[Bâtiment] Une auberge discrète

[Lothringen]

Lothringen n'était guère en état de se faire prier bien longtemps, et cependant, il hésitait encore à répondre à l'invitation de Mornagest. Peut-être cela survenait-il un peu trop vite après l'incident. Il redoutait d'avoir, comme la première fois, forcé les choses, ou abusé de la générosité de son compagnon: il avait le sentiment de prendre, et de n'avoir jamais rien à donner. A peine un peu de son énergie, de ses fluides vitaux... A peine, et qu'était-ce, au regard de la joie et de l'exaltation où le mettait son compagnon en se donnant à lui ?

Pour toute réponse, il embrassa Mornagest, avec toute la fougue de la première fois, et, dans son élan, il le renversa sur le dos. Puis il entreprit de le ranimer de ses caresses, mais ce fut bien moins long qu'il ne le redoutait, car cela faisait déjà quelques temps qu'ils s'échauffaient mutuellement. Le coeur battant à éclater, lui-même n'en pouvait plus d'admirer ce corps sans jamais l'atteindre... Ses mains cherchaient à nouveau les cuisses, cette fois pour les replier jusque sous les aisselles. Les ultimes caresses de ses doigts et de ses lèvres touchaient désormais au plus intime, mais il hésita une dernière fois. Avait-il bien compris, était-ce bien ce que son compagnon voulait ? Il lui pressa la main.

[Mornagest]

Mille choses tournaient follement dans sa tête. La gêne était restée un moment, mais elle s'estompait progressivement, à mesure que les caresses avaient repris, toujours plus précises, plus délicates. Le souffle court, Mornagest répondit à la question muette de son amant en lui serrant la main en retour, l'attirant plus près de lui.

Jamais il n'aurait cru cela, s'il avait dû y réfléchir avant de connaître Lothringen. Jamais cette question ne s'était posée ; il vivait seul, il mourrait seul, c'était pour lui une suite logique. Avant. Comment avait-il pu faire si facilement une croix sur des sentiments aussi forts, aussi immuables ? Que pourrait-il faire désormais, sans son compagnon, sans son soutien, son attention ? Il replongerait peut-être dans le monde duquel il s'apprêtait à s'échapper.

Pour l'heure, ces pensées étaient mises à l'arrière-plan, loin derrière le reste. Une seule finit par surgir enfin de la masse, l'envie amoureuse pure et simple. Ses yeux étaient sans doute la partie de son corps qui exprimait le mieux sa demande. Ils basculaient du regard de Lothringen à son sexe, et vice versa, fasciné par l'intimité de son amant. Le désir était si ardent...

[Lothringen]

Tandis qu'il commençait de s'appliquer à satisfaire son amant, Lothringen ne quittait jamais son regard, attentif à tout ce que Mornagest pouvait laisser voir de ce qu'il ressentait. En dépit de sa propre impatience, il craignait encore de lui faire mal, d'aller trop vite, trop loin, trop fort ; il n'hésiterait pas à y mettre le temps qu'il faudrait, mais il était têtu, et il donnerait le meilleur de lui-même afin que son compagnon et lui puissent emporter de cette vie un souvenir, un seul, qui ne soit pas fait de souffrances et de désillusion, mais de partage et... et de paix, sans doute.

Cette séparation, ce silence, ces soupçons - ç'aurait pu, ç'aurait dû sonner le glas de leur périlleuse liaison : mais il avait le sentiment qu'ils en ressortiraient plus forts, peut-être parce qu'ils avaient eu tout le temps de comprendre à quel point ils tenaient l'un à l'autre.

Il ne cessait de contempler son amant qui avait maintenant rejeté la tête en arrière. Cela semblait se passer bien mieux qu'à leurs débuts, un an plus tôt. Beaucoup mieux, même. Par les dieux, que son Mornagest était jeune... Il avait tout à vivre. Appuyé sur les avant-bras, il caressait quelquefois le visage de son compagnon, ou lui embrassait doucement la gorge, les lèvres. Ainsi il rentrait chez lui de nouveau, après des mois d'absence, de doute. Chez lui. Chez eux.

[Mornagest]

Progressivement, le mélandien sombrait dans un état de semi-inconscience apaisant, tandis qu'une partie, une infime partie de lui-même ressentait encore pleinement les mouvements délicats de son compagnon sur son intimité, sur sa peau, près du visage. Les mouvements lui semblaient imprécis, le monde perdait de sa netteté... le monde ? Il n'existait même plus. Rien d'autre qu'eux deux, et ce lit pour les supporter. Rien d'autre que la tendresse, la vivacité, le désir. Se pouvait-il qu'il ait pu décider, à un autre moment de sa vie, de refuser cela ?

Il sentait à nouveau l'excitation s'emparer de lui, s'insinuer dans les moindres parcelles de son corps agité de tressaillements réflexes. Il craignait de reproduire la même erreur que quelques minutes auparavant, et trouva la force pour relever la tête, avancer la main vers Lothringen, lui saisir doucement le bras, et lui souffler :

"Pitié... c'en est trop."

[Lothringen]

C'est en s'efforçant de se redresser que Lothringen donna involontairement une ultime poussée, plus pressante et plus profonde que les précédentes, qui provoqua l'orgasme qu'il sentait venir depuis un bon moment, et que seule la prudence avec laquelle il avait entrepris Mornagest avait pu retenir si longtemps.

Il ferma les yeux, hoqueta, puis s'immobilisa quelques instants, le temps de laisser tarir le flux. Il se retira alors avec précaution, un peu honteux de n'avoir pas su s'arrêter précisément quand Mornagest le lui demandait. Un rapide regard à l'endroit approprié lui signala néanmoins que son compagnon avait pu se retenir, cette fois-ci. Lothringen s'allongea près de lui, à bout de souffle, proprement épuisé, passant un bras sur sa taille.


"ça ira?" murmura-t-il quelques instants plus tard.

[Mornagest]

La pression retomba quelque peu. Mornagest accueillit cela avec un certain soulagement ; il avait eu l'impression de s'évanouir, sans toutefois s'expliquer pourquoi. Avec le recul, il sentait qu'il aurait probablement pu soutenir le rythme encore un bon moment. Trop tard, cependant, songea-t-il dans un petit coin de sa tête. Il sourit à son compagnon.

"Très bien. De nouvelles choses... j'ai encore à apprendre, je pense. Mais tu es un mentor très patient", ajouta-t-il en l'embrassant doucement.

Sensations redécouvertes. Tout cela lui avait cruellement manqué, il s'en rendait compte désormais. Comment laisser passer de tels moments pour autre chose ? Était-ce seulement possible, à moins d'être fou ? Le dénouement de leur histoire n'était pas évident, de prime abord, mais le chemin parcouru ces quelques derniers jours laissait présager de meilleurs augures. Repartir de zéro, ou presque, et laisser derrière eux l'accessoire - toute l'existence de Mornagest à Melandis, en somme.

Inconsciemment, il serrait un peu plus fort son amant contre lui en ressassant fugitivement ces pensées.

[Lothringen]

Lothringen avait provisoirement sombré dans une demi-torpeur indolente, baignant dans la conscience de leurs chaleurs mêlées. Il aimait tant ces moments d'apaisement après l'amour, quand plus rien ne semble important que de respirer l'un auprès de l'autre...

En le serrant un peu plus contre lui, Mornagest l'avait rappelé vers ce monde. Difficile de ne pas sentir la pression de sa virilité sur sa cuisse, ou de ne pas voir combien la situation ressemblait, en inversé, à celle qui avait été la leur un peu plus tôt. Tout en l'embrassant, Lothringen couvrit de la main le sexe de son compagnon, le pressant à peine. Le pressant un peu plus. Si lourd, si dur. Peut-être avait-il mal compris... Ou peut-être pas.


"Est-ce que tu veux ... ?" Il n'acheva pas, interrompu dans son élan par l'afflux sanguin sur son visage. Etrange comme la pudeur ressurgissait parfois aux moments les plus inattendus. De sa main libre, il guida celle de son compagnon vers ses reins.

[Mornagest]

Son rythme cardiaque retombait à peine, qu'il rebondit à nouveau vers l'emballement total, lorsque Lothringen pratiqua ses douces caresses sur son entrejambe toujours vaillant. La perspective de faire l'amour à son compagnon lui émoustillait, outre les sens, bien sûr, son esprit somme toute étranger à cela. Il avait difficilement refusé, la dernière fois qu'ils s'étaient vus de cette façon, et avait retourné cela à de nombreuses reprises, dans sa tête. Pourquoi avait-il préféré s'en tenir là ? Il avait argué du fait qu'ils auraient maintes occasions, par la suite, qu'ils se reverraient... pour une fois, il ne s'était pas trompé. L'espoir ne l'avait pas déçu, malgré les douleurs accumulées avec le temps, le manque.

Inversement, il avait craint ce moment, à peu près certain d'agir avec la maladresse la plus naïve du monde. Ses expériences amoureuses étaient plus que limitées, et désormais, la peur lui tenaillait l'estomac. Contradictoire à son envie, qui était heureusement plus forte.

Inutile de répondre oralement à Lothringen. Ses doigts effleuraient doucement ses fesses, le haut de ses cuisses, redécouvrant avec un plaisir immense le velouté de sa peau, la fermeté de ses muscles, l'arrogance de sa cambrure de reins comme une invitation délicieuse. Lentement, avec tout le tact dont il disposait, le mélandien caressa l'intimité de son amant, en éprouva la capacité à l'accueillir.

Tant de choses retenues, tant de craintes... tout se dissipait comme par magie, pour ne laisser la place qu'au désir brut, simple, sans ambages. Mornagest saisit le bassin du semi-drow et, avec d'infinies précaution, accomplit le miracle.

[Lothringen]

Si l'appréhension n'était plus aussi forte qu'autrefois, au point qu'il avait pu en faire la proposition de lui-même, Lothringen ressentait un sourd malaise mêlé de fatalisme et de résignation : voilà, il fallait bien que cela arrive. Il ne le regrettait pas. Il ne s'en réjouissait pas. Il pensait que c'était dans l'ordre des choses, et mieux comme ça.

A lui, maintenant, de se débattre avec ses souvenirs. Il croyait tout se rappeler : les mots, les gestes, les postures. Quelques efforts que déploierait son amant, ce ne serait que la réactualisation de cette marée de honte et de silence. Le guerrier s’imaginait-il que quelques caresses suffiraient à les effacer ? Il en voulut à Mornagest de lui imposer cela. Mais il n’avait pas le droit. Pas le droit de laisser le passé submerger le présent, pas le droit de laisser un souvenir l’éloigner de son amant, pas le droit de lui interdire de jouir, à son tour… le guerrier avait eu si rarement son tour de chance, et ce n’était pas juste.

Et cependant le message de ses tripes n’avait rien perdu de sa vigueur.

“ Ne le laisse pas s’approcher, poser la main sur toi. Ni lui, ni aucun autre. Cède-lui une fois et tu auras perdu la partie pour toujours. Tu sais comment cela se passe : des phrases douces, des caresses, et bientôt, tu découvres qu’il ne reste plus de toi qu’un amas de chair malléable qui s’obstine à te survivre, et cependant ton esprit a été chassé de ton propre corps, ton âme est morte, et tu lui appartiens… ”

Lothringen serra les lèvres.

[Mornagest]

L'inconnu laissait une impression étrange à Mornagest. Comment comprendre ce qui lui arrivait, alors qu'il n'avait jamais vécu cela ? Les sensations, les pensées, les impressions... tant de nouvelles choses à dompter, à laisser mûrir. Mais, malgré son inexpérience notoire, le mélandien sentit très rapidement que quelque chose n'allait pas. Son amant se réfractait, refusait, bloquait. La symbiose marchait dans un sens, mais l'inverse n'était pas vrai. Le guerrier cessa ses mouvements, songea à se dégager, mais s'en abstint. Que dire ? Que faire ? Là encore, l'inconnu laissait la place à la peur, à l'incompréhension. Il parvint tout de même à souffler :

"Ça ne va pas..." Ce n'était pas une interrogation. Le semi-drow semblait avoir perdu sa fougue, et l'explication n'était que trop évidente. Les souvenirs de conversations pénibles à ce sujet refirent surface dans l'esprit de Mornagest. Dorson, ses abus, sa domination encore présente, ses cicatrices laissées au plus profond de l'âme de son compagnon. Comment lui en vouloir ? Bien sûr, un sentiment de colère voulut émerger de sa conscience. Mais à quoi bon ? En était-il responsable, lui, la victime de ce gâchis ?

Au contraire, la culpabilité prit la place dominante dans son esprit. Avait-il forcé Lothringen ? Avait-il abusé de sa confiance ? Réveillé de douloureux souvenirs dont il n'avait certainement pas besoin ?

[Lothringen]

En entendant les propos de son amant, Lothringen retenait des larmes amères, se félicitant intérieurement de ce que Mornagest ne pouvait pas les voir. C'était pour lui qu'il faisait cela : il aurait tant préféré que son compagnon ne se rende compte de rien. Au fil du temps, croyait-il, le malaise se serait estompé ; il aurait pu apprendre à oublier ou, du moins, à mentir. Mais la volonté ne suffisait pas toujours, et il venait d'en faire la douloureuse expérience... Après cet échec, il se voyait dans l'incapacité de poursuivre comme de mettre fin à la situation sans risquer de faire physiquement mal à Mornagest, qui ne s'était pas retiré. Immobilisé, donc. Réduit à l'impuissance. Prisonnier. Dans l'impasse...

Il ferma les yeux. Il était seul responsable de ce qui arrivait. Sans doute avait-il eu tort de croire qu'il pourrait tout assumer seul... Ses mains cherchèrent, à l'aveuglette, celles de Mornagest posées sur ses hanches, pour les ramener un peu plus haut sur sa poitrine.

"Serre-moi contre toi, murmura-t-il d'une voix sourde. A m'étouffer, à me broyer les vertèbres, à me laisser des marques sur la peau. Vas-y."

Aide-moi.

[Mornagest]

Il ne savait que faire. Lothringen ne paraissait pas en état de poursuivre leur folle envolée, c'était le moins que l'on put dire. Rester là, c'était absurde, quelque part. Il voulait serrer son amant dans ses bras, comme il le lui demandait, mais pas de cette façon. Et pas à l'en faire mal. Assez de douleurs, assez de brutalité !

Le plus doucement possible, il se dégagea, conscient qu'il risquait de blesser davantage le semi-drow dans son orgueil, celui qui l'avait laissé penser qu'il aurait pu tenir cela sans broncher, sans ressasser. N'était-il pas exactement pareil, sous beaucoup d'autres points de vue ? N'avait-il pas, lui aussi, accepté des choses sous le fallacieux prétexte de ne pas avouer ses faiblesses ? Il n'en tenait de ce fait nullement rigueur à Lothringen. Il étreignit son compagnon contre sa poitrine, mais sans la force qu'il lui demandait. Il ne pouvait pas.

Le silence s'était établi, maintenant. Pesant ? Un peu. Lui-même ne savait que dire après cela. Impossible de faire comme si de rien n'était. Difficile, très délicat, d'en parler... il décida de rester immobile, caressant simplement les cheveux de Lothringen, posant son menton sur sa tête.

[Lothringen]

Il se sentait si mal à présent. Une fois de plus, il avait tout gâché en voulant trop en faire. Et la réaction de Mornagest, c'était pire que tout ; il n'insistait pas, ne l'aidait pas, ne l'écoutait même pas... Le mettait devant son échec et l'y abandonnait – débrouille-toi avec ça. Lothringen aurait vraiment eu besoin d'une étreinte autrement plus forte que celle-là. La douleur ? Il n'aurait pas été en état de la sentir. Et il ne lui en aurait pas fallu moins pour se persuader de la présence de son compagnon.

Désormais, il était seul sans en avoir les avantages. Montait en lui une envie irrépressible de s'enfuir de cette chambre, de se trouver un petit coin sombre où personne ne pourrait le voir : d'y pleurer tout son soûl. Il pensa à sa mère. Leodacya. Si tu pouvais me voir... A toi aussi, je t'ai fait du mal, gratuitement, parce que je me croyais plus malin, apte à choisir pour deux. Et j'ai brisé nos vies... N'y tenant plus, il se dégagea des bras de Mornagest, s'habilla à la hâte, et sortir sans rien dire.

Il ne savait pas vraiment où aller. Depuis le couloir, le brouhaha en provenance de la salle commune se faisait toujours aussi sonore. Il n'avait plus son apparence de roublarde : impossible de partir par là. Il avisa alors une lucarne paraissant donner sur le toit. Après tout, pourquoi pas... L'entrouvrir, s'y hisser, ce ne fut l'affaire que de quelques secondes. La pluie avait cessé. Il se trouvait désormais sur les tuiles glissantes, bénéficiant d'une vue panoramique imprenable sur la cité du chaos. Il songea fugitivement à ses escapades avec Althea. Se choisit un pan de toit pas trop pentu. S'assit, les jambes repliées dans ses bras. Et se mit à contempler sans penser à rien.

[Mornagest]

Il n'avait pas opposé de résistance lorsque Lothringen s'était dégagé, ni tenté de le retenir quand il sortit. Rester seul était peut-être la meilleure façon de laisser les sentiments les plus durs s'échapper, et revenir ensuite à une discussion plus sereine, une fois la... colère - appelons-la ainsi - retombée.

Rester seul. C'était sans doute la pire des choses dont Mornagest avait besoin, mais il ne pouvait penser qu'à lui-même. Il s'habilla, mais préféra attendre un moment dans la chambre, assis sur le lit. Tant de choses s'étaient produites, ce soir. Tant de sentiments ressassés, de pensées contenues et jamais prononcées... voilà à quoi cela menait. Il se sentait en partie coupable de ce gâchis, mais comprenait vaguement que quelque chose lui avait échappé. Avait-il été incapable de deviner ce que Lothringen gardait au fond de lui ? Sans nul doute. Mais même maintenant, il aurait bien été en peine de savoir avec certitude ce qui avait provoqué sa réaction... son manque de fermeté ? Ou au contraire, sa franchise trop imposante ? Il n'aurait de réponse certaine sans poser directement la question à son compagnon. Mais pour l'heure, celui-ci devait réfléchir...

Hésitant à aller le déranger, il attendit un long moment, risquant de s'endormir de fatigue. Les baîllements lui revinrent rapidement, et il cligna fréquemment des paupières. Avant de sombrer, il se décida à aller voir de quoi il en retournait.

Il chercha un moment, avant de trouver la lucarne entrouverte, et de distinguer la silhouette du semi-drow assis sur les ardoises du toit. Sans mot dire, il passa la tête.

[Lothringen]

Lothringen tourna lentement la sienne dans sa direction, un peu surpris. Il avait laissé filer l'heure sans vraiment y prendre garde, et plus ou moins admis que Mornagest devait avoir succombé à ce sommeil dont le manque chronique le ruinait au quotidien.

"Viens jeter un œil, si tu veux. Le spectacle en vaut la peine." Il avait prononcé ces mots d'une voix morne, comme s'il n'y croyait pas lui-même. Il savait bien que ce n'était pas pour admirer la vue que son compagnon était venu le retrouver. Et pourtant, le spectacle en valait réellement la peine. Sans être très haute, l'auberge ouvrait des perspectives sur une bonne partie de la ville. Sur les grandes torchères qui illuminaient le port. Sur les mille flammes dansantes des bougies qui se devinaient aux fenêtres des demeures... Des voix, des rires gras et quelques notes de musique montaient des tavernes alentours.

"J'ai aimé cette ville..."

Il s'interrompit, chercha maladroitement ses mots.

"C'est ici, bien plus qu'à Manost, que tout a commencé pour moi. A compter de ce voyage que j'ai entrepris avec Seina, j'ai su que j'en avais fini avec ma vie de mercenaire et de fuyard. Parce qu'il m'a fait rencontrer ma déesse. Parce qu'il m'a aidé à me débarrasser d'Eolder'n et de sa clique... Alors je suis rentré à Manost par loyauté, mais j'ai gardé un souvenir ému de cette cité où tout est possible, et dont le chaos s'accordait si bien à mon âme."

Il se tut un moment.

"Puis j'ai aimé cette ville parce que tu en venais. Et par la suite, je l'ai haïe de toutes mes forces, parce qu'après avoir tenté si souvent de te tuer, elle était en train de te changer, de t'arracher à moi. Aujourd'hui je la regarde comme une ennemie personnelle, et j'ai hâte de m'en éloigner pour toujours... Mais sans toi, ça n'aurait aucun sens."

Il baissa la tête, un peu honteux de prendre autant de détours. Il ne savait pas vraiment lui-même où il voulait en venir... Seulement essayer de parler, peut-être.

[Mornagest]

Venu s'asseoir non loin de Lothringen, le guerrier contemplait sans la regarder la vue qui s'offrait à lui. Il ne remarquait ni le cimeterre de la Houleuse se dessiner paresseusement au niveau du port, ni le reflet de la lune dans l'eau calme, ni les multiples lueurs, chacune signifiant une fenêtre, chacune ayant une histoire à raconter. N'étaient-ils, au fond, pas que cela ? Des lueurs dans la nuit, allumées, vivantes, tremblotantes puis éteintes lorsque le jour reprenait ses droits.

Il resta silencieux. D'abord, parce qu'il ne savait quoi répondre. Il comprenait parfaitement les sentiments du semi-drow quant à Melandis. Lui-même avait été tiraillé plusieurs mois entre la passion aveugle et le dégoût total envers cette fange vivante, grouillante de vermine toujours plus enclin à fomenter quelque mauvais coup plutôt qu'aspirer à vivre en paix. La balance avait définitivement pesé en la défaveur de la cité du Chaos depuis le retour de Lothringen. Il avait fallu si peu...

Il sentait également que son compagnon souhaitait lui révéler... quelque chose. Quelque chose de délicat, très probablement, sans quoi, il ne serait pas parti, il ne tournerait pas de la sorte autour du pot. Mais ils avaient le temps, maintenant. Et pour rien au monde il n'aurait voulu le presser.

Il se contenta donc de garder la tête droite, le regard fixé sur le temple d'Aurile, proche, ravagé par les flammes quelques jours plus tôt.

[Lothringen]

En voyant l'attitude de Mornagest, Lothringen retint un soupir. C'était de la délicatesse, oui, sans doute, et en d'autres circonstances, il aurait apprécié. Mais une fois de plus, ça ne l'aidait pas...

"Après tant d'aléas, tu as fini par avoir une position dans cette cité, et pas n'importe laquelle. Elle n'est pas toujours confortable mais le pouvoir flatte l'amour-propre, donne l'impression de peser sur le monde. Tu es chez toi ici..."

Son regard tomba sur ses jambes frileusement repliées sur sa poitrine. Le flux de paroles se poursuivait tout seul, sans qu'il cherche vraiment à le canaliser, confiant dans l'idée qu'il finirait fatalement par rejoindre les pensées qu'il ressassait.

"Je t'ai demandé de renoncer à tout cela, mais pour te proposer quoi en retour ? Une vie d'errance, à avoir peur de son ombre et à tricher sur son identité : exactement celle que j'ai menée durant cinq ans, sur Féerûne. De ce que je te sacrifie à mon tour tu ne seras pas plus riche... Mais à part cela, j'ai si peu à te donner. Même pas moi-même, apparemment..."

[Mornagest]

C'était la seconde fois que Lothringen le projetait dans la nouvelle vie qui allait bientôt être la leur. Errance, peur, inconnu. Était-ce si différent de ce qu'il avait vécu ici, avant d'accéder à sa position, et même ensuite ? Ne craignait-il pas, chaque matin, de finir avec un poignard dans le dos ou du poison dans sa nourriture ? Il estimait au contraire qu'il serait bien moins exposé en pleine campagne, qu'ici, dans cette jungle humaine où la loi du plus fort s'appliquait plus que jamais.

En revanche, qu'il évoque son blocage de la sorte... évidemment, il prenait la chose à cœur. Il était le témoin de ce qu'il estimait être une faiblesse, celle de n'avoir pu se débarrasser de son passé. Mais qui aurait-il été, lui, Mornagest, s'il lui en avait tenu rigueur, lui qui avait si longtemps vécu dans ses souvenirs, cherché à faire revivre ceux qui n'existaient plus que dans sa sinistre mémoire ? Comment aurait-il pu lui en vouloir ? Est-ce cela que Lothringen attendait de lui ? Qu'il se mette en colère ? Qu'il lui signifie sa déception ?

"Tu penses que c'est la seule chose importante pour moi ? Que je n'attendais que ce moment, que rien d'autre en toi ne compte ?"

Il peinait à formuler ses phrases. La fraîcheur de la nuit l'avait réveillé, mais il frissonnait quelque peu, exténué comme il l'était. Et il cherchait à éviter de bafouiller à cause de ça.

"Je dois avoir des abords plus monstrueux que je ne le pensais", conclut-il abruptement, et un rien amer.

[Lothringen]

Si Lothringen remarqua la réaction de son compagnon, il n'en laissa rien voir. Peut-être parce que Mornagest était à côté de la question.

"Si je te prenais pour le monstre que tu décris, crois-tu que je me serais jamais tourné vers toi ? Tu sais bien que non. Alors, non, bien sûr, ce n'est pas la seule chose importante. Et néanmoins, ça l'est. Au moins pour moi. Le nier ne nous fera pas avancer..."

Il prit son inspiration, fermant brièvement les yeux. C'était si dur de parler de cela, même par allusions...

"Il s'est passé plus d'un an depuis la dernière fois, au bosquet... Je croyais que c'était assez, mais le temps ne fera rien à l'affaire. Ombreterre... Ça a duré plus de dix ans. Tu avais raison: ça n'allait pas très bien. Mais à quoi bon le remarquer si c'est seulement pour décréter que ce n'est pas possible, me repousser et me renvoyer dans mon ornière ? Ce n'était pas parfait mais c'était de bon cœur et le mieux que je pouvais. Du moins tout seul... J'aurais sans doute pu faire mieux si tu m'avais aidé, mais tu en as décidé autrement."

Il était amer, à son tour. Ce n'était pas souvent qu'il demandait de l'aide, et il avait été particulièrement mortifié que son compagnon la lui refuse.

"Tu as le droit de penser que la solution que je proposais n'était pas la bonne, et pourtant, ça m'aurait calmé... Et si ta volonté avait été plus forte que ma peur, il m'aurait été plus facile de m'y abandonner..."

Il balbutiait à présent. Comment expliquer cela ? Ce n'était même pas logique... Un instinct rusant contre un autre.

"Alors, vu comme ça s'est passé, je peux déjà le prédire, la prochaine fois, ce sera la même chose ou pire. A supposer qu'il y ait une prochaine fois..."

Vu les effets catastrophiques de ses tentatives, la sagesse recommandait en effet de s'abstenir. Il avait voulu les rapprocher, faire plaisir à son compagnon, et n'avait réussi qu'à les blesser l'un et l'autre.

[Mornagest]

Le guerrier fut blessé par les propos de son compagnon. Essayait-il, implicitement, de lui faire porter la responsabilité de son blocage ? Aurait-il souhaité qu'il le force à subir ce qu'il ne désirait pas réellement ? La colère monta subitement, et, avant qu'il ne puisse y réfléchir, il prononça :

"Bien sûr, c'est ma faute. Je n'ai pas pu comprendre que tu voulais que je poursuive. Je n'ai pas été capable de me montrer volontaire pour contrecarrer tes peurs..."

C'était trop facile. Son inexpérience était complète ; sa compréhension des sentiments de Lothringen imparfaite, tant il parlait peu de son passé au combien douloureux. Et il aurait dû réagir tel un devin ? Il faillit se relever et retourner dans la chambre, mais il sentait que cela clôturerait peut-être définitivement la discussion... et il ne le voulait pas. Faisant un effort pour se maîtriser, il demanda :

"Qu'aurais-tu voulu que je fasse ? Comment aurais-je dû réagir ?"

"Apprends-moi à te connaître vraiment. C'est ça que je te demande..."

[Lothringen]

Lothringen détourna le regard, embarrassé. La colère de son compagnon ne lui avait pas échappée, et il se demandait s'il ne valait pas mieux en rester là. Après tout, le mal était fait, maintenant... Mais il restait encore à faire en sorte que cela ne se reproduise pas, et c'est pourquoi il fit l'effort de poursuivre.

"Ce n'est pas de ta faute, Mornagest. Ta réaction ne m'a pas aidé, c'est certain... mais je sais bien qu'à ta place je n'aurais sans doute pas fait mieux. "

Il ferma les yeux... Pour les rouvrir un peu plus tard sur les lueurs du port, les flammes dansantes et le croissant de lune : il ne les voyait plus. Vider son sac, misère... Si lourd et si enflé qu'on ne sait par quel bout le prendre.

"Je dois te donner l'impression d'être à l'aise, le reste du temps, n'est-ce pas ? Tu parlais de "mentor", tout à l'heure - ça, pour de l'expérience... quelle magnifique expérience ! Et je ne t'en montre pas le quart. D'habitude... le passé ne me gêne pas trop, parce que la situation n'est pas la même. Je ne jouais certainement pas un rôle de mentor auprès de Lui.

Mais si la situation s'inverse... alors c'est comme si je redevenais celui que j'étais alors... Celui-là est faible, influençable, manipulable, et j'en ai honte. Je croyais pouvoir l'ignorer, mais j'avais tort. Je ne pourrai pas le repousser seul. Et je ne veux pas... rester indéfiniment ton mentor, Mornagest. Je préfère une relation fondée sur l'échange et la réciprocité... tu comprends ?"

Il fit l'effort de relever les yeux vers son compagnon. Ses paupières s'enflaient de larmes qui ne voulaient pas couler.

"Pourquoi me demandes-tu ce que j'aurais voulu que tu fasses ? Tu l'as dit toi-même tout à l'heure. J'aurais voulu que tu m'aides à passer outre, d'une manière ou d'une autre. Je sais, ça n'aurait pas été très agréable ni très gratifiant... Ce serait plus commode, pour moi aussi, de m'imaginer qu'un jour par miracle tout deviendra facile - mais non. Si aujourd'hui, avec tout ce que j'éprouve pour toi, je n'y parviens pas, alors pas plus après-demain. Ce n'est pas faute de confiance... ni de volonté... ni d'envie... J'ai besoin de ton aide."

[Mornagest]

Il fut pris au dépourvu. De l'aide, lui ? Même s'il comprenait ce que Lothringen voulait dire, il avait du mal à imaginer comment il pourrait lui offrir son soutien. Son manque de délicatesse n'était pas qu'une légende, hélas. Et, en l'occurence, il ne savait que répondre. Maladroitement, il protesta :

"Tu n'es pas faible. Sinon... si c'était le cas, tu n'aurais pas pu fuir. Tu le sais. Ne sois pas ridicule", conclut-il benoîtement, ne sachant trop qu'ajouter. Il aurait pu, à n'importe quel moment, trouver des dizaines de preuves du courage de Lothringen, et maintenant qu'il aurait pu les lui énumérer, ses idées s'en allaient se cacher pour quelque obscure raison...

"Je veux t'aider. Mais j'ignore comment. Je... le temps n'arrangera peut-être pas l'affaire, mais je ne sais pas quoi te proposer d'autre..."

Il avait cette fois pris un ton penaud. Il regrettait déjà son accès de colère, et avouait maintenant, sans prétendre le lui avoir caché, d'ailleurs, qu'il n'était rien d'autre... que ce qu'il montrait. Une grande brute de prime abord, doublé d'un être sensible et totalement dénué d'assurance en lui-même.

[Lothringen]

Lothringen sourit tristement. Si Mornagest avait encore moins de confiance en soi que lui-même, c'était une drôle d'idée que de vouloir compter sur lui. Mais... ils n'avaient pas le choix, n'est-ce pas ? Ils étaient comme ils étaient, l'un et l'autre, imparfaits, avec leurs passifs, leurs faiblesses, reconnues ou cachées, et personne ne vivrait leur histoire à leur place : s'il voulait vraiment l'aider, le guerrier allait devoir mûrir un peu.

Le ton de Mornagest lui donnait des scrupules. Est-ce qu'il lui demandait beaucoup, trop, l'impossible ? - Moins que son compagnon ne s'imaginait, en réalité. Peut-être seulement de prendre conscience du problème et de ne pas se satisfaire du silence et de l'abstention... Peut-être de comprendre qu'il ne pouvait pas toujours se reposer sur lui. C'était à sa portée, Lothringen en était certain : quel que soit le portrait que le vulgaire se faisait de lui, le guerrier ne manquait pas de tact, quand il voulait. En témoignait du reste son comportement pas plus tard que le soir-même.

Pour l'heure, Lothringen cherchait surtout comment le rassurer.

"S'il existait une recette infaillible, je suis certain qu'elle serait déjà dans le commerce, murmura-t-il. De toute façon, elle ne nous correspondrait pas ! Je ne te demande pas de miracle. Je te demande seulement d'essayer. C'est peut-être le plus important... Essayer. Crois-tu pouvoir faire cela pour moi ?"

Il posa la main sur le bras de son compagnon. Timidement, comme s'il craignait de se voir à nouveau repoussé.

[Mornagest]

Il pensait n'être pas capable de bien des choses, à vrai dire. Mais essayer, cela, il le pouvait. Surtout pour lui. Que n'aurait-il pas tenté ? Que n'avait-il pas risqué, déjà, pour lui ? Il aurait donné sa vie pour Lothringen, sans nul doute. Désormais, il le savait. Mais ce qu'il lui demandait était d'un tout autre ressort... et il n'avait guère l'habitude de cela. Les combats, les complots, les décisions difficiles... mais ici ? Pourtant, il pensait qu'il y arriverait. Du moins, il l'espérait, et c'était sans doute déjà un bon début en soi.

Posant sa main sur celle de Lothringen, il gardait le regard au loin, probablement pour éviter de lui montrer qu'il était au bord des larmes. Jamais il n'aurait imaginé que cela serait si compliqué. Son univers se limitait à la cruauté, avant. La vengeance. La violence. Désormais, presque exactement l'inverse. Comment s'était-il laissé entraîner ? Le semi-drow était en majeure partie responsable. Responsable, le mot était mal choisi. Il ne l'en remercierait jamais assez. Même si la lutte serait longue.

"J'essayerai tant que je pourrai." Sa voix était déformée par sa gorge serrée.

[Lothringen]

En l'entendant, Lothringen réprima un froncement de sourcils. L'émotion, oui, mais laquelle ? L'appréhension ? Le regret ? A ce point ?! Il n'avait jamais voulu mettre Mornagest dans un état pareil, mais il pensait que cette conversation, pour pénible qu'elle avait été, était nécessaire, et qu'ils en sortiraient plus forts. Si son amant l'aidait, il viendrait à bout de ses vieux démons. Forcément.

"Alors, tout ira bien", prononça-t-il simplement.

Tant qu'ils seraient ensemble, tout irait bien, ou, pour mieux dire, rien ne réussirait vraiment à leur faire mal. Pis qu'une certitude: un acte de foi.

Il passa un bras derrière les épaules de son compagnon. Plusieurs phrases vinrent se dissiper sur ses lèvres, la première exprimant combien il était désolé de l'avoir blessé tout à l'heure, la seconde l'invitant à rentrer avant de prendre froid : il n'en énonça aucune, se contentant d'un baiser hésitant sur la joue.

Et voici le plus beau baiser d'écolière dont on ait jamais gratifié un tyran mélandien sur le toit d'une auberge, après l'amour. J'ai toujours fait n'importe quoi pour toi, et ce n 'est pas près de changer.

Ne soufflant mot, il se mit à sourire.

[Mornagest]

Un regard en coin suffit au guerrier pour s'apercevoir que Lothringen souriait. Légèrement, mais c'était déjà énorme. Se disputer, se haïr... tant de temps, d'énergie perdus, alors qu'ils avaient bien mieux à faire. S'écouter, déjà, se comprendre. C'était probablement ce qui leur prendrait du temps, de la patience, mais ils y arriveraient, ensemble, s'ils y mettaient la volonté nécessaire. Et Mornagest croyait que c'était le cas.

Tournant la tête vers son compagnon, il lui rendit son sourire. Finies, les prises de bec. Finies, les interrogations quant à son honnêteté. Évidemment, ces bonnes résolutions disparaîtraient à la prochaine occasion, et il lui prendrait encore plus que certainement l'envie irrépressible d'étrangler le semi-drow... mais n'était-ce pas ce qui le rendait si attirant, au fond ?

Il pouffa, alors, puis partit sur un rire léger, de joie simple et sans arrière-pensée. Finalement, il était heureux. Mais il avait froid, et il était exténué. Il souffla, entre deux expirations :

"Si on rentrait ?"

[Lothringen]

Il n'avait pas envie de rentrer. Cela faisait longtemps déjà qu'il s'était installé sur les tuiles branlantes, sans prendre garde aux arêtes qui lui sciaient les cuisses ni au souffle glacé du vent nocturne, le regard fasciné par la danse des flammes, lointaines, innombrables, auxquelles il ne prêtait pourtant pas attention. Durant tout le temps qu'il avait été là-haut, il n'avait pas songé à ce qu'il venait de se passer, là, dans la chambre, mais à un souvenir beaucoup plus ancien, enfoui : jamais passé. Un devin lisant ses pensées aurait sans doute conclu qu'il ressassait, mais c'était inexact. Il s'efforçait seulement de mettre des mots sur les choses, des mots aussi vulgaires, brutaux, aussi violents que cette violence latente qui n'était pas toujours dans les mots ni dans les actes, mais dans les intentions et les dégâts sur son âme, et que lui – Almaeron - avait accepté de subir en silence, si longtemps. Des mots sales. Des mots qui font mal, mais qui disent vrai, parce que de la vérité il y a toujours quelque chose à apprendre. Des mots pour mettre à distance, pour accepter. Pour se fatiguer l'âme en épuisant le sujet, peut-être. Ce n'était pas vraiment un remède miracle. Mais c'était ce qu'il avait trouvé de mieux jusque là...

L'irruption de Mornagest l'avait interrompu au beau milieu de ce monologue cathartique, et cela lui laissait dans la gorge un goût d'inachevé. Mieux valait pourtant ne pas solliciter davantage la patience du guerrier, aussi accepta-t-il d'un hochement de tête, avant de reprendre le chemin de la lucarne. Revenir dans la chambre encore chaude du bain qu'ils avaient pris était véritablement un bonheur, et c'est en soupirant d'aise qu'il s'assit sur le lit, se débarrassant de sa cape. Ses pensées revinrent alors au passé immédiat, à Mornagest, à la façon dont il s'était emporté.

"Je dois avoir des abords plus monstrueux que je ne le pensais."

Ce n'était pas la première fois, loin de là, que son compagnon exprimait quelque chose de ce genre. Et pourtant, c'était lui, Lothringen, qui était revenu le chercher. Mornagest aurait-il tenté quoi que ce soit pour le revoir, à défaut ? Il était quelquefois tellement... passif, à attendre des autres et des événements qu'ils décident à sa place. A cette inquiétante question, il n'aurait jamais la réponse, sans doute. Mais tout de même...

"Mornagest, il ne faut pas... je voudrais que tu cesses de croire que je tiens à toi pour de mauvaises raisons. Si j'avais été irrésistiblement attiré par les muscles sans cœur et sans cervelle, je n'aurais eu que quelques rues à faire du Palais au Cœur Radieux, et ça m'aurait évité bien des complications..."

Il ne sourit même pas à sa propre boutade, réellement préoccupé.

"C'est l'image que tu donnes de toi, évidemment. Et tu en joues. Mais tu te sous-estimes... Je t'aime pour ce qu'ils ne voient pas, et dont tu me donnes des preuves à chacune de nos rencontres. Comme ce soir. Je n'ai pas douté de toi, ni de nous, tu n'étais pas l'objet de ma colère... C'est avec toi que je veux vivre, quitte à tout laisser derrière moi, et je n'hésite pas un seul instant. Tu sais. Pas un seul instant."

[Mornagest]

Il goûtait mal les compliments. Encore une chose qu'il devait apprendre... et, plus largement encore, à se connaître lui-même. Car, s'il s'estimait être un monstre, c'était par l'image qu'il s'était renvoyé de lui-même, à travers sa position de chancelier, à travers les décisions qu'il avait prises de ce fait, à travers les innombrables victimes qu'il avait tuées, directement ou non... comment, dès lors, se considérer comme quelqu'un d'attirant ?

"Je..." commença-t-il, mais les mots ne vinrent pas. Protester ? À quoi bon ? Cela n'aurait fait qu'accentuer le fait qu'il tentait vainement de se donner une image d'être détestable. Que cherchait-il à montrer ? Que Lothringen se trompait ? Et s'il partait, le supporterait-il ? Certainement pas. Il devait accepter ce qu'il était : un jeune homme, presque un gamin, trompé par sa naïveté, son manque d'expérience, et entraîné contre lui dans un engrenage malsain de violence et de haine jamais taries. Pourrait-il défaire cela, redevenir... normal ?

"Je crois que tu as plus confiance en moi que j'en ai moi-même... quelque part, cela m'embarrasse... mais j'en suis surtout très touché. Jamais personne ne m'avait accordé autre chose que de la haine, de la pitié, ou du simple mépris."

Qu'espérer d'autre, alors, que de devenir l'être aigri et reclus dans sa propre exécration du monde qu'il pensait être désormais ?

[Lothringen]

Et c'est bien pour ça. Manost se passerait de moi. Toi... je n'en suis pas sûr.

Lothringen sourit vaguement, un peu gêné. Il n'était pas coutumier, lui non plus, des grands épanchements, mais Mornagest l'était moins encore, ce qui le contraignait souvent à faire les premiers pas, afin de vérifier que les silences ne couvraient pas des malentendus, des rancœurs, d'inutiles scrupules – afin de savoir s'ils ne pouvaient aller plus loin ensemble que ne les y inclinait leur timidité naturelle. Et cela en valait la peine : le semi-drow mesurait avec orgueil le chemin parcouru, depuis deux jours. Des détails. Une phrase. Un geste. Le moindre sourire de son compagnon. Il aurait eu encore tant de choses à lui dire... Mais il se faisait tard, et le guerrier était exténué. Dès le lendemain matin, Mornagest devrait retourner à sa gestion de la crise spirituelle, et lui à son attente. Une autre fois... Si tout allait bien, ils n'auraient plus longtemps à compter les heures qu'ils passaient ensemble.

Ne sachant que répondre, Lothringen avait retiré ses bottes, entassé ses vêtement pêle-mêle sur une chaise, puis, en chemise, s'était glissé sous les couvertures. Les draps étaient encore un peu humides de leur sortie de bain quelque peu précipitée de tout à l'heure, et il y flottait des odeurs entêtantes qui ne laissaient rien ignorer de ce qu'il s'y était passé. Après avoir retapé l'oreiller, il s'allongea puis se tourna vers son compagnon, attendant que ce dernier le rejoigne.

[Mornagest]

Qu'ajouter ? Qu'après avoir été réveillé par la fraîcheur nocturne, il en ressentait le contrecoup et avait l'impression de n'avoir plus dormi depuis des jours. C'était d'ailleurs à peu près le cas. Sans chercher à relancer la conversation - il savait qu'ils pourraient en parler des heures et des heures entières, plus tard - le guerrier imita Lothringen et s'allongea près de lui, un coude sur l'oreiller, la tête au creux de la paume. Il luttait maintenant pour ne pas laisser ses paupières se refermer brutalement. Dormir... ? Mais cela impliquait qu'au réveil, tous les soucis actuels de la cité lui reviendraient sur le devant de la scène. Ces fichues querelles de religion... sans compter les dispositions à prendre pour ce voyage à Lumenis.

Pour l'heure, il contemplait le visage paisible de son compagnon, qui conservait les yeux fermés. Dormait-il ? Il était tard, la journée - et surtout la soirée - avait été riche en émotions diverses. Même si le semi-drow avait un sommeil perturbé et de mauvaise qualité, peut-être pourrait-il dormir tranquillement, ce soir... pour autant qu'il ne ressassât pas les détails de cette soirée pour le moins mouvementée, ce qui était loin d'être gagné. Lui-même... sombra dans le sommeil, malgré une vaine tentative de lutte. Son bras glissa, sa tête s'enfonça dans son oreiller et les rêves ne tardèrent pas à émerger de son subconscient torturé.

Il s'imaginait sur les toits de Melandis, poursuivant Lothringen qui le fuyait. Pourquoi ? lui criait-il. Il l'aimait. Ils s'aimaient. Du moins le croyait-il. Il sautait plus ou moins lestement d'un toit à l'autre, tentant maladroitement de rejoindre le semi-drow qui, plus agile, prenait de l'avance. Il ne se retourna qu'une seule fois vers Mornagest, et ce dernier put voir l'expression horrifiée qui frappait son visage d'ordinaire de marbre... S'agrippant à une cheminée pour tourner plus court, le mélandien s'aperçut alors que sa main était sombre, très sombre... d'un rouge foncé sinistre. Et terminée par des doigts noueux munis de griffes démesurées... réprimant un cri d'effroi, le guerrier s'examina plus avant. Son corps difforme était parsemé d'écailles de la même couleur, sa tête était ornée de cornes à l'aspect démoniaque, son museau parsemé de cicatrices aux origines douteuses...

Il s'effondra sur les ardoises du toit qu'il parcourait alors, et se laissa rouler le long de la pente avant de passer outre la corniche. La chute dura, dura...

Et il se réveilla à terre, sur le plancher de la chambre, les yeux rivés sur la petite table de nuit en bois blanc qui bordait le lit.