de mensonge à n'importe quelle recette, toujours. Bref. Vous avez répondu à mon gage de façon complète et satisfaisante, ce qui signifie que cette très instructive conversation touche malheureusement à sa fin. Vous y avez gagné la conscience d'avoir la chance merveilleuse de vivre un jour de plus, et moi une recette à peu près inexploitable, sauf à lancer une épique quête du chokola. Tiens, je donnerai peut-être ce gage au prochain malavisé qui m'invoquera.

Bon, bon, bon. Je vous souhaite donc bonne continuation et toute cette sorte de chose, et n'oubliez pas : les cartes merveilleuses, ce n'est pas un jeu pour fillettes."

Un nouveau nuage de fumée se mit à entourer le démon, tandis qu'il lui faisait un petit salut de la main avant de disparaître.

"Bouh !"

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