La Couronne de Cuivre

Astrée apparut bientôt, suivie de Moïse et d'Ombrage. Le hongre avait un peu renâclé quand elle s'était approchée de lui, mais un léger contact mental avait suffit à le persuader de suivre son compagnon de route.

Le rôdeur se retourna vers elle à son arrivée, et elle perçut dans son regard une expression rêveuse, un rien émerveillée. L'instant d'après, il lui souriait comme à l'accoutumée et prenait la bride d'Ombrage, le faisant approcher des deux proies au sol. Elle remarqua alors, perplexe, qu'il n'avait plus que deux des ses prises accrochées à sa ceinture.
Son esprit se mit instantanément à formuler les hypothèses les plus délirantes, la moins stupide étant qu'elle avait tout simplement mal compté. Désireuse d'en avoir le cœur net, elle l'interrogea avec curiosité, un petit sourire en coin :
- Dis-moi, Kasumi, avais-tu faim au point de manger un de tes lièvres sans m'attendre ? Ou est-ce moi qui ai mal compté tes prises tout à l'heure ?

Kasumi adressa un sourire énigmatique à la rôdeuse. Il n’hésita qu’un instant avant de lui répondre sur un ton badin :

- Je vois que tu as l’œil ! Et moi qui pensais naïvement commencer le festin sans que tu ne t’en aperçoives.

Le rôdeur souleva la carcasse du sanglier avant de reprendre, d’un ton légèrement contrit :

- Je suis désolé d’avoir puisé dans les réserves que nous destinions à la jeune fille mais j’ai cru bon de partager avec notre louve fantôme. Elle s’est manifestée et j’ai pu entrer en contact avec elle. J’ignore si les loups sont capables de mentir et si ce n’est pas le cas, elle a pris part à notre chasse en débusquant le sanglier. Elle devait être affamée pour s’en prendre à une telle proie et il m’a paru juste de la récompenser pour son aide.

Les explications du rôdeur donnaient l’impression qu’il cherchait à se justifier et il détourna le regard alors qu’il fixait solidement le sanglier sur Ombrage. L’animal manifesta de la curiosité et un soupçon de dégoût face à son morbide chargement.

Astrée écouta avec un soupçon d'amusement les explications quelque peu embarassées du rôdeur, et sourit.
- Je ne pense pas qu'un animal puisse mentir quand il te transmet des sensations. Et puis, tu n'as pas à te justifier. Tu as le droit de partager notre butin avec ton amie la louve si tu veux. J'ignorais que vous étiez devenus intimes à ce point, ajouta-t-elle avec un clin d'oeil. Je comprends mieux pourquoi elle nous rend visite tous les soirs!
Elle l'aida ensuite à fixer le chevreuil sur Moïse, qui ne parut guère ravi du chargement qu'on lui imposait. Ils redescendirent ensuite vers le village, où les attendait leur jeune amie. Son visage s'illumina en apercevant leur butin. Elle les guida jusqu'à sa demeure, une simple cabane de bois, déserte pour l'heure.

Ils déchargèrent leurs prises, et les transportèrent dans l'espèce de cave semi-enterrée attenante à la cabane. Ils gardèrent simplement de quoi manger pour la journée.
La fillette sembla hésiter. Tirant Astrée par la manche, elle lui souffla, désignant Kasumi du menton :
- C'est ton mari?
- Non, lui répondit la rôdeuse, amusée par la curiosité de la fillette.
Celle-ci sembla ravie de la réponse. Elle se précipita vers Kasumi, et, se plantant devant lui, lui demanda avec le plus grand sérieux :
- Dis... Tu voudrais pas devenir mon nouveau papa? Tu sais, ma maman elle est vraiment très belle, et je suis sûre qu'elle te plairait. Elle a de très beaux yeux bleus. Et moi, je te promets que je serai toujours la plus gentille des petites filles. Ce serait tellement bien si tu voulais rester avec nous... C'est pas drôle d'être que toutes les deux avec maman. Tiens, regarde, ma maman elle est là-bas!
Elle désignait une femme encore jeune, à quelques dizaines de mètres. Elle semblait effectivement plutôt belle, mince, avec de longs cheveux châtains tombant sur ses épaules et une démarche légère. Elle ne paraissait pas les avoir vus, occupée à puiser de l'eau.
- Alors ?

Le rôdeur fut abasourdi par la demande de la petite fille et resta un moment à la dévisager sans savoir quoi répondre. Plutôt que de regarder la jeune femme désignée par la fillette, il tourna un regard perdu vers Astrée qui semblait s’amuser de sa mauvaise situation. Il rougit alors que leur petite protégée insistait en tirant sur sa manche et en désignant sa mère du doigt.

Le demi-elfe chercha frénétiquement comment répondre sans attrister la petite, déconcentré et décontenancé par le fou-rire contenu de la rôdeuse. Après un regard noir en sa direction, il s’accroupit à hauteur de la petite fille, admiratif malgré lui par son audace mais horrifié par son imprudence vis-à-vis des inconnus. Il avait la bouche sèche alors que celle-ci tournait ses grands yeux vers lui, attendant sa réponse. Puis, comme elle tardait trop à son goût, elle reprit d’un ton joyeux :

- Pourquoi tu rougis comme ça, tu es timide ? Tu ne l’as même pas regardée, conclut-elle boudeuse et accusatrice.

Le rôdeur fut mortifié et aussi étonné par la vitesse avec laquelle la fillette passait d’un sentiment à un autre. Il trouva enfin ses mots :

- Tu es une brave petite fille et ta maman doit être très fière de toi. Tu devrais commencer par me dire ton nom.

- Je m’appelle Svanja mais si ça ne te plaît pas, tu peux m’en donner un autre.

- C’est un très joli prénom que tu as là, Svanja. Mais tu devrais réfléchir avant de te choisir un nouveau papa. Et ta maman devrait avoir son mot à dire aussi, tu ne crois pas ?

- Je suis sûre que tu vas lui plaire, repartit Svanja avec un grand sourire,interprétant à sa façon la réponse du rôdeur. Avant qu’il ne puisse réagir, elle tira à nouveau le demi-elfe par la manche, essayant de l’entraîner vers sa mère qui venait de se rendre compte de la présence des inconnus.

Astrée avait de plus en plus de mal à contenir son fou-rire. L'embarras du rôdeur était palpable, et elle trouvait la situation franchement comique. La mère de Svanja s'approchait d'eux, et elle se porta à sa rencontre, essayant de retrouver son sérieux.
- Bonjour, madame, je m'appelle Astrée et...
- Maman! Le monsieur et la dame ils ont bien voulu aller chasser pour nous rapporter de la viande. Ils en ont rapporté un gros paquet! Et moi je voudrais bien qu'il reste avec nous, lui. Tu trouves pas qu'il est beau, et grand, et fort ? Il pourrait devenir mon nouveau papa, non ? Qu'est-ce que tu en penses ?

La mère de Svanja regarda alternativement sa fille, puis le demi-elfe, ouvrit la bouche pour parler mais la referma aussitôt.
Astrée jeta un oeil vers Kasumi, puis détourna rapidement le regard, incapable de contenir son fou-rire devant l'expression qu'il arborait.
Leur interlocutrice finit par prendre la parole.
- Svanja! Mais qu'est-ce qui te prends, enfin? Ca.... Ca ne se fait pas! Je suis vraiment désolée, ajouta-t-elle en levant son regard clair vers le rôdeur, rougissant d'embarras.

La mère de Svanja ne semblait pas goûter la situation et paraissait encore davantage gêné que le rôdeur quelques instants plus tôt. Kasumi fut gagné par la bonne humeur communicative de sa compagne et finit par appréhender le comique de cette situation absurde. Il ne fallut pas longtemps avant que la villageoise ne se détende à son tour et que tous n’éclatent d’un rire spontanée et sans arrière pensée.

Lorsque Kasumi eut repris son souffle, il se présenta à son tour :

- Il n’y a rien à pardonner. C’est plutôt à nous de nous excuser d’avoir parlé avec votre petite fille sans avoir demandé votre permission. Je m’appelle Kasumi et nous sommes ravis de partager avec nous le produit de notre chasse. Si Svanja ne nous avait pas indiqué que la région regorgeait de gibier, nous n’aurions certainement pas pensé à chasser. Nous avons amassé plus de viande que nous n’en pouvons manger aussi j’espère que vous accepterez de nous en délester.

Le rôdeur craignait manifestement que la mère de la petite ingénue ne refuse leur don par fierté. Cette façon de présenter les choses n'était pas destinée à la duper mais à lui offrir une raison honorable d'accepter.

La mère de Svanja haussa un sourcil en regardant sa fille d'un air soupçonneux, manifestement pas tout à fait dupe de l'explication du rôdeur.
Astrée intervint à son tour, devinant les protestations qu'elle s'apprêtait à formuler :
- De toute façon, nous ne pourrons pas transporter tout ce que nous avons rapporté. Et nous n'allons quand même pas l'abandonner au bord du chemin. Alors autant que vous en profitiez... Et Svanja nous a déjà aidé à tout transporter dans votre réserve.

La jeune mère poussa un grand soupir, et répondit, avec un sourire un peu forcé :
- Je vois que j'ai affaire à un véritable complot. Je suis donc forcée de m'incliner. Je m'appelle Leïla, ajouta-t-elle en tendant la main à Kasumi. Et je vous prie d'excuser l'attitude de ma fille.
Svanja baissa la tête sous le regard sévère de sa mère. Le fou-rire généralisé l'avait quelque peu décontenancée, et elle semblait ne plus trop savoir que penser de la situation.
Son regard allait de sa mère à Kasumi, de Kasumi à sa mère, interrogatif. Quand elle comprit que sa proposition ne rencontrait pas l'accueil escompté, sa déception fut à la mesure de son enthousiasme. Elle lança un regard noir à Kasumi, semblant considérer que le rôdeur avait trahi sa confiance, et se mit à bouder ouvertement.

Kasumi adressa un regard compatissant à la jeune fille qui, en retour, l’ignora superbement. Il comprenait combien la perte de son père devait peser sur l’enfant. Outre le fait de perdre un être cher, la petite famille avait peut être aussi perdu sa principale source de revenu et les temps devaient être difficiles pour eux. Cependant, Leïla semblait être une femme de bien même si l’initiative de Svanja en disait long sur la difficulté qu’elle devait éprouver à élever seule son enfant. Le rôdeur espérait que la venaison qu’ils leur avaient laissée aiderait la femme et l’enfant à mieux supporter l’hiver.

Il était satisfait de leur bonne action et du plaisir simple qu’il avait éprouvé en chassant en compagnie d’Astrée ainsi que de son bref contact avec la louve, se demandant si elle allait continuer à les suivre. Cependant, l’après-midi était déjà entamé et les journées se raccourcissaient. Il faudrait se remettre en route au plus vite afin de trouver une auberge avant la nuit ou alors décider de loger dans celle de ce village. N’ayant qu’une connaissance embryonnaire de la région, il s’en remit à Leïla.

- Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance Leïla, et la tienne aussi Svanja. Nous nous dirigeons vers Luménis. Pensez-vous que nous pourrons atteindre la prochaine auberge avant la nuit ?

Leïla ne réfléchit qu'un instant avant de répondre :
- La prochaine auberge est à une journée de marche à pied. A cheval, c'est moins long évidemment, mais je doute que vous puissiez l'atteindre avant une heure assez avancée de la nuit. N'hésitez donc pas à faire étape à celle du village, d'autant qu'ils ont un excellent cuisinier.

Astrée hésita devant le coup d'oeil interrogatif que lui lançait Kasumi. Une nuit au chaud n'était pas une mauvaise chose, vu la saison. Et un bon repas chaud et consistant serait le bienvenu. D'un autre côté, le ciel était dégagé, ils pouvaient donc bivouaquer sans même avoir à monter la tente. Bien sûr, il ferait froid, mais avec un bon feu... Et puis, sa bourse était presque vide, mais cela elle refusait de l'avouer.
- Sincèrement, c'est comme tu veux. Je ne suis plus malade, donc parfaitement apte à supporter une nuit de bivouac, d'autant plus qu'il ne devrait ni pleuvoir ni neiger : on pourra dormir près du feu. D'un autre côté, un repas et une nuit au chaud... C'est tentant. Je te laisse donc décider pour nous deux.

Bien que les voyageurs n’aient pas de raison de se hâter outre mesure, le rôdeur n’hésita pas longtemps avant d’opter pour la poursuite du voyage. Le temps était clément après le blizzard des montagnes et la perspective d’un bivouac n’avait rien pour lui déplaire. L’affaire avec Svanja s’était bien finie mais il se sentait encore un peu gêné de la situation dans laquelle il s’était retrouvé.

Après des adieux polis à Leïla et à sa fille, les deux rôdeurs se remirent donc en route. La chaussée vers Luménis longea pendant une heure la forêt dans laquelle ils avaient chassé le matin même. Si la louve ne se montra pas comme Kasumi s’y attendait, les chevaux montrèrent des signes de nervosité à plusieurs reprises, signe que le prédateur n’était pas loin.

Puis le paysage changea imperceptiblement, la forêt de pins imposants cédant la place à des arbres plus petits et plus espacés. Le terrain changea lui aussi progressivement et alla en s’aplanissant, offrant une vue dégagée aux deux voyageurs. Comme prévu, ils n’étaient pas en vue du prochain village lorsque le soleil atteignit le bord de l’horizon. Le bivouac fut rapidement monté en contrebas de la route. Kasumi sortit les deux lièvres qu’ils avaient conservés pour cette occasion. Avant de laissé une chance à astrée de protester, le rôdeur s’activa près du feu, arguant qu’il s’agissait de *ses* lièvres et qu’il comptait bien les accommoder à sa façon aussi douée que ce soit montré sa compagne lors du repas de la veille.

Astrée s'était attendu à ce que son compagnon, par galanterie, insiste pour qu'ils dorment à l'auberge, mais il n'en fit rien. Lui aussi semblait préférer camper en pleine nature, malgré le froid. La fin de l'étape du jour se déroula dans la bonne humeur, Astrée ne pouvant s'empêcher de taquiner Kasumi au sujet de sa petite mésaventure du jour.

Lorsque la nuit s'annonça, le ciel était dégagé, et ils décidèrent de ne pas monter les tentes. Le bivouac fut donc vite installé, la tâche la plus longue étant de rassembler suffisamment de bois pour avoir chaud pendant la nuit.
Astrée se contenta de sourire lorsque Kasumi insista pour préparer le repas. Après tout, c'était son tour... Elle s'occupa en entassant quelques bûches supplémentaires près du feu pour la nuit.

Bientôt, une délicieuse odeur de civet s'élevait dans l'atmosphère. Et elle put constater, lorsque Kasumi lui en servit une portion généreuse, qu'il n'y avait pas que l'odeur qui était délicieuse... Le plat qu'il avait mitonné était exquis.
- Mmm... c'est vraiment délicieux ! Je crois finalement que tu as bien fait de ne pas rester avec cette charmante jeune femme et sa fille. J'aurais été privée de tes talents... Et je comprends mieux pourquoi tu as gardé exprès les deux lièvres que tu avais attrapés. Tu voulais m'obliger à te laisser faire la cuisine, pour me prouver que tu es bien plus doué que moi... Tellement doué, d'ailleurs, que je me demande si je ne vais pas te laisser cuisiner tous les jours ! ajouta-t-elle avec un clin d'oeil malicieux.
Elle se resservit une nouvelle part de civet, plus par gourmandise que par réelle faim.

Kasumi se resservit lui aussi une part de civet. Il appréciait toujours les repas pris au grand air à la chaleur d’un bon feu. Le lièvre était goûteux et il avait utilisé le reste de ses épices pour le préparer. Mais le demi-elfe n’était pas dupe des compliments de la rôdeuse. Elle cherchait probablement à le taquiner une nouvelle fois. C’était devenu une habitude depuis qu’elle avait été libérée de sa malédiction mais le rôdeur ne lui en voulait pas, appréciant ses plaisanteries sans malice.

- Oh, je m’en voudrais de ne plus avoir l’occasion de goûter à ton excellente cuisine. Mais nous approchons de Luménis aussi est-il normal que je régale les troupes. Mais ce n’est pas tout à fait innocent. Quand je viendrai chez toi, j’espère pouvoir compter sur la même hospitalité.

Le rôdeur avait lâché sa remarque sans y penser et sur le ton de la plaisanterie mais son ton même prouvait qu’il n’imaginait pas faire ses adieux à astrée lorsqu’elle aurait quitté Luménis.

Astrée sentit le rose lui monter au joue en entendant la dernière phrase du rôdeur. Il n'y avait pas de quoi, pourtant... Simplement, elle se sentait émue de savoir qu'il désirait lui rendre visite, un jour. Elle s'était toujours imaginée qu'une fois revenu à Luménis, il reprendrait tranquillement le cours de sa vie et l'oublierait très vite. Il la connaissait à peine après tout...
Mais apparemment, il n'avait pas l'intention de la chasser aussi vite de sa vie. Et il envisageait même de venir la voir chez elle. Ce geste la touchait énormément. Sans doute parce que pour la première fois depuis très longtemps, elle avait la sensation de compter pour quelqu'un. Bien sûr, il lui avait déjà dit qu'il appréciait sa compagnie, mais cela aurait pu passer pour une simple remarque aimable. Alors que là... Là, c'était beaucoup plus que ça. Une promesse de rencontre, une preuve d'affection, le désir de poursuivre leur relation. Il souhaitait la revoir... Elle se sentit soudain étrangement heureuse, le coeur léger. Avec la sensation de ne plus être tout à fait seule au monde...

Réalisant que son silence soudain pouvait être interprété comme un refus, elle se ressaisit et sourit à Kasumi, sans pouvoir s'empêcher de rougir légèrement tandis que les battements de son cœur s'accéléraient imperceptiblement.
- Je serai très heureuse de pouvoir t'accueillir chez moi, si tu as un jour le courage de faire le chemin en sens inverse. Et je te promets que tu n'auras pas à te plaindre de mon hospitalité !
Elle se dit que le rôdeur ne pouvait manquer d'avoir remarqué son trouble, et tenta de s'expliquer :
- Tu sais, il y a tellement longtemps que je vis seule que je ne pensais plus avoir un jour un ami qui me rende visite. Et... Ça me ferait vraiment plaisir que tu viennes.

Kasumi fut un peu pris de cours par la réaction d’Astrée lorsqu’il évoqua l’idée de venir lui rendre visite. Pour lui cela paraissait tellement naturel qu’il ne s’était pas posé de question. Lui-même n’avait guère lié de lien durant son séjour à Luménis. Bien sûr il y avait le seigneur Artwin, Garance qui l’avait aidé à aménager le bosquet des quais et évidemment Galathée et Taliesin qu’il serait ravi de revoir. Il ne s’était pas rendu compte jusqu’ici qu’il prendrait encore davantage de plaisir à revoir la rôdeuse. Leurs points communs n’y étaient pas pour rien mais peut être y avait-il plus. Il ne pouvait pas comparer sa situation à la solitude quasi-totale d’Astrée, retirée du monde depuis des semaines sinon des mois. Il avait d’abord craint qu’elle rechigne à l’accueillir étant donné son choix de se retirer dans les montagnes. Il était heureux de s’être trompé.

Se rendant compte qu’un silence pesant s’était installé, il sourit à Astrée et repartit d'une plaisanterie de son cru :

- Je ne pense pas que le trajet soit si dangereux que cela si on évite les goules, zombis et autres vampires qui semblent infester la forêt. Il faudrait bien davantage pour me faire peur et encore plus pour me dissuader de rendre visite à une amie. Et je me dois de te laisser une chance de prendre ta revanche. Mon cochon était bien plus gros et dangereux que ton chevreuil !

Astrée sourit à son compagnon, mais ne trouva rien à répondre, à part lui répéter le plaisir qu'elle aurait à recevoir sa visite. Elle se sentait heureuse d'être là, près d'un feu avec Kasumi, heureuse de la journée qui s'était écoulée, heureuse de ces quelques journées de voyage.
Elle prit quelques pommes dans la réserve, les fourra d'un peu de confiture, les fit cuire doucement et réussit à en faire un dessert acceptable pour conclure leur festin du jour.

Avant d'aller se coucher, ils s'attardèrent un peu près des chevaux, qui avaient bu à un ruisseau tout proche et se délectaient des herbes hautes de la prairie. Le ciel était dégagé, et la température fraiche. Ils rajoutèrent une bonne brassée de bois dans le feu et s'installèrent tout près, bien emmitouflés dans leurs couvertures. Ils avaient suffisamment de bois en réserve pour pouvoir entretenir le feu si le froid devenait trop vif durant la nuit.

Astrée fut longue à trouver le sommeil. Les yeux grands ouverts, elle fixait les étoiles, pensive. Encore sous le coup de l'émotion qu'elle avait éprouvé lors du repas.
Il faut que tu te sentes bien seule pour que l'idée de sa visite te mette dans un état pareil...
Pourtant... Non, ce n'était pas seulement ça. C'était simplement... Elle avait l'impression qu'un lien se créait entre eux. Pensée qui la rendait heureuse, et qui pourtant lui faisait un peu peur...
Qu'est-ce qui t'inquiète? Vous avez vécu des moments forts, c'est normal qu'un lien se crée.
Oui, c'était sans doute normal. Mais... Ses pensées vagabondèrent vers Aurore, vers Gwendal... Son coeur se serra
Tu ne les trahis pas en ayant un ami. Tu ne les trahis pas en continuant à vivre sans eux. Ils ne sont plus...
Oui, bien sûr. Elle le savait. Même si, comme chaque fois, l'injustice de leur mort fit perler une larme à ses paupières. Elle savait qu'elle devait vivre sans eux. Qu'elle avait le droit d'être heureuse. Et puis, en quoi une relation d'amitié pouvait-elle les trahir ? A moins que... peut-être était-ce plus que cela ?
Non. Tu as trop longtemps vécu seule, c'est tout. Et puis, même si c'était le cas... en quoi cela devrait-il te faire peur?

Elle soupira, incapable de faire le tri dans ses sentiments. Elle tenta de faire le vide dans sa tête, à la recherche du sommeil, de l'apaisement. Et finit par le trouver. Sans qu'elle en ait conscience, c'est un sourire heureux qui s'afficha sur son visage tandis qu'elle sombrait dans le sommeil.

Kasumi resta un moment éveillé, nerveux à l’idée que la louve fasse une nouvelle apparition. Observant le ciel étoilé, il laissa dériver ses pensées. La soirée était calme et fraîche. Il sentait la présence toute proche d’Astrée, qui d’après sa respiration veillait elle aussi. Le cours de ses songes se porta naturellement vers la rôdeuse. Il commençait à considérer sa compagnie comme allant de soi, comme la normalité après des années de solitude. Il se demandait confusément comment il en était venu à s’habituer si vite à sa présence chaque soir et chaque matin. Luménis était toute proche à présent, Luménis où il retrouverait sa vie urbaine. Une fois là bas, la jeune femme s’en retournerait bien vite dans ses montagnes. Kasumi éprouvait une étrange tristesse à cette idée mais apaisa son esprit en songeant qu’au printemps, la rôdeuse serait ravie de l’accueillir et lui montrer sa demeure.

Il s’emmitoufla dans ses couvertures et finit par s’endormir sans que la louve ne se soit manifestée. Qu’elle fut suffisamment discrète pour passer inaperçue ou que son repas du matin lui ait suffi, elle ne laissa pas de trace cette nuit là. Le rôdeur en fut quelque peu déçu, ayant cru avoir établi le contact avec l’animal lors de la partie de chasse. Mais la bête sauvage n’entendait pas se laisser si facilement apprivoiser.

Les deux rôdeurs se réveillèrent à l'aube, et déjeunèrent face à un magnifique lever de soleil. La journée s'annonçait aussi froide et ensoleillée que la précédente. Ils ranimèrent le feu, heureux de pouvoir se réchauffer d'un bon bol de thé brûlant.
Astrée, du coin de l'œil, vit son compagnon rechercher d'éventuelles traces de la louve. Elle lui adressa un sourire amusé mais ne fit aucun commentaire.

Après avoir étouffé le feu et chargé leurs montures, ils se remirent en route, droit en direction du soleil qui s'élevait doucement dans le ciel, un peu moins haut chaque jour.... Astrée sentait la fatigue de Moïse : son genoux le faisait souffrir. Il leur faudrait faire des pauses, ou du moins mettre pied à terre de temps en temps. Marcher ainsi à côté de sa monture était loin de lui déplaire, mais cela risquait de les ralentir encore. Kasumi ne sembla pas s'en formaliser.

La matinée se déroula sans incident. A l'approche de Luménis, les campagnes se faisaient moins désertes. Les hameaux étaient de taille plus importante, presque des villages, et ils croisèrent mêmes quelques voyageurs, sans doute des marchands revenant de la capitale. Aux environs de midi, ils arrivèrent à un fleuve, enjambé par un pont magnifique.

Quête : Les squelettes du placard

En découvrant ces paysages dégagés, infinis, l'elfe ne put réprimer un frisson. Il les avait déjà entrevus, quelques semaines plus tôt, lorsque ses ravisseurs le laissaient sortir de sa caisse. S'y retrouver confronté à nouveau ne pouvait manquer de faire remonter à la surface de pénibles souvenirs, et la chose irait s'empirant comme ils s'éloigneraient de la forêt.
Mais Émeraude parlait toujours, lui offrant, en la circonstance, une distraction bienvenue. Pourtant, tout le jour durant, il avait dû l'écouter, se plier de bonne grâce à ses examens, accepter avec autant de sérieux que possible ses prédictions cocasses. Cependant, tout, cela y compris, valait mieux que revenir à ces moments d'impuissance, de désespoir, de résignation aux frontières de la folie qui avaient suivi l'enlèvement, duré pendant tout l'infernal voyage, s'étaient prolongés alors qu'on avait fait de lui un forçat.
Et peut-être la vieille dame serait-elle en mesure de distraire aussi Victor : le petit garçon lui avait avoué ses craintes de revoir ces lieux traversés dans de si terribles circonstances...

Quête : Les Squelettes du Placard.
Chapitre 6. Pistes

Ils ne cheminèrent pas longtemps. Un peu plus loin dans la plaine se trouvait un village d’une cinquantaine de maisons, encerclé par une palissade de pieux aiguisés. Le portail était cependant grand ouvert et le coche s’y glissa à bonne allure. Les toits étaient couverts de neige, comme l’herbe rase des steppes environnantes. Des villageois marchaient dans les rues de terre gelée, calfeutrés dans des parkas fourrés. Ils n’accordèrent qu’une attention distraite au véhicule qui bringuebalait dans les ornières. Ce dernier s’immobilisa quelques minutes plus tard devant une auberge de petite taille dont l’enseigne usée et illisible balançait lentement dans le vent froid.
Il s’avéra qu’ils étaient pratiquement les seuls clients de l’établissement, à l’exception de deux marchands de chevaux taciturnes aux mines presque barbares. Victor et Taliesin obtinrent une chambre à partager, mais Hans et Emeraude insistèrent pour qu’ils prennent le souper tous ensemble, comme la veille.

Taliesin accepta de bonne grâce : le souper précédent n'avait pas été désagréable, malgré les histoires parfois osées du négociants en vin. Et puis, il aimait l'ambiance des auberges, même petites, même presque désertes.
Le repas qu'on leur servit, sans être exceptionnellement copieux ou extraordinairement délicieux, s'avéra plutôt nourrissant. En matière de boisson, ils n'eurent pas recours, cette fois, aux réserves de leur compagnon, mais goûtèrent à la bière locale, plutôt corsée.
Émeraude, fatiguée, se révéla peu disserte. De même que le Manostien qui, s'il s'ouvrit dans une certaine mesure, se montra moins extraverti que la veille. Ce qui n'était pas plus mal...
Lorsqu'ils furent rassasiés, lorsque la bière eut achevé de rapprocher Hans et la vieille dame du sommeil,, ils se souhaitèrent la bonne nuit, se séparèrent, gagnant leurs chambres respectives.

Victor était passablement fatigué, assommé, immanquablement, par les conversations des adultes. Paradoxalement, le trajet se révélait lui aussi éprouvant, comme s’ils partageaient une partie de l’effort auquel consentaient les chevaux.
L’enfant s’installa sur son lit, fit la grimace en remarquant que la couverture grattait, puis sortit le petit renard et le mit près de son oreiller, sans tenter de le dissimuler en rien.
« Emeraude m’a dit que plus tard, je serais vraisemblablement pêcheur de poulpes. Elle est folle, cette femme. Pêcheur de poulpes ? Pour quoi faire ? Est-ce que ça existe seulement quelqu’un qui mange des poulpes ? Ou alors c’est pour faire de l’encre, ou j’sais pas quoi ? »

Le barde sourit largement.
-Oh oui, ça existe, les gens qui mangent les poulpes... C'est même un met très apprécié par certains peuples...
Il s'assit sur son propre lit et retira ses bottes avant de reprendre.
-Mais ne t'inquiète pas pour ça : Émeraude... est un peu dans les nuages, ou dans les étoiles, comme beaucoup de devins. Il ne faut pas prendre ce qu'elle dit au pied de la lettre, mais ne pas non plus se moquer quand elle raconte ce genre de choses : ce ne serait pas très gentil... En tout cas, honnêtement, j'espère que tout ce qu'elle m'a prédit ne se réalisera pas. Je n'ai pas envie de m'habiller en rose, ni de recevoir un coup de sabot de jument, j'espère que tu seras sage même passé douze ans, et je n'ai aucune intention d'épouser une riche veuve...

« Je parie que la riche veuve, c'est elle ! Et le rose t’irait bien, pourtant. » dit Victor en gloussant.
Il entreprit ensuite de se débarrasser et de se changer. Le cocher leur avait promis qu’ils auraient le temps de procéder à des ablutions le lendemain matin et les bonnes odeurs commençaient à en souligner l’urgence. Il se glissa cependant sous ses couvertures sans sourciller et décocha un sourire endormi à Taliesin.
« Tu ne crois pas qu’on devrait leur dire que tu es barde ? Ça nous permettrait quand même de passer des soirées moins ennuyeuses. Sans parler des journées. Je ne sais pas comment tu fais pour tenir. »

Taliesin grimaça.
-Il le faut bien... Ce serait bien pire si je n'étais pas gentil avec elle : elle ne ferait peut-être que se plaindre, que pester contre les jeunes irrespectueux qui n'ont cure de la sagesse des anciens ! Non, franchement, je préfère encore être gentil... D'autant que ses histoires m'évitent de trop réfléchir.
Il se glissa à son tour sous ses couvertures.
-Et je ne pense pas que révéler mon métier soit une bonne idée. Pour l'instant, nous passons relativement inaperçus. Mais si des rumeurs commençaient à circuler sur un barde elfe nommé Taliesin qui donne des représentation à chaque étape du coche menant de Loth Imarhil à Rohan... Ce ne serait pas très prudent.

« Tu as sans doute raison. » grommela Victor en soufflant sa bougie. « Moi je vais arrêter de me laver les oreilles, comme ça, peut-être qu’à la fin, y’aura tellement de crasses dedans que j’entendrai plus ni les délires de la vieille, ni les histoires du Manostien… »
Il se retourna entre ses couvertures, Taliesin vit qu’il fixait le plafond, les mains derrière la tête.
« Je préférerais encore voyager près de Nelson. Je devrais lui demander s’il veut bien, tiens… »

L'elfe sourit, repensant aux recommandations dont s'était fendu le cocher, particulièrement à l'attention de l'enfant.
-Tu peux toujours essayer... fit-il. Il n'est pas impossible que les bourrasques glacées, les éclaboussures de boue projetées par les sabots des chevaux et toutes les autres joies du voyage en plein air te conviennent mieux que les prédictions fantaisistes...
D'un geste rapide, il moucha la flamme de sa propre chandelle, les plongeant dans le noir.

« Je verrai, oui… » souffla l’enfant avant de s’enfoncer dans le sommeil.

Et le lendemain, Victor joignit le geste à la parole et obtint le poste très convoité d’assistant cocher. Il abandonna donc, avec un sourire malicieux, Taliesin aux histoires d’Emeraude, et alla s’installer sur le siège extérieur, avec Nelson. Ce dernier garantit à Taliesin qu’il n’y avait aucun risque, et qu’il ne fallait donc rien craindre de l’escapade.
Mais contrairement à ce que Victor avait imaginé, Emeraude n’en profita pas pour se répandre en nouvelles aventures. Au contraire, elle demanda à Hans de bouger, puis cala ses pieds sur la banquette qui lui faisait face et s’endormit. Le Manostien la regarda avec un air passablement scandalisé puis se tourna vers Taliesin et lui proposa une petite partie d’un jeu nommé « Le conflit des stratèges », apparemment en vogue dans sa cité natale. Cela se jouait sur un plateau carré, avec de petits pions lestés, ce qui leur permettait de résister relativement bien aux cahots de la route, bien plus praticable que ce qu’ils avaient connu en forêt. Le principe consistait à disposer ses pions dans une moitié du terrain, afin de protéger un oriflamme dont l’équipe adverse tentait de s’emparer. Les pions étaient gravés de petits dessins représentant leur valeur : on avait un général, deux paladins, trois mages de bataille, cinq clercs, dix rôdeurs, douze guerriers, ainsi qu’un certain nombre de pièges et de voleurs. La courtisane prenait le général mais se faisait détruire par toutes les autres pièces, les voleurs étaient les seuls à pouvoir désamorcer les pièges mais n’étaient pas très puissants. Taliesin se fit ratatiner lors des deux premières parties, mais il finit par prendre le pli et ils purent jouer ainsi une bonne partie de la journée. L’elfe nota cependant que le Manostien prenait la chose très au sérieux et perdait avec mauvaise grâce.
En fin de journée, le coche s’inclina subitement comme ils s’engageaient dans une piste descendant dans la vallée. Ils firent halte peu après : les chevaux avaient souffert de cette pente raide et devaient se reposer. Le bourg où ils s’arrêtèrent débordait de chevaux et de bétail, il y en avait partout dans les rues, on entendait leurs cris s’échapper des étables, et les hommes et femmes qui y circulaient étaient pratiquement tous en selle. Lorsqu’ils s’immobilisèrent devant l’auberge, ils constatèrent qu’ils étaient arrivés au Féroce Furet. Victor vint à la rencontre de Taliesin, le visage et les vêtements couverts de boue. Le sol n’était plus gelé mais humide, signe que le printemps s’approchait doucement, pas à pas, dans la région. Le gamin était évidemment hilare, mais la fatigue se lisait sur ses traits. Il se frotta également le postérieur avec une grimace.
« C’est plus crevant qu’on ne le croit, en fait, ce métier. » souffla-t-il à l’elfe.

-Mais je n'ai jamais pensé que c'était un métier reposant, moi ! s'exclama Taliesin, amusé. Et j'étais bien heureux d'être à ma place, tranquille, dans le coche : Émeraude a dormi tout le long du trajet, et nous avons joué à un jeu fort sympathique avec Hans...
Il se chargea de leurs affaires.
-Mais courage ! Un bon bazin, puis tu pourras te reposer tout ton saoul... dans la marmite de notre hôte, un certain Musty... Ça te dit quelque chose ?

" J'ai pas peur. Borgporkniel est mon ami." répliqua Victor en croisant les bras.
Nelson passa à côté d'eux, tapotant la tête du gamin au passage, et les précéda dans l'auberge.
C'était un établissement plus spacieux que le précédent, mais qui dégageait une forte odeur de paille et de poussière, de transpiration de cheval et de boue.
" Ça s'appelle le Furet parce que ça pue." dit Hans juste derrière eux.
Emeraude les suivait, encore un peu vaseuse : elle avait dormi toute la journée.
La salle était occupée par de nombreuses personnes, toutes en habits de monte ou de travail. C'était manifestement le lieu de ralliement des vachers et éleveurs du coin, qui y vidaient une chope avant la nuit. Derrière le comptoir se trouvait un humain à la barbe hirsute et aux grandes moustaches, haut de presque deux mètres. Peut-être un ogre, oui. Victor, en tout cas, parut moins motivé à l'idée d'aller lui parler.

Taliesin, de plus en plus amusé, poussa implacablement le petit garçon dans le dos, jusqu'à l'amener face au comptoir et au terrifiant aubergiste.
-Bien le bonjour... fit-il, souriant. Seriez-vous, par hasard, le dénommé Musty ? Si c'est le cas, nous avons un bonjour à vous transmettre de la part de Borgporkniel, du "Rendez-Vous-des-Moins-que-Rien"

La Couronne de Cuivre

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